Hélène Devynck : « Combien faut-il de femmes contre la parole d’un homme ? »

© Bénédicte Roscot

Dans son livre Impunité, Hélène Devynck dénonce les agissements de Patrick Poivre d’Arvor. Mais à travers le parcours des dizaines de femmes qui l’accusent, elle raconte un système économique et médiatique qui emprisonne les femmes et fait de leur corps un objet. Interview.

Hélène Devynck nous reçoit chez elle. Sur le comptoir de sa cuisine, un mot de remerciement pour son livre d’Annie Ernaux, la toute nouvelle prix Nobel de littérature, arrivé ce matin même. Et le livre de poche Les Rats de garde (2000) qu’elle a commandé sur un site de livres d’occasion et dans lequel Patrick Poivre d’Arvor et Éric Zemmour se désolaient qu’on étale la vie privée des responsables politiques et des journalistes dans la presse. Dans son livre Impunité, elle raconte le viol qu’elle a subi de la part de Patrick Poivre d’Arvor, à l’époque où il présentait le journal de TF1 et où elle était son assistante. Mais aussi l’histoire d’une trentaine de femmes qui disent avoir été agressées par l'ex-présentateur depuis les années 1980. Lorsqu’elle l’a terminé, elles étaient 60 à lui avoir parlé, aujourd’hui, elles sont plus de 90. Son but : que ces récits singuliers ne demeurent pas des faits divers mais servent à raconter un système, un état du monde, dont elle espère que, cinq ans après #MeToo, il est en train de changer. Car Impunité est également une réflexion sur la place des femmes et de leur corps dans une société qui a encore beaucoup d’efforts à faire pour devenir égalitaire et inclusive.

Votre livre raconte le monde de la télévision comme un système qui permet, voire encourage, les abus. Comment cela fonctionne-t-il ?

Hélène Devynck : Pendant la quinzaine d’années où j’ai été à l’antenne quotidiennement sur LCI puis sur I-Télévision, j’ai dû passer une heure par jour à me faire maquiller et coiffer. C’est deux ans de travail à temps plein de plus qu’un homme, pour lequel « un peu de poudre et c’est parti ». Ce n’était pas payé, c’était obligatoire, et en plus on me disait : « Tu as de la chance ! ». Mon image était en permanence critiquée de manière frontale. On me disait notamment que je ne souriais pas assez. L’actualité est souvent très dure. Mais quand tu es une femme, il faut la dire en souriant.

On a l’impression que, hommes comme femmes, tout le monde devait être beau à TF1… Comme à LCI, qui en dépendait.

H. D. : Les femmes étaient réduites à leur beauté, elles devaient toujours être fraîches, jeunes et souriantes. Être compétentes, connaître les sujets dont elles parlaient était considéré comme facultatif pour elles. Alors que pour les hommes on estimait que les cheveux gris donnent de l’autorité, et les rides aussi. Quand une femme est entièrement et constamment ramenée à son apparence, elle est réduite à peu de choses. Cette misogynie préparait nos viols et l’impossibilité de les dire. Et il y avait beaucoup d’autres signes. Je raconte dans mon livre le sort qui a été réservé à Édith Cresson, nommée à peu près quand j’ai commencé à travailler avec PPDA. Dans le « Bébête Show », qui passait avant le journal, elle était systématiquement montrée en pute, alors qu’elle était Première ministre. Ça disait que, quelle que soit sa place dans la société, une femme est disqualifiée d’emblée. En 2008, PPDA a traité Ségolène Royal de « péripatéticienne » dans « On n’est pas couché », sur France 2. Quelques mois après le débat de second tour entre elle et Nicolas Sarkozy qu’il avait arbitré, cela pose un problème démocratique, il me semble.

PPDA invitait régulièrement des jeunes femmes à assister à ses journaux télévisés, et elles sont plus d’une dizaine à en témoigner dans votre livre, racontant comme il a ensuite abusé d’elles ou tenté de le faire, dans son bureau. Tout ça se passait donc sous les yeux de tous ceux qui travaillaient sur ses journaux.

H. D. : Les féministes américaines appellent ça « l’éléphant dans la pièce ». Il est là, il est énorme, et tout le monde fait comme si de rien n’était. Jacques Legros, qui présentait le journal du midi, a dit récemment sur Europe 1 : « On savait tous qu’il aimait les femmes à l’excès. Et quand on voyait une jolie fille on se disait “pourvu qu’elle ne le croise pas”. » Il avait donc absolument conscience du danger. Il savait qu’il y avait un problème. Et l’expression « aimer les femmes à l’excès » est un renversement des choses. Il n’aimait pas les femmes, il les détruisait. C’est une façon de s’aveugler.
Geneviève Galey, la rédactrice en chef du 20 heures, réagissant à une allégation de viol digital en pleine après-midi dans la rédaction, a déclaré : « Ce n’est pas possible, s’il s’était passé des choses comme ça, les secrétaires auraient fermé la porte. » C’est la quintessence de la culture du silence. On n’y croit pas, on ne veut pas voir, et si c’est vrai, on ferme la porte.

