La maladie d’Alzheimer est souvent mal ou trop tardivement diagnostiquée chez les femmes

Que ce soit dans le domaine de la prévention, des connaissances scientifiques, des diagnostics ou des traitements, les biais de genre restent malheureusement encore trop nombreux. Pour la 5e édition du Forum Santé, Le Temps et Heidi.news ont décidé de se pencher sans tabous sur ces questions pour mieux les comprendre et contribuer à les déconstruire. Le conseiller fédéral Alain Berset viendra par ailleurs répondre à vos questions.

Exceptionnellement, cet article est proposé gratuitement dans le cadre du Forum Santé qui a lieu le 3 novembre à l’UniL. Evénement gratuit, sur inscriptions.

Image d'illustration. | Shutterstock / Lightspring
Image d'illustration. | Shutterstock / Lightspring

Deux tiers des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer sont des femmes. Cette maladie neurodégénérative progressive, qui entraîne pertes de mémoire, déficits cognitifs et changements de comportement, semble par ailleurs évoluer plus rapidement chez ces dernières. Pourtant, peu nombreuses sont les études à s’être penchées sur les différences entre les sexes et le genre dans les pathologies mentales et cérébrales.

Cofondatrice et directrice pro bono de l’organisation suisse Women’s Brain Project, la médecin Antonella Santuccione Chadha a notamment coécrit, en compagnie de deux autres expertes, le livre Sex and Gender Differences in Alzheimer’s Disease paru en 2021. Son objectif: attirer l’attention de la recherche sur les spécificités féminines en matière de santé, mais aussi repenser la prise en charge médicale pour que cette dernière soit mieux adaptée aux femmes.

Deux-tiers (70%) des personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer sont des femmes. On sait que l’âge est l’un des principaux facteurs de risque de cette forme de démence. Cette écrasante majorité est-elle due au fait que les femmes vivent plus longtemps que les hommes?

Antonella Santuccione Chadha – L’âge est en effet un facteur spécifique pour la maladie d’Alzheimer. Cependant, lorsque l’on observe le nombre de personnes ayant développé la pathologie à un âge donné, par exemple à 70 ans, on se rend compte que, de manière systématique, la majorité des cas sont des femmes. Le simple fait que l’on vive quelques années de plus ne justifie donc pas ce nombre plus élevé.

Mais alors, comment l’expliquer?

Des travaux ont notamment montré que les changements hormonaux liés à la ménopause, avec la diminution du niveau d’œstrogènes, pouvaient augmenter le risque de développer des démences. La mauvaise qualité du sommeil a également été associée au déclin cognitif, or les problèmes de sommeil sont fréquents après la ménopause, mais aussi durant la grossesse, l’allaitement ou lorsque les enfants sont en bas âge.

Plusieurs études ont également démontré que le niveau d’éducation, ainsi que la continuité des apprentissages au long de la vie étaient des facteurs préventifs pour la démence tant chez les femmes que chez les hommes. Parmi les générations plus âgées, les femmes ont eu moins de possibilités de mener des études supérieures, ce qui accroît les risques de démence attribuables à un faible niveau d’éducation.

Des discussions portent également sur l’agressivité possiblement plus importante du génotype ApoE4 chez les femmes (une mutation que l’on trouve chez 15% des gens et qui multiplie par dix le risque de la maladie d’Alzheimer, ndlr.), qui pourrait aussi expliquer pourquoi la maladie peut évoluer plus rapidement chez ces dernières.

Malgré une prévalence plus élevée de la maladie d’Alzheimer chez les femmes, les hommes sont diagnostiqués plus tôt. Quelles en sont les raisons?

Grâce à de bonnes capacités linguistiques, les femmes peuvent souvent dissimuler longtemps une légère déficience cognitive, de sorte que même la famille peut avoir le sentiment que tout va bien. D’un autre côté, les patientes qui se présentent avec les premiers signes d’un déclin cognitif ne sont pas toujours prises au sérieux par leurs médecins, et se voient répondre que leurs symptômes sont liés au stress ou à une déprime. Il s’agit malheureusement d’un biais commun en médecine qui conduit à des mauvais diagnostics. Un médecin qui reçoit une patiente de 60 ans présentant soudainement des signes de dépression devrait toujours se demander s’il y a des cas d’Alzheimer dans la famille, ce qu’il en est des facteurs de risque et clarifier la situation si nécessaire.

