La Croix : Les manifestations qui ont lieu actuellement en Chine vous surprennent-elles ?

Ai Weiwei : Non, ce n’est pas une surprise, tant les Chinois ont des raisons de manifester depuis plus de soixante-dix ans. Mais les mobilisations ont été très rares et depuis les événements de Tian An Men en 1989, c’est probablement la première fois que des manifestations prennent cette ampleur. L’oppression du gouvernement est si violente…

Depuis près de trois ans, il a confiné la population sans raison et contre toute rationalité scientifique. Il impose des tests Covid deux fois par jour. Même les poissons et les cochons sont testés ! Cela ne semble pas réel, mais ça l’est. C’est ridicule. Cela dure depuis si longtemps. Cela a profondément affecté un grand nombre de personnes. Des habitants ont sauté par la fenêtre parce que leur porte était fermée de l’extérieur…

Pourquoi cette fois-ci certains Chinois bravent-ils la répression ?

A. W. : Auparavant, les manifestations qui ont eu lieu en divers endroits du pays ont toujours été brutalement écrasées. Cette fois-ci, la plupart des grandes villes sont concernées. Et si les autorités procèdent à des arrestations, elles ne savent pas jusqu’où elles peuvent aller car ces protestations ne sont pas très politiques. Ce sont surtout la colère et la frustration entraînées par les difficultés économiques qui animent les manifestants. Les produits les plus élémentaires manquent. Les jeunes n’ont pas d’emploi, les étudiants à l’université n’ont pas d’avenir…

Ces manifestations sont-elles vraiment dépourvues de caractère politique ? On a pu entendre « Xi Jiping, démission ».

A. W. : Comparé à la Révolution française, ce n’est pas politique ! En France, vous avez eu les gilets jaunes tous les week-ends ces quatre dernières années, donnant lieu à des images très brutales. En comparaison, comment le fait de se tenir dans la rue en brandissant une feuille blanche peut-il être politique ?

Cette feuille blanche ne constitue-t-elle pas une dénonciation de la censure ?

A. W. : Si, en effet, mais c’est une dénonciation a minima. Il n’est pas possible de faire plus en Chine ou à Hong Kong. Quand bien même les manifestations seraient plus radicales, comme ce qui peut se passer à Paris ou Washington, cela ne changerait rien au régime. Il est incomparablement plus fort. Il a une police, une armée, un parti de 100 millions d’adhérents et qui a cent ans d’histoire… C’est le parti le plus important dans l’histoire de l’humanité.

Est-ce à dire qu’il est inutile de manifester ?

A. W. : Non, je n’ai jamais dit cela. Il est toujours nécessaire pour l’individu d’exprimer ses sentiments contre un roi, un régime autoritaire, un président, ses parents… Cela a un effet sur lui-même. Les Chinois qui manifestent prennent conscience qu’ils ont une voix et une responsabilité.

Qualifieriez-vous cet ensemble de manifestations de « mouvement » ?

A. W. : Non. Pour pouvoir parler de mouvement, il faut une organisation, un agenda, un manifeste, un leadership. Or, il n’y a rien de tout cela. En 1989, lors des manifestations de Tian An Men, il y avait une organisation claire, un syndicat d’étudiants, un syndicat de travailleurs, des journalistes… C’est complètement différent.

En Iran, une grande partie du peuple se soulève actuellement contre le régime. Voyez-vous des points communs avec la situation chinoise ?

A. W. : Les Iraniens ont une très longue histoire de lutte contre les restrictions religieuses et ont connu beaucoup de révolutions. Ils sont plus équipés que les Chinois pour s’exprimer. Aussi, il y a plus de liberté en Iran, il suffit de voir comment les femmes se révoltent, elles sont héroïques et admirables. On ne voit pas cela en Chine, même aujourd’hui.

Comment l’art, dans le contexte chinois de stricte censure, peut-il soutenir les manifestations ?

A. W. : L’art ne soutient jamais les manifestations, l’art est lui-même manifestation. Par définition, il questionne l’autorité et affiche l’expression de l’individu. Je parle de l’art véritable, pas de l’art tel qu’il est souvent entendu en Occident, comme une décoration qui, plutôt que de se confronter aux questions, propose quelque chose de plaisant…

Relevez-vous, aujourd’hui en Chine, des expressions artistiques qui questionnent l’autorité ?

A. W. : Très peu. Je ne vois qu’un seul artiste, qui est allé faire des tests Covid dans tous les endroits possibles en une journée. C’est une forme d’ironie. Je ne peux vous donner son nom pour le protéger. Il a été arrêté.

Dans un régime autoritaire, un artiste qui questionne les choses est immédiatement en danger… Il est envoyé en prison, comme moi (en 2011, Ai Weiwei a passé près de trois mois en détention, NDLR). Mon père a été exilé pendant vingt ans pour avoir élevé la voix. À sa génération, des millions de personnes ont été punies et sont mortes dans des camps.

Prenez-vous part aux manifestations à travers votre art, même à distance ?

A. W. : Je ne pense pas que ce soit nécessaire pour moi de recourir à l’art aujourd’hui. J’ai déjà fait un film documentaire très fort sur le Covid (Coronation, NDLR), chaque jour je tweete et lis des tweets, j’ai des conversations avec des gens en première ligne…

Attendez-vous une réaction des responsables européens ?

A. W. : Je ne crois pas que les manifestations les fassent réagir et, si c’était le cas, leur réaction serait feinte. Ce qui compte pour eux, c’est de faire des affaires avec la Chine. Bien sûr, à l’image de l’Union européenne, ils vont se dire préoccupés, voire profondément préoccupés. Mais cela sonne creux…