L'oeil de Claude Monet en cinq tableaux
Des "Coquelicots" d'Argenteuil aux "Nymphéas" de Giverny, Monet a capté par son œil la fugacité de la nature et les variations de la lumière. Se distinguant rapidement des canons académiques de l'époque, il s'est imposé dès 1874 comme chef de file de l'impressionnisme grâce à un geste novateur.
Cathédrales, champs de coquelicots, nénuphars, mais aussi dindons et meules : Monet a renouvelé les motifs autant que les perspectives. Il a fait du regard un principe directeur de son activité créatrice, à l'image de ces mots de Paul Cézanne : "Monet, ce n'est qu'un œil... mais, bon Dieu, quel œil !"
Lorsqu'il disparaît en 1926 à l'âge de 80 ans, il laisse derrière lui un geste profondément novateur dont la singularité n'est pas immédiatement perçue. Dans les années 1950, aux Etats-Unis, les peintres de l'abstraction redécouvrent toute la singularité des Nymphéas, le dernier Monet, et le considèrent comme le père du all over (littéralement, partout sur la toile), principe esthétique clé de l'abstraction américaine. Pour comprendre comment Monet a révolutionné la peinture et préfiguré l'abstraction américaine des années 1950, laissez-vous guider par nos archives radiophoniques. Cette histoire, nous la retraçons alors que s'ouvre en ce vendredi 13 avril au musée de l'Orangerie l'exposition "Nymphéas et le dernier Monet".
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Le Billet culturel
3 min
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"Camille" (1866) : modèle et épouse
Des le début de sa carrière, Monet n'est pas un peintre académique. Il entre aux Beaux-Arts, mais n'y reste que quelques mois, ne se sentant pas en phase avec la vision de la peinture qui y est enseignée. Dans le sillage des maîtres, il réalise son Déjeuner sur l'herbe, ce qui provoque la fureur de Manet. Alors que l'oeuvre de ce dernier fait scandale, Monet a habillé tous les personnages, craignant que son oeuvre soit accusé "d'attentat à la pudeur".
En 1866, il rencontre Camille Doncieux et peint son portrait. Non académique par excellence, il s'éloigne discrètement des canons de l'époque. Lorsque l'on regarde de plus près ce portrait de Camille, aussi appelé La Femme à la robe verte, de légers décalages par rapport aux canons de l'époque apparaissent : sa robe, par exemple, appartient davantage au répertoire de la gravure que de la peinture sur toile.
Malgré des débuts difficiles, Monet parvient à se faire remarquer de ses contemporains. Zola écrit dans le journal L'Evénement du 11 mai 1866 :
"J'avoue que la toile qui m'a le plus arrêté est la Camille de M. Monet. C'est là une peinture énergique et vivante [...]. Je ne connais pas M. Monet, je crois même que jamais auparavant je n'avais regardé attentivement une de ses toiles. Il me semble que je suis un de ses vieux amis. Et cela parce que son tableau me conte une histoire d'énergie et de vérité."
Camille Doncieux, ici son modèle, deviendra quelques années plus tard son épouse en 1870. Avec elle, il a deux enfants (Jean et Michel). Il partage ensemble des années de grande précarité financière : ses tableaux, peu académiques et s'éloignant des canons traditionnels de l'époque, ne se vendent pas très bien. Son décès précoce à l'âge de 32 ans place Monet dans une grande période de trouble. Il réalise l'un des portraits les plus étranges de son oeuvre, la peignant en 1879 sur son lit de mort. Il restera lui-même troublé d'avoir peint ce tableau, et se reprochera longtemps de l'avoir peint.
"Impression soleil levant" (1872) : un tableau qui donne son nom à un mouvement pictural
C'est un petit tableau, mais dont le retentissement est immense. En 1872, depuis la fenêtre de la chambre de l'hôtel de l'Amirauté, Monet peint cette vue du port du Havre. A cette époque, le peintre revient d'Angleterre, où il s'est réfugié au moment de la guerre de 1870. Il y a découvert les tableaux de Turner, qui agit sur lui comme une révélation : une autre peinture que la peinture académique est possible, et cela confirme sa déception ressentie quelques années plus tôt lors de l'apprentissage de la peinture dite académique aux Beaux-Arts.
En 1874, Monet, Sisley, Renoir, Pissarro ou encore Degas se réunissent. Souvent refusés des Salons et ne croyant plus aux conventions esthétiques de l'époque, ils fondent une association et décident de lancer leur exposition quinze jours avant le salon officiel tant attendu dans la discipline. Le photographe Nadar devient leur mécène pour l'exposition de leurs œuvres et leur prête sa galerie du 35 boulevard des Capucines. Pour le catalogue de presse de l'exposition, Monet décide d'appeler l'un de ses tableaux Impression soleil levant. L'exposition frise le fiasco et la critique s'en donne à cœur joie. En 1983, dans l'émission "Carte blanche à", l'historien de l'art Georges Poisson retraçait la violence de cette réception critique :
"Si nous relisons la presse de l'époque, nous sommes effarés de voir comment ces gens ont été traînés dans la boue. On les traite d'aliénés, de singes, de communards bien entendu."
Louis Leroy, journaliste pour le journal Le Charivari tourne en dérision l'expression de Monet et titre son papier "L'exposition des impressionnistes". A son insu, il donna vie au mouvement des impressionnistes.
Impressionnisme (Emission "Carte blanche à", 1er septembre 1973)
46 min
"Les coquelicots" (1873) : peindre en extérieur
Ce tableaux, intitulé Les Coquelicots, est représentatif de la période d'Argenteuil de Monet. Cette ville, située à quelques kilomètres de Paris en bord de Seine, devient un point de rencontre pour les peintres impressionnistes décidés à peindre en extérieur. L'essor du chemin de fer y est aussi pour quelque chose : grâce aux voies ferrées, les peintres peuvent se rendre aux alentours de Paris pour explorer la nature et "canoter" sur l'eau.
