Derrière les féminicides, une longue indulgence pour le droit de battre sa femme

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Derrière les féminicides, une longue indulgence pour le droit de battre sa femme

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En 1954, Samuel Sheppard était accusé du meurtre de sa femme. Un modèle de la tête de sa victime avait été utilisé au procès, mettant en évidence les coups.
En 1954, Samuel Sheppard était accusé du meurtre de sa femme. Un modèle de la tête de sa victime avait été utilisé au procès, mettant en évidence les coups.
© Getty - Bettmann

Dans la loi, puis la coutume, les maris ont longtemps eu un droit de correction sur leur épouse. Tolérée au nom du "pater familias", cette vieille pratique a durablement forgé l'imaginaire, et retardé l'encadrement des violences conjugales par la loi.

Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon ou d’un ex. Toujours sidérant, ce chiffre s’affiche désormais dans les médias, sur les murs des villes, fixés à la colère par des collectifs militants, et parfois jusque sur les rayons des bibliothèques municipales, à l'entrée du coin Jeunesse - “Ca veut dire quoi, maman ?” Alors que la journée contre les violences faites aux femmes, ce 25 novembre 2022, en est à sa vingt-troisième édition depuis que les Nations unies ont choisi ce jour-là pour sensibiliser à grande échelle, on peut mesurer le chemin parcouru. Sur la page officielle du portail officiel de l'administration, Service public, on peut lire cette statistique : “Le nombre de féminicides a augmenté de 20 % en France en 2021 par rapport à l'année précédente, avec 122 femmes tuées sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint, contre 102 en 2020, selon un bilan publié par le ministère de l'Intérieur”.

Cette courbe insensée nous parle aussi du thermomètre pour prendre la mesure des faits, et des mots pour les dire, à présent qu'on a banni les mots "crime passionnel". Ainsi, s’agissant des féminicides, les statistiques sont-elles aussi à la hausse parce qu’on évalue, distingue et caractérise davantage ce type de crimes, et qu’on les nomme. Que le gouvernement utilise le terme féminicide n’a rien d’indifférent en effet : ce sont d’abord les mouvements féministes et les activistes, investies sur le terrain pour la cause des femmes, qui ont mobilisé ce mot. Qu’il fasse tâche d’huile fut une de leurs batailles, d’abord dans l’opinion et les médias ; et désormais dans la langue des autorités.

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Le Cours de l'histoire
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Parfois présenté comme un néologisme, le terme féminicide arrive certes tardivement dans le dictionnaire : son entrée dans Le Robert date seulement de 2015 - et patientera six années de plus pour le Larousse. Pour autant, ce mot qui vise d’abord à mettre en lumière ce que ces violences conjugales mortelles ont de systémiques n’est pas né au milieu des années 2010, loin s’en faut. Invitée de l’émission Le Cours de l’histoire, le 22 novembre 2022, pour avoir dirigé un vaste travail pluridisciplinaire, ambitieux et nécessaire, paru cette année à La Découverte (Féminicides : une histoire mondiale), l’historienne Christelle Taraud le rappelait. Dès son utilisation, au premier Tribunal international contre les crimes faites aux femmes, créé à Bruxelles en 1976, une chercheuse défendait précisément qu’il fallait isoler les meurtres de femmes de la vaste catégorie juridique des homicides parce qu’elles étaient des femmes.

Cette chercheuse s’appelle Diana Russel. Anthropologue, elle est morte en 2020. C’est à elle qu’on doit la première dissémination du mot féminicide, qu’elle reprenait à son compte après l’avoir lu chez une romancière américaine du nom de Carol Orlock. Dès 1976, l’écho portera suffisamment loin pour qu’on le retrouve dans les pages de la presse régionale comme en témoigne cet article de Ouest-France qui, le 5 mars 1976, relevait : “Un nouveau mot est apparu”. Simone de Beauvoir, qui ne participait pas à ce tribunal spécialement inauguré à Bruxelles et relayé dans les médias, avait envoyé un texte.

De Bruxelles jusqu'au Mexique

Si l’on dira d’abord plus souvent fémicide que féminicide, le mot cheminera ensuite, durant deux décennies, pour finalement éclore en espagnol (feminicidio), du côté du Mexique, au début des années 2000 : c’est une autre anthropologue, Marcela Lagarde y de los Rios, qui présidait à l’époque une commission d’enquête parlementaire destinée à éclaircir des assassinats de masse au nord du pays, qui le sortira alors du répertoire militant pour l’installer dans la langue politique, administrative. Douze ans plus tard, en 2012, l’ONU s’appropriera à son tour le mot féminicide, qui porte en soi l’idée que ces violences sexistes sont spécifiques, dans la mesure où les femmes en sont victimes en tant que femmes.