Par ailleurs, les premiers symptômes ne sont pas identiques entre les genres. Les femmes atteintes de la maladie d’Alzheimer présentent souvent des symptômes de dépression dans une phase précoce de la maladie, alors que les premiers signes de la maladie semblent plutôt se manifester par de l’agressivité ou par une consommation accrue d’alcool au sein de la population masculine.

Comment faire évoluer cette situation?

Il est important de mener des campagnes d’éducation ciblant les femmes, pour les sensibiliser aux symptômes de la maladie d’Alzheimer, mais aussi pour les professionnels de la santé. Cette démarche est cruciale dans le sens où l’introduction de changements de mode de vie peut permettre de diminuer le risque de développer une démence ou ralentir l’évolution de la maladie. Cela passe notamment par être plus actif physiquement, par des interactions sociales régulières, par le fait d’apprendre quelque chose de nouveau, ou encore par la correction de l’audition en cas de perte de celle-ci, un dernier facteur dont on sait qu’il augmente aussi le risque de maladie d’Alzheimer.

Y a-t-il aussi des différences physiopathologiques de la maladie d’Alzheimer entre les femmes et les hommes?

Des études ont effectivement montré que, comparées aux hommes et pour un même niveau d’accumulation de protéines bêta-amyloïde toxiques, les femmes ont davantage de dépôts de protéines tau dans certaines régions spécifiques du cerveau, qui sont des signes que leur cerveau est déjà plus dégradé. Nous ignorons toutefois encore beaucoup de choses concernant ces mécanismes, c’est pourquoi il est très important de mieux considérer les différences de sexe et de genre dans ce type de pathologies.

Pour ceci, il faudrait aussi que les essais cliniques commencent à intégrer davantage de femmes, or ils comprennent toujours une majorité d’hommes, notamment pour les tests de médicaments…

C’est en effet un biais important. Le problème existe aussi au sein des laboratoires et des modèles expérimentaux, où les essais ne sont parfois conduits qu’avec des animaux mâles. Ceci s’explique par la fausse croyance selon laquelle les effets des médicaments seraient plus compliqués à étudier sur les souris femelles en raison des fluctuations hormonales liées aux phases menstruelles. C’est un mythe qui a la vie dure, et qui omet le fait que les mâles aussi ont des cycles hormonaux. Le meilleur moyen de conduire ces études serait d’avoir des cohortes d’animaux mâles et femelles analysés séparément, d’autant plus lorsque l’on suspecte des différences liées au genre dans une maladie donnée.

Quelles sont les conséquences de ce manque de représentativité sur le plan thérapeutique?

De nombreuses preuves montrent que la majorité des effets secondaires surviennent chez les femmes. Cela a des conséquences sanitaires, évidemment, mais aussi économiques pour les entreprises pharmaceutiques qui se voient, parfois, contraintes de retirer du marché un médicament pourtant efficace sur une partie de la population.

La solution passe par une approche précise du développement des médicaments, afin de caractériser comment un traitement fonctionne sur les hommes, les femmes, mais aussi sur les personnes âgées et les individus d’autres ethnies, dont on sait qu’ils peuvent synthétiser les médicaments différemment que les personnes caucasiennes. C’est tout à fait faisable. Le Japon, par exemple, exige, avant la mise sur le marché d’un médicament, que les études comprennent un volet clinique réalisé sur des personnes japonaises, ces dernières pouvant présenter des caractéristiques pharmacocinétiques (l’action de l’organisme sur un médicament, ndlr.) et pharmacodynamiques (l’action exercée par un médicament sur l’organisme, ndlr.) différentes que les sujets caucasiens.

Outre l’emphase apportée sur les différences de genre en santé, quels sont les projets que mène le Women’s Brain Project, en lien notamment avec Alzheimer?

L’un d’eux s’appelle le «Patient Pathway». En utilisant comme exemple la maladie d’Alzheimer, nous souhaitons caractériser les différences entre hommes et femmes sur le chemin de la maladie, notamment sur le moment et la façon dont a été réalisé le diagnostic. Nous sommes aussi en train de développer une application permettant de regrouper des communautés de patients et de médecins, et de dispenser des informations sur la pathologie, sur les lieux où les diagnostics peuvent être établis, ou encore sur les essais cliniques en cours et l’accès aux traitements. Enfin, nous travaillons également avec l’Université de Bâle dans le but de créer, en Suisse, le premier institut de médecine de pointe.