Dans ce champ de coquelicots, on retrouve son épouse Camille Doncieux et son fils Jean. Les corps s'intègrent ici au paysage, ils ne sont plus "posés" sur le paysage. Monet cherche de nouveaux points de vue, de nouvelles manières d'aborder les motifs. Cette exploration de la nature est aussi facilitée par une révolution pratique dans le conditionnement de la peinture : la commercialisation du tube de peinture, depuis 1859, permet aux peintres de sortir le tableau de l'atelier. Cet impératif pratique rejoint la volonté esthétique des impressionnistes : rendre les variations de lumières, la fugacité de l'air, le miroitement de l'eau. Il s'agit de rendre une sensibilité, une expérience vécue de la nature.
À écouter
Claude Monet veut peindre l'impossible
La Compagnie des oeuvres
58 min
A Argenteuil, Monet poursuit sa fascination pour l'eau. Il s'est équipé d'un bateau-atelier pour peindre sur l'eau : il sort non seulement le tableau en extérieur, mais également l'atelier lui-même. Dans un documentaire diffusé en 1995 dans l'émission "Une Vie Une Oeuvre", le critique d'art Marcelin Pleynet revenait sur le rapport de Monet à son atelier de peintre :
"Il était entouré de ses toiles, qui composent pour lui comme un atelier. [...] Il y a une histoire des ateliers dans l'œuvre de Monet, à partir de la barque-atelier jusqu'à Giverny. Cette histoire des ateliers n’est pas une histoire simplement anecdotique, c’est une histoire picturale. C’est l’entrée progressive de Monet dans sa propre peinture."
Claude Monet (Une Vie Une Oeuvre, 12 janvier 1995)
1h 23min
Les "Meules" (1890-1891) : l'art de la sérialité
Les meules marquent un nouveau tournant dans l'œuvre de Monet vers 1890 : c'est le début du principe des séries. Au crépuscule, en hiver, par temps couvert ou effet de neige, c'est une véritable météorologie des meules que Monet donne à voir. Son but : capter les variations de la lumière par la peinture, à différentes heures de la journée.
En plus de prendre pour motif un objet non académique, Monet sort le tableau de la logique de l'oeuvre unique. Le tableau est désormais à comprendre dans son ensemble, au regard des autres tableaux. Après les meules, Monet s’attelle aux peupliers puis à la fameuse cathédrale de Rouen. En 2014, dans l'émission "Les Regardeurs", Laurence des Cars, actuelle présidente des musées d'Orsay et de l'Orangerie, revenait sur l'évolution des séries dans l'oeuvre de Monet :
"C’est la question du cadrage du motif qui est fascinante. Quand vous regardez les meules, qui est la première série envisagée par Monet, on est encore à distance du motif, dans une forme de mise en spectacle du motif. Plus ça va, plus Monet se rapproche, et on le voit avec la série des cathédrales. Il bascule dans le motif, comme un début de “all over” [ndlr, partout] sur la toile. C’est le premier mouvement vers les "Nymphéas". On plonge vers le bassin japonais de Giverny et il n’y a plus de limites."
Les Nymphéas, de Claude Monet (Les regardeurs, 4 octobre 2014)
59 min
"Le Pont japonais" (1920 - 1924) : le dernier Monet et la postérité
A partir de 1883, Monet s'installe à Giverny et y vit avec Alice Hoschédé, femme avec laquelle il a refait sa vie. Il construit un jardin et un étang, source d'inspiration inépuisable pour ses Nymphéas.
En 1895, il démarre ce motif qui l'occupera jusqu'à sa mort. Riche de son expérience des séries, les Nymphéas peuvent ainsi se déployer pleinement et Monet va encore plus loin en peignant des paysages d'eau sans limites. Atteint d'une cataracte, sa vision est perpétuellement embrumée. “C’est tout de même très beau, et c’est ce que j’aimerais pouvoir représenter" affirmait-il.
Petit à petit, Monet a ensuite l'idée d'étendre le motif à de grands panneaux décoratifs. Georges Clemenceau, ami et fervent soutien du peintre, l'encourage dans cette entreprise. En 1921, le projet est accepté : ce sera à l'Orangerie. Les panneaux y sont installés en 1927, quelques mois après la mort du père de l'impressionnisme.
Dans cette même émission des "Regardeurs" consacrée aux Nymphéas, Laurence des Cars expliquait à propos de la réception de cette oeuvre :
"Ils vont connaître une forme de purgatoire, avant même d’être célébrés. A part Clemenceau qui célèbre le talent de Monet. C'est un grand silence, il y a peu de visiteurs pendant des années. Et c’est effectivement l’expressionnisme américain de l’après-guerre qui va, au fond, réactiver la question Monet. Alors là on peut s’interroger : qui a vu quoi exactement. Pollock n’a probablement pas vu les Nymphéas, il ne les connaissait que par reproduction. Après on a tous les séjours d’artistes américains en Europe dans les années 40, 50, 60 jusqu’au témoignage direct de Cy Twombly. Quand Cy Twombly venait à Paris très régulièrement, il n’y avait pas une seule fois où il ne passait pas par les Nymphéas."
Le port du Havre, la Seine d'Argenteuil ou encore le bassin des Nymphéas : les paysages aquatiques ont habité l'oeil de Monet jusqu'à devenir une obsession, si bien que Manet l'appelait le "Raphaël de la peinture".
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La Fabrique de l'Histoire
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Archives INA - Radio France
Références