Accueil

Société Éducation
Apprentissage de la lecture : un rapport critique des "pédagogies inacceptables" adoptées par les enseignants
Salle de classe de l'ecole primaire Jules Verne, à Nice.
SYSPEO/SIPA

Apprentissage de la lecture : un rapport critique des "pédagogies inacceptables" adoptées par les enseignants

B.A.-BA

Par

Publié le

Les méthodes efficaces pour apprendre à lire, axées sur la démarche syllabique, continuent d’être parmi les moins utilisées par les professeurs, selon une étude menée par l’École normale supérieure et dévoilée par le Conseil scientifique de l'Éducation nationale.

Aveu d'impuissance ? Le Conseil scientifique de l'Éducation nationale (CSEN) tape sur la table, au point d'avoir rendu publique une « note d'alerte » sur l’enseignement de la lecture fin octobre. En 2019, cet organisme consultatif auprès du ministre rédigeait, déjà, un texte de recommandation de 130 pages sur le sujet. Des conseils visiblement restés lettre morte. En 2022, « bon nombre d’enseignants continuent d’utiliser des manuels peu efficaces », s’exaspèrent les membres du CSEN, dont le neurospsychologue Stanislas Dehaene.

D'une étude à l'autre, rappellent-ils, les conclusions sont les mêmes : les seules pédagogies efficaces sont axées sur une démarche syllabique, le fameux B.A.- BA. Elles doivent être à départ phonique, fondées sur l’apprentissage rapide et systématique des correspondances entre graphème (l'écriture d'un mot) et phonème (le son). Et doivent éliminer les mots outils à apprendre par cœur comme « avec » ou « encore ». Or, selon une étude récente menée en janvier 2021 par le sociologue Jérôme Deauvieau auprès de 16 149 enseignants en partenariat avec l'École normale supérieure, ces manuels et méthodes efficaces continuent d’être parmi les moins utilisés ! Une préoccupation importante pour la rue de Grenelle, alors qu'entre 2000 et 2018, le pourcentage des élèves les plus faibles en compréhension de l'écrit, selon l'étude internationale Pisa, a augmenté de presque 6 % en France pour passer de 15,2 % à 20,9 %.

Confusion chez les enfants

Certains enseignants continuent à adopter des pédagogies à départ global « totalement inacceptables au regard des connaissances scientifiques actuelles », est-il indiqué dans la note du CSEN. Il s'agit de méthodes dites « mixtes », combinant la méthode « globale », en vogue dans les années 1970 – basée sur la reconnaissance automatique des mots –, et la méthode syllabique. Dès les premiers jours de classe, en CP (classes préparatoires), « de nombreux manuels continuent de proposer des phrases entières à lire globalement, sans aucune clé qui permette le décodage ». L’une des méthodes les plus aberrantes « qu’il nous ait été donné de voir, présente des textes de plusieurs dizaines de lignes, parfois rendues volontairement illisibles » fustige le texte. Quoiqu’indéchiffrables par les élèves puisqu'ils ne savent pas lire, ces textes sont accompagnés d’instructions complexes telles que « repérage des mots découverts la veille », « recherche dans le texte d’une phrase ou d’un groupe de phrases lu par l’enseignant », etc. L’inefficacité pédagogique de ces instructions « a été maintes fois démontrée. Que pourrait en apprendre l’élève, si ce n’est que lire, c’est deviner ; et qu’il doit être bien stupide, puisqu’il en est incapable ? ».

Quel est l’intérêt de donner à « lire » à des élèves débutants des mots très irréguliers ? Pourquoi compliquer l’apprentissage en consacrant « beaucoup de temps à des informations inutiles » comme des devinettes ou des noms des personnages du manuel ? Pourquoi introduire l’alphabet phonétique international aux élèves, en sorte que le son « u » se voit représenté par la lettre « y » dès la deuxième semaine de CP ? Mystère. Il est « inquiétant » de voir perdurer ces approches, fustigent les membres du CSEN, alors que leur caractère a été mentionné « explicitement » comme « contre-productif ».

A LIRE AUSSI : Méthode globale, erreur coupable

En 2019, le CSEN estimait déjà que la plupart des manuels, financés par les mairies, étaient « assez souvent obsolètes ». Et critiquait plusieurs pédagogies « parfois baroques » à la mode. Notamment deux méthodes très populaires risquant, à leurs yeux, d'introduire des confusions. Celle de « Borel-Maisonny » demande à l’enfant d’apprendre un geste de la main pour chaque lettre. Ces gestes peuvent être utiles chez des enfants atteints de surdité ou de troubles phonologiques et sont beaucoup utilisés par les orthophonistes. Mais « pour pouvoir les proposer à tous les enfants, il faudrait démontrer scientifiquement leur utilité en classe entière » insistait le Conseil scientifique.

