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ReportagePollutions

Pollution : New Delhi en plein « airpocalypse »

Brouillard de pollution à New Delhi (Inde) le 3 novembre 2022.

À cause des industries, de pratiques agricoles et du trafic routier, les 20 millions d’habitants de New Delhi respirent un air ultrapollué. Et regrettent l’absence de mesures à long terme des autorités indiennes.

Delhi (Inde), correspondance

Souffle court, yeux irrités, toux sèche… pour les habitants de New Delhi, l’arrivée de l’hiver est tristement synonyme de symptômes respiratoires et allergiques dus au « Delhi smog », un brouillard de pollution qui plombe la capitale de novembre à février. L’« airpocalypse », une expression courante chez les habitants de la capitale, est de retour.

Depuis janvier 2021, 44 000 personnes seraient mortes des conséquences de la pollution de l’air à New Delhi, affirment Greenpeace Southeast Asia et la société de surveillance de qualité de l’air IQAir. Si aucune donnée liant pollution et mortalité n’a été rendue publique par le gouvernement indien, les études d’organismes indépendants se multiplient, et la qualité de l’air de Delhi est mesurée quotidiennement. Le 4 novembre dernier, le niveau de particules fines (PM2,5) [1], celles qui sont le plus dangereuses pour la santé car assez petites pour pénétrer dans les voies respiratoires, était vingt-cinq fois supérieur au niveau maximum fixé par l’Organisation mondiale de la santé. Depuis, la qualité de l’air de la capitale oscille entre les catégories « pauvre » et « sévère ». Selon le World Air Quality report, New Delhi est la capitale la plus polluée au monde.

Plusieurs facteurs sont à l’origine de cet air irrespirable, dont des pratiques agricoles et les émissions des industriels. © Victoria Lavelle / Reporterre

Plusieurs facteurs sont à l’origine de cet air irrespirable. Chaque année, en novembre, les agriculteurs du Punjab, un État du nord-ouest de l’Inde, brûlent la chaume pour nettoyer les champs après la moisson, et les fumées parviennent jusqu’à la capitale. Cela s’ajoute à un trafic routier intense, dans une ville peuplée par 20 millions d’habitants, et à des émissions industrielles déjà très polluantes. Par ailleurs, la baisse des températures a pour conséquence le stockage des particules fines dans l’atmosphère, rendant le brouillard quasi quotidien en hiver. Le phénomène ne concerne pas seulement Delhi : le nuage de pollution empoisonne toute la plaine indogangétique, du Punjab au Bengal, et est accentué par les émissions de poussières issues du désert du Thar, situé dans l’État du Rajasthan.

« Nous n’arrivons pas à respirer »

Début novembre, les écoles primaires de la ville ont été contraintes de fermer pendant sept jours. Le télétravail était préconisé et des mesures d’urgence ont été prises par le gouvernement de Delhi, comme l’interdiction de circulation pour les poids lourds transportant des marchandises non essentielles. « Ce ne sont pas des solutions sur le long terme. C’est pareil chaque hiver, et les dirigeants ne pensent pas à l’avenir », commente Licypriya Kangujam, activiste pour le climat. Un constat partagé par Avikal Somvanshi, chercheur au Centre for Science and Environment, à Delhi : « Fermer les écoles permet de protéger les enfants de la pollution routière à laquelle ils sont fortement exposés durant leur trajet pour aller en classe. Mais ça ne résout pas le problème ».

« Les gens ignorent que c’est lié à la pollution »

Sur les réseaux sociaux, les témoignages affluent : « Nous n’arrivons pas à respirer », « c’est la cinquième fois en trois mois que je tombe malade, mes poumons me brûlent »… Au fil des hivers, la colère et la lassitude s’accumulent chez les Delhiites. « De plus en plus de patients souffrent d’une toux sèche, d’allergies, et de difficultés respiratoires. Chaque année, c’est de pire en pire », déplore Seema Sahu, médecin généraliste à Delhi. « Les gens ignorent que c’est lié à la pollution, ils pensent que c’est un rhume, ou un mauvais virus. Je leur dis : mettez un masque, limitez les sorties, arrêtez de faire du sport dehors. Mais c’est ça la solution ? Confiner les gens chez eux ? La santé mentale des enfants et des plus âgés est également touchée parce que tout cela diminue les interactions sociales », continue-t-elle.