Mais parce qu’elles sont massivement commises dans le cadre conjugal, ces violences qui vont jusqu’à la mort dans le cas des féminicides ont longtemps échappé au droit. Outil de sensibilisation, le féminicide est plus complexe à appréhender comme réalité juridique et la notion de violence elle-même est une notion de fait, et pas un concept de droit. Ce sont les juges qui interprètent le droit, et qualifient les faits.

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Parfois, on lit que ce chapelet d'évitements longue durée dévoile d'abord la cécité des tribunaux - voire leur sexisme. Or le détour par l’histoire du droit, et en particulier tout le travail de Victoria Vanneau, qui publiait en 2016 aux éditions Anamosa La Paix des ménages, invite plutôt à la nuance. Elle montre notamment que tout au long du XIXe siècle, à une époque où se forgeaient droit pénal et droit civil, les magistrats n’ont pas été si aveugles qu’on pourrait le croire aux violences conjugales. Et moins encore les théoriciens du droit, et de son histoire, comme le montrent les nombreuses sources qu’on découvre dans son ouvrage, qui dessinent aussi une histoire de la sensibilité aux violences de genre - dans la société en général, et chez les juristes eux-mêmes. On ne peut pas réellement comprendre l'histoire de la prise en charge par le droit des violences conjugales, et des meurtres de femmes par leur conjoint dans le cas le plus tragique, sans mettre en évidence cette sensibilité - et parfois une forme persistante de tolérance, qui parle d'abord des représentations du masculin et du féminin, ou de l'autorité (et ça revient au même).

Du devoir d'obéissance au droit de battre sa femme

Parce que le Code civil (adopté en 1804) sanctuarisait le pouvoir de l’homme en tant que chef de famille, la loi ordonnait au mari un devoir de protection vis-à-vis de sa femme ; là où cette dernière avait au contraire un devoir d’obéissance à son égard. L’inégalité entre les époux était inscrite dans la loi. Or c’est de cette asymétrie que découlera l’impuissance, durable, à faire face aux violences conjugales. Donc à prévenir les féminicides. Longtemps en effet, le droit tel qu’il s’énonçait dans la loi n’a pas encadré ces violences, ne les a pas spécifiées. Signe que la sensibilité de la société à ces questions était à des années-lumière, un grand écart a longtemps persisté par exemple entre d’un côté la lecture que des magistrats tentaient de faire des textes à l’épreuve du monde réel, et d’un autre côté, les verdicts des jurys populaires. Car les jurés se sont toujours massivement obstinés à gracier les maris violents.

C’est ce que montre l’historienne Gemma Gagnon dans sa contribution à l’ouvrage collectif édifiant  Femmes et justice pénale, XIXe - XXe siècles (aux PUR), lorsqu’elle cite par exemple cette histoire qui remonte à 1835 : “Un jour de 1835, la femme Julien est retrouvée morte après avoir été violemment battue. Son époux, Florentin, un peintre vitrier âgé de 36 ans, est traduit en cour d’assises. Malgré ses aveux obtenus sans peine, celui-ci est pourtant acquitté. En 1862, l’épouse de Victor Signeux succombe après une scène conjugale très violente. Elle a les cheveux arrachés, de nombreuses lésions au visage et sur tout le corps. On ne voit plus ses yeux tellement son visage est enflé. Sa colonne vertébrale est fracturée à plus d’un endroit. Son mari Victor avoue l’avoir battue pendant plusieurs heures jusqu’à son décès. Victor Signeux écope de deux années d’emprisonnement. Le jury écarte la circonstance de la mort comme n’étant pas reliée aux coups infligés.”

Quant aux magistrats, c’est contre un régime à deux vitesses que les plus volontaires d’entre eux ont buté, tout au long du XIXe siècle : jusqu’à ce que la Belle époque mette le droit de correction hors la loi, c’est le sort réservé dans la loi à cette pratique coutumière très ancienne qui a fait obstacle. En effet, la violence au sein du couple, c’est-à-dire de la famille, échappait au droit pénal. Elle était une matière civile, soumise à la perception qu’on avait à l’époque des liens qui pouvaient unir un homme et une femme, et en particulier le mariage. Et c’est cette institution-là, le mariage, bien plus que l’intégrité des femmes a priori, que le Code civil encouragera à sécuriser.