PPDA n’est pas la seule ancienne star de TF1 à être accusée de comportements sexuels délictueux.

H. D. : En effet, on peut citer Nicolas Hulot, Jean-Jacques Bourdin, Jean-Luc Lahaye, Gérard Louvin, Olivier Duhamel… Ou Jacques Asline, qui était assis en face de moi tous les jours et qui s’est suicidé après avoir été mis en examen pour consultation d’images pédophiles. Ça fait beaucoup, et c’est pourquoi j’affirme que c’était un environnement sexuellement violent. Il n’y avait aucun endroit où l’on pouvait parler. Jean-Pierre Pernaut et Claire Chazal étaient nos représentants syndicaux. Et ils ont été parmi les premiers à nous dénoncer quand on a pris la parole.
Ce que je décris, c’est un système profondément discriminant. Les femmes évitent d’être en contact avec un mec qu’elles pensent problématique. Ça va de la réunion où l’on ne va pas pour ne pas le croiser aux stagiaires qu’une école n’envoyait pas à TF1 pour les mêmes raisons. Quand on regarde la hiérarchie dix ou vingt ans après, ces femmes ne sont pas là, parce qu’elles devaient se protéger.

TF1 a diffusé un sujet sur l’affaire PPDA dans le magazine « Sept à huit », est-ce le début d’une prise de conscience ?

H. D. : L’omerta demeure très grande. Leur réponse tient en trois phrases : « Vous êtes très courageuses. Vous avez dû beaucoup souffrir. Mais nous sommes blancs comme neige. » Quand des journalistes appellent, tout le monde la boucle. Ils refusent de faire une enquête interne. Ils refusent de regarder ce passé dans les yeux. Si j’étais une femme qui travaille à TF1 aujourd’hui, je me dirais que mieux vaut se taire. La culture du silence n’a absolument pas changé.

Après LCI, vous avez travaillé à I-Télé dans le groupe Canal+, qui bénéficiait à l’époque d’une image plus moderne. Et vous avez également animé de nombreuses conventions d’entreprise. Les choses étaient-elles différentes ?

H. D. : À I-Télé, le patron me disait : « Une femme, c’est des cheveux longs et un décolleté. » C’était exactement les mêmes reflexes. D’ailleurs, tous mes patrons me conseillaient de regarder Fox News et de m’en inspirer. Ce qui est assez parlant quand on sait les agressions sexuelles qu’ont subies les présentatrices de cette chaîne américaine.
Dans le monde économique, le pouvoir appartient aux hommes, il n’y a pas beaucoup d’exceptions. On ne parle pas des violences faites aux femmes. Je ne veux pas dire que certains patrons ne sont pas plus sensibles au sujet que d’autres. Mais dans les médias comme dans l’entreprise, le mot même de « patriarcat » demeure un gros mot.

Vous racontez dans votre livre les histoires d’une trentaine de femmes victimes de Patrick Poivre d’Arvor. Les conséquences ont été terribles pour beaucoup d’entre elles : anorexie, suicide, renoncement au journalisme, à l’écriture…

H. D. : Virginie Despentes, que je cite dans mon livre, écrit : « J’ai fait du stop, j’ai été violée, j’ai refait du stop. » Moi, c’est ce que j’ai fait aussi. Mais ça ne veut absolument pas dire que ce n’est pas grave. Si, c’est grave !
Ce type fait toujours la même chose. Emploie les mêmes mots, les mêmes gestes. C’est hyperritualisé. On a affaire à un violeur en série compulsif qui n’a pas beaucoup d’imagination. La répétition, la similitude de nos récits est la preuve de la prédation.
Mais les femmes, elles, ne sont pas toutes les mêmes. Je voulais montrer l’éventail de leurs réactions, leur redonner leur singularité. Certaines se sauvent dès le premier regard qui ne leur plaît pas. D’autres sont agressées et se sauvent. D’autres y passent, comme moi. On est toutes différentes, l’impact que ça a eu dans notre vie est différent, nos réactions sont différentes. Il faut sortir des stéréotypes sur la manière dont on doit réagir aux violences sexuelles, qui sont finalement des paravents pour ne pas voir la réalité. Le problème, c’est l’agression, pas comment on s’est défendues. Il faut remettre les choses à l’endroit.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de parler ?