Kartik Jaggi, 25 ans, a grandi à Delhi, où il vit actuellement. Depuis Diwali (fête religieuse hindoue ayant lieu fin octobre), il dit tousser, avoir les yeux irrités, un rhume qui ne passe pas.... Et souffrir d’écoanxiété : « Bientôt, Delhi sera inhabitable. J’aimerais quitter la capitale pour une ville plus petite et moins polluée. Quand je pense que ceux qui nous dirigent dépensent des milliers de roupies dans des campagnes électorales, mais ne sont pas capables de pourvoir les espaces publics de purificateurs d’air ».

Au coucher du soleil, le ciel blanc de New Delhi. © Victoria Lavelle / Reporterre

« La pollution est devenue comme une seconde peau », déplore Ruchika Sethi Takkar, activiste pour le climat. Sa fille est atteinte de diverses maladies respiratoires : « Elle adorait le vélo mais ne peut plus en faire à cause de la pollution. Durant la période de Diwali, nous sommes partis à Goa [sur la côte ouest de l’Inde] pour la protéger mais avons dû revenir pour nos métiers respectifs. »

« Nous avons des lois, mais personne ne les applique »

Au fil des hivers, plusieurs mesures ont été mises en place par le gouvernement de Delhi pour lutter contre la pollution. Les bus doivent rouler au gaz naturel comprimé, les travaux de construction sont interdits hormis pour des bâtiments d’utilité publique, les usines polluantes ont été déplacées en périphérie de la ville. « La pollution à Delhi a arrêté d’augmenter et s’est stabilisée », affirme Sudhanshu Shekhar, doctorant en géochimie environnementale à la Jawaharlal Nehru University. Mais selon Anumita Roychowdhury, chercheuse au Center for Science and Environment, il faut encore réduire les émissions polluantes de 60 % pour que l’air soit sain : « Le problème est régional, or l’action des gouvernements est locale. La pollution n’a pas de frontière, il faut que les différents États du Nord travaillent ensemble à l’élaboration d’une politique commune. Nous avons des lois, mais personne ne les applique ».

À New Delhi, ville de 20 millions d’habitants, le trafic routier est intense. © Victoria Lavelle / Reporterre

L’absence d’approche régionale mène à des situations ubuesques, dénoncées par Ruchika Sethi Takkar : « Les travaux de construction sont interdits à Delhi, mais à Gurgaon [banlieue du sud de la ville], on construit de nouveaux quartiers, c’est absurde ! » La gestion de la pollution est aussi devenue politique. Le BJP, parti nationaliste hindou dont est issu le premier ministre Narendra Modi, multiplie les critiques à l’égard de la capitale, gouvernée par le parti Aam Aaduri, rival du gouvernement national, sans agir pour autant. Aucun dirigeant ne veut assumer la responsabilité d’une qualité de l’air devenue mortifère.

Inégalités face à la pollution

Si la pollution de l’air touche tous les habitants de New Delhi, certains en sont plus victimes que d’autres. Première inégalité : les purificateurs d’air, dont le prix minimum oscille autour de la centaine d’euros. « J’ai des purificateurs d’air partout chez moi, et ai les moyens de payer un traitement médicamenteux onéreux à mon fils, qui est asthmatique. Je suis consciente de mes privilèges », dit Muzna Alvi, Delhiite et mère d’un enfant de cinq ans à la santé fragile. « Avec mon mari, nous songeons à quitter Delhi à cause de la pollution. Nous avons déjà partiellement commencé, et avons passé l’hiver précédent à Goa. »

Akbar, 43 ans, est chauffeur de rickshaw depuis une vingtaine d’années. Du matin au soir, il arpente les artères de Delhi à la recherche de clients et subit les embouteillages monstrueux de la ville ; des journées passées à respirer les pots d’échappement, desquels il se protège au moyen d’un masque chirurgical à l’efficacité incertaine. « Je ne respire pas bien, je tousse constamment. Mais je n’ai pas le choix, il faut bien que je travaille », souffle-t-il entre deux quintes de toux. Pour retrouver un air à peu près respirable, il faudra attendre l’été prochain et l’arrivée de la mousson, pour qu’enfin le brouillard s’estompe.

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