"Corriger ma femme"

Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas eu de contentieux en matière de violences faites aux femmes, au XIXe siècle. Bien que ça ait supposé des ressources, parfois l’aide d’un avocat, une aisance considérable avec l’écriture, sans compter une part d’audace guère anodine, des femmes ont parfois cherché à porter plainte contre un mari violent. La police a souvent traîné des pieds, les procureurs de l’époque renâclé à poursuivre, mais des procès ont bien eu lieu. Ces jugements permettent de comprendre à quoi les magistrats ont fait face, et quelle place cette violence en particulier avait dans la société, alors que la France impériale et bientôt républicaine se targuait de se policer et de cadrer les mœurs - mais plus rarement dans l'enceinte d'un foyer. Parce que les violences conjugales n’avaient pas de statut spécifique en droit, c’est le droit à divorcer que les femmes battues ont plus souvent réclamé. Et c’est souvent du côté des archives judiciaires en matière de divorce qu’on parvient à accéder aux violences dans le couple.

En toutes lettres, le droit de correction conjugal apparaît, noir sur blanc dans la loi, seulement entre le XIIe et le XVIe siècles. Mais tout au long du XIXe siècle, sa trace perdure, qui ne cesse au fond de nourrir une indulgence collective. Elle aussi irrigue l’esprit de la loi, en plus des façons de faire, chacun chez soi. Ainsi, en 1803 et 1804, alors qu’ils travaillent au tout premier Code civil, les juristes n’inscriront pas le droit de correction au pied de la lettre dans la loi. Mais puisqu’ils maintiennent la notion d’autorité maritale, ils figent un fossé entre la norme et la réalité derrière les murs familiaux.

En réalité, ce que nous apprend Victoria Vanneau, c’est que les juristes avaient plutôt en tête que cette autorité maritale devait être exercée avec tempérance. Sauf qu’en évitant de définir les limites de cette autorité, et la manière dont elle pouvait s’exprimer en cas de désobéissance, des maris poursuivis pour abus du droit de correction se sont armés de tout ce que la société pouvait féconder de tolérance. De cette pratique ancienne bien ancrée dans les comportements, et les façons de se représenter la virilité, ou la féminité, ils ont osé revendiquer la raison d'être. C’est chez une autre historienne, Anne-Marie Sohn, pour un travail sans équivalent de 1996, qu’on découvre ces extraits d’archives judiciaires qui montrent par exemple que les maris connaissaient le Code civil, et défendaient bec et ongles leur rôle de chef de famille. Et les mots “corriger ma femme” rebondissent d’une archive à l’autre dans leurs explications au ton vindicatif, qui en disent long sur les contours de ce qui passait alors pour le bon sens.

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Le piège d'un régime à deux vitesses

Ainsi les magistrats de bonne volonté, au XIXe siècle, ont-ils été pris au piège : le droit pénal condamnait bien les violences entre deux personnes… mais sortait toutes celles qui s’exerçaient dans la famille au motif qu’elles relèveraient du civil - c'est-à-dire, fondamentalement, de la sphère privée, où l’homme revendiquait son bon droit. En 1872, une femme qui trompait son mari et mettait en avant des violences conjugales avait quitté le domicile familial. Elle ira devant la justice pour obtenir une séparation, alors que depuis 1816 et la restauration de la monarchie, le divorce a été interdit.

En première instance, puis en appel, le tribunal donnera raison au mari, estimant qu’il “est de son devoir, plus encore que de son droit, de diriger la femme”. Les mots des magistrats sont éclairants : “L’association conjugale a pour chef le mari et il est de son devoir, plus encore que de son droit, de diriger la femme, de compléter son éducation morale, lorsqu’elle est jeune, et de prendre avec amour, mais avec fermeté, les moyens nécessaires pour cela. L’appréciation de ces moyens et des circonstances dans lesquelles ils peuvent être nécessaires, ne peut être faite qu’avec une souveraine réserve, et autant la femme doit être protégée contre une brutalité imméritée et persistante, autant il est impossible de ranger toujours parmi les injures et les sévices graves les actes de correction ou même de vivacité maritale.” Le jus castigandi, ce droit de battre sa femme, avait vécu - du moins au tribunal.

Mais alors que plus d’un siècle plus tard, en 2010, une innovation juridique très attendue verra enfin le jour, avec l’Ordonnance de protection, les parlementaires décideront in extremis de confier aux juges des affaires familiales ce dispositif visant à extraire les femmes du risque. Dans l’imaginaire collectif, les violences faites aux femmes étaient encore une affaire de famille. Or des chercheuses à l'instar de Solenne Jouanneau ou Anna Matteoli, dans une enquête très éclairante qu'il faut lire pour distinguer les mécanismes à l'œuvre derrière les chiffres désormais médiatiques, montreront toutes les limites que ce choix impliquait. Notamment parce qu'on sait désormais que la justice familiale, qui prohibe le conflit et privilégie le consensus, est inégalitaire. Et que, contrairement à ce qu'on pourrait penser, elle profite bien souvent d'abord aux hommes en dernière instance - alors même que les magistrats en la matière sont massivement des magistrates.