Homme et femme dans un double profil tournoyant, couvert d’une mosaïque de miroirs aux reflets kaléidoscopiques… Une boule à facettes pour une artiste qui les multiplie : voilà comment le Champignon magique, créé en 1989 avec Jean Tinguely – son compagnon à la scène comme à la ville qui voyait en elle « le plus grand sculpteur de tous les temps » –, s’illustre comme un autoportrait singulier à la fin de l’exposition. Mais nous sommes d’abord accueillis dans le vaste hall toulousain par un drôle de bestiaire où se croisent des oiseaux et des serpents bariolés comme des masques mexicains, un Monstre du loch Ness [ill. en Une] de cinq mètres de long, des totems aussi morbides qu’enjoués et bien sûr, des Nanas… Monumentale Niki !
On connaît ses grandes sculptures mais on ignore trop souvent qu’elle a aussi créé des bijoux, des luminaires, des robes, du mobilier, ou encore des pin’s et même commercialisé son propre parfum [ill. ci-dessous] ! Si l’artiste des années 1960 est adulée, celle des années 1980 se trouve souvent boudée : « On a pu critiquer son aspect commercial, selon Bloum Cardenas, petite-fille de l’artiste. Mais c’était finalement le seul moyen pour elle de rester sans sponsor. Elle a gardé des États-Unis cette culture de l’entreprise. »
Celle qui n’a pas voulu qu’un arbre soit déraciné lors de la mise en place du Jardin des Tarots a aussi été active dans le moratoire italien sur le nucléaire.
Car la « dernière Niki de Saint Phalle » a besoin de moyens conséquents pour travailler à son grand œuvre, le Jardin des Tarots, pour lequel elle acquiert un terrain en Toscane en 1978. Parcours initiatique où se croisent la vie, la mort et l’amour au travers de mythes et légendes composites, et où résonne le souvenir de Gaudì comme du facteur Cheval. C’est un jardin de sculptures hors normes puisque les vingt-deux stations sont aussi habitables – Niki vécut d’ailleurs dans L’Impératrice durant le chantier : « Elle se plaignait des architectes qui se voulaient artistes mais elle-même est devenue artiste se voulant architecte », s’amuse Bloum Cardenas. C’est surtout la grande aventure collective dont nous est contée la genèse : autour de Niki, on ne compte pas d’assistants, que des collaborateurs, enrichissant la mise en œuvre de leur savoir. Inachevable, le lieu est laissé dans son état à la mort de l’artiste, selon sa volonté.
Ces dernières décennies sont aussi celles de l’engagement en faveur des grandes causes. Télégénique comme Warhol, Saint-Phalle veut leur prêter sa voix : « La colère des années 1960 laisse place au sens des responsabilités » pour Lucia Pesapane, co-commissaire de l’exposition. Niki de Saint-Phalle a toujours revendiqué son féminisme et son antiracisme, mais elle est aussi une militante écologiste précoce : celle qui n’a pas voulu qu’un arbre soit déraciné lors de la mise en place du Jardin des Tarots a aussi été active dans le moratoire italien sur le nucléaire (le nucléaire a été bloqué par referendum en Italie en 1981).
En 1994, elle délivre dans Mon secret un témoignage sans détour des viols commis par son père sur elle dans son enfance.
L’artiste s’adresse aux jeunes dans deux livres de prévention contre le Sida (Le Sida, c’est facile à éviter, en 1987 et Le Sida, tu ne l’attraperas pas, en 1990), au message didactique et sans tabou. En 1994, elle délivre dans Mon secret un témoignage sans détour des viols commis par son père sur elle dans son enfance, encourageant probablement des centaines de femmes à libérer leur parole. S’installant en Californie en 1993, elle consacre dans cette dernière période une série de sculptures aux « Black Heroes », comme Joséphine Baker ou Michael Jordan, afin de pallier leur invisibilité dans l’espace public, et réalise en 2001, aux États-Unis, un grand dessin pour le droit à l’avortement.
« Sa tragédie l’a rendue solidaire du malheur des autres » comme l’explique Annabelle Ténèze, directrice des Abattoirs et co-commissaire de l’exposition. En plus de son traumatisme, Niki de Saint Phalle a aussi vécu deux accouchements difficiles et reconnaît avoir « abandonné ses enfants pour son art ». Sa blessure est aussi physique, c’est une douleur qui l’accable à chaque inspiration. Les poussières plastiques qu’elle respire en sculptant lui ont provoqué une insuffisance respiratoire dès les années 1970. Les Skinnies, ces figures filiformes dont la ligne capture l’espace en sont le signe : « J’ai dû apprendre à respirer à nouveau, à respirer profondément. Les Skinnies ont reflété ce changement. » Finalement, en creux, c’est la mort qui rôde partout. Une mort que l’artiste veut affronter en face, non pas dans la morosité mais dans le combat, dans la danse, dans l’allégresse, en affublant des crânes géants de sourires. Comme la vie, la mort est une fête…
Niki de Saint Phalle : les années 1980 et 1990. L’art en liberté
Du 7 octobre 2022 au 5 mars 2023
Les Abattoirs - Toulouse • 76 Allées Charles de Fitte • 31300 Toulouse
www.lesabattoirs.org
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