H. D. : Quand Florence Porcel a déposé sa plainte, je lui ai tout de suite écrit pour la soutenir. Ensuite, j’ai été très choquée par la défense de Patrick Poivre d’Arvor, notamment la demi-heure d’interview dans l’émission « Quotidien » de TMC, où il disait qu’il n’avait jamais fait de mal à personne, qu’il était un saint. Déclarant en substance : « Personne n’est jamais venu me voir, me dire les yeux dans les yeux ce que tu as fait n’était pas bien. » Et les différents responsables de chaînes de télé venaient dire : « Je le connais, c’est un homme charmant, il n’a jamais contraint personne, c’est un grand séducteur… » Aujourd’hui, nous sommes 90 à témoigner, il y a encore eu une plainte déposée hier. Combien faut-il de femmes contre la parole d’un homme ?

Vous employez dans votre livre l’expression « culture du viol », qui est très controversée. Pourquoi ?

H. D. : Personne ne défend le viol, évidemment. Mais les femmes qui parlent provoquent une forme de répulsion. Quand une femme dit : « j’ai été violée », les questions qui se posent sont assez délirantes. Pourquoi elle dit ça ? Qu’est-ce qu’elle cherche ? Si c’est un homme connu, on dit : « Elle veut profiter de sa célébrité pour faire la sienne. » L’idée que l’on parle parce que c’est la vérité, et pour soutenir les autres, n’est pas la première qui vient. C’est vraiment le monde à l’envers.
Quand on dit : « on m’a volé mon sac », personne ne nous répond : « ton sac, il était joli, tu le portais de façon ostentatoire, peut-être que t’avais envie qu’on te le vole ». Alors que dans le viol, c’est ce qui se raconte. Les commentaires ont dû être fermés sous les articles qui parlaient de ce livre dans Le Monde. Ils étaient insultants : je ne suis pas la bonne victime, je l’ai bien cherché, j’en ai tiré des bénéfices, ou au contraire d’autres ont été violées parce que je n’ai pas parlé à l’époque. On y retrouve tout l’arsenal qui se déploie pour disqualifier la parole des femmes.

Comment articuler le slogan « on vous croit » et la présomption d’innocence qui est la base de notre système juridique ?

H. D. : La liberté d’expression est également un principe très important de notre civilisation.
Et la présomption d’innocence n’empêche pas de mettre des gens en prison. Nos prisons sont pleines de gens présumés innocents en attente de jugement, mais très rarement pour des affaires de violences sexuelles. J’ajoute que les agresseurs disposent légalement de tout un arsenal juridique de représailles contre les femmes qui parlent. On est 16 à être attaquées pour dénonciation calomnieuse par PPDA. Le Parisien et Libération sont attaqués en diffamation… Ce serait bien que nous aussi, on puisse bénéficier de la présomption d’innocence. Voire qu’il y ait une forme de présomption de véracité lorsqu’une femme parle.

Faut-il faire évoluer la loi ?

H. D. : La loi dit qu’il y a viol quand il y a contrainte, menace, surprise ou violence…
On pourrait juger autrement avec cette loi : tenir compte de la contrainte dite « hiérarchique », par exemple. De plus, dans cette loi, le consentement des femmes est présumé. Le Canada ou l’Espagne ont supprimé cette présomption de consentement, il doit être explicite. Mais l’on peut réécrire la définition du viol dans la loi, ça ne résoudra pas l’énorme problème d’indigence de la justice. #MeToo fait que les femmes parlent plus. Mais derrière, il n’y a pas plus de moyens, d’où cette montagne de classements sans suite.

Quel bilan tirez-vous de la vague #MeToo ?

H. D. : On dit que c’est une révolution anthropologique. On dit que si toutes les femmes parlaient, ça cesserait. Mais toutes les femmes ne parlent pas, et les réflexes sociaux sont encore assez hostiles aux femmes. Cela demeure un combat de parler, il y a eu des conséquences négatives pour chacune d’entre nous, et c’est pour ça que certains veulent rester anonymes. La parole, on la paye, et #MeToo n’en a pas baissé le coût. Ou alors un tout petit peu : l’on n’est plus éjectées de la société, mais seulement marginalisées.

Vous racontez dans votre livre que vous avez été soutenue par Nonce Paolini, l’ancien PDG de TF1, alors que d’autres personnes vous ont fait défaut…

H. D. : C’est très étonnant. Il n’y a pas moyen de savoir ce que les gens vont répondre quand on raconte une telle expérience. Les oppositions habituelles entre hommes et femmes, gens de droite ou de gauche, Parisiens et provinciaux, etc., sont complètement explosées. On ne peut rien prévoir, il y a de bonnes surprises. Et des mauvaises.

À LIRE : Hélène Devynck, Impunité, Seuil, 2022.

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