Très populaire, la « méthode des alphas » était, elle, clouée au pilori. Chaque lettre est associée à un personnage amusant et les enseignants consacrent les premiers temps de l’enseignement de la lecture à les évoquer. Or, certaines recherches suggèrent que ces images « peuvent distraire l’attention des jeunes enfants des propriétés des objets enseignés, et rendre plus difficile le processus d’abstraction ». Bref, elles seraient source de distraction et feraient perdre du temps. D’autres manuels insistent sur la récitation de l’alphabet. Or, « les lettres ne sont pas les chiffres et connaître leur ordre alphabétique ne joue aucun rôle dans la lecture ». Enfin, faire apprendre les exceptions en même temps que les règles ne peut que surcharger la mémoire et induire des confusions. Inutile par exemple d’enseigner le son /u/, puis de s’empresser de dire qu’on ne l’entend pas dans « lundi »…

Méthode sur Internet

Interrogés, les enseignants expliquent n’avoir pas reçu de formation préalable à l’entrée en CP, ignorer l’existence des documents recommandés par le CSEN, et avoir tout simplement choisi leur méthode « en raison de sa gratuité sur Internet » ! La note propose que chaque enseignant de CP dispose d’un budget pour acheter, si sa classe n’en est pas déjà équipée, des manuels conformes aux connaissances actuelles. Elle demande qu’aucun enseignant ne puisse débuter en CP sans avoir reçu le texte du CSEN et le guide orange. Et que tous les enseignants de CP reçoivent, avant la rentrée, une formation dédiée. Dans son discours aux recteurs du 25 août dernier, introduisant le nouveau fonds d’innovation pédagogique doté de 500 millions d’euros, le président de la République incitait les enseignants à plus d’initiative, quitte à leur reconnaître un « droit à l’erreur ». Un propos hors-sol pour les membres du CSEN. « En tant que scientifiques, nous ne pouvons pas accepter que soient répétées les erreurs du passé, surtout lorsqu’elles affectent la scolarité de milliers d’élèves », insistent-ils.

A LIRE AUSSI : ​Méthode syllabique : "Blanquer se pose en Merlin l'enchanteur livrant la formule miracle"

Plutôt mal accueillie par les syndicats d'enseignants, cette note n'aura sans doute guère plus d'effet et d'audience que le guide orange, tant ces débats sur l'apprentissage de la lecture continuent à déchirer l'Éducation nationale pour des raisons à la fois pédagogiques et politiques. Le principal syndicat d'enseignants, le Snuipp-Fsu, comparait ainsi en 2018, dans sa revue officielle, Fenêtres sur cours, le guide orange à un « Petit livre rouge », fustigeant « l’usage exclusif de la méthode syllabique ». Pour le syndicat, les jeunes Français ont des difficultés non pas à « décoder », mais à comprendre les textes lus. « La syllabique étant encouragée depuis les programmes de 2008, si les résultats avaient été positifs ça aurait dû se percevoir dans les résultats de PIRLS [Programme international de recherche en lecture scolaire] écrivait Fenêtre sur cours. Le ministre tente de déclencher une guerre entre des méthodes d’apprentissage mais ce n’est pas un sujet pour les maîtres et maîtresses. Un parti pris idéologique, pour flatter les nostalgiques d’un pseudo-âge d’or de l’école qui n’a jamais existé, car c’est un leurre de laisser croire qu’il existe une méthode ou un manuel qui serait magique et qui, à lui tout seul, profiterait à tous les élèves. »

Même analyse de la part de la pédagogue Éveline Charmeux, qui avait adapté la méthode globale en France dans les années 1980. Encore très influente auprès des inspecteurs de l'Éducation nationale, elle est, sans surprise, très critique envers cette dernière alerte du CSEN sur son blog : « Le conditionnel ici s'impose, sur tout ce qui précède : il est clair que cette enquête, telle qu'elle est rapportée, mélange tout, en frôlant le n'importe quoi, et comme d'habitude, de nos jours, sans fournir la moindre justification de ce qui est affirmé. C'est elle, et avec elle, le CSEN, qui méritent ce jugement sévère, eux qui affirment sans justifier le moins du monde leurs affirmations ».

Depuis plus de quinze ans, les injonctions ministérielles déclenchent ce type de réactions outragées dans ce camp enseignant « pédagogiste ». Ces derniers estiment que l'accès au « sens » de la lecture devrait nécessairement être parallèle à celui du décodage. Et dénoncent un apprentissage syllabique robotique, quasi mécanique. Quand le camp d'en face promeut une entrée dans la lecture basée d'abord sur un déchiffrage intensif et rapide avant de passer, très rapidement, au sens. « Les nombreux mots-outils à mémoriser en début de CP alors que beaucoup d'enfants n'ont pas encore développé une mémoire suffisante conduit les plus faibles à l'échec », estiment par exemple, Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, professeures des universités de Bourgogne et de Paris-Est.

Après trois ans passés auprès de 200 élèves de CP, elles ont découvert des méthodes trop intellectualisées. Certains formateurs des écoles normales, ont, dans les années 70-80, combattu la dictée, estimant que la lecture à voix haute était inutile. On a plaqué le modèle du lecteur adulte sur les plus jeunes, considérant qu'il fallait fonctionner par devinettes, racontent-elles. Le tout enfonçant les élèves les plus en difficulté. « Trop d'enseignants estiment toujours qu'il faut faire du déchiffrage mais pas trop. Je ne suis pas d'accord, il faut en faire beaucoup. Mais il est vrai que c'est un travail pénible, routinier », expliquait récemment Sandrine Garcia à Marianne. Via ses circulaires et recommandations, s'appuyant sur la littérature scientifique, le ministère ne demande pas que les enfants se contentent d'ânonner bêtement pour apprendre. Il leur faut aussi, évidemment, comprendre ce qu'ils lisent. Il souhaite en revanche que la proportion de « décodage » soit plus importante et plus rapide en CP qu'elle ne l'est aujourd'hui. Mais il est plus simple d'opposer artificiellement les tenant du sens aux tenants du déchiffrage.

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne