Recevez gratuitement la newsletter de la Revue
Littérature

Inédit. La cuisine britannique selon George Orwell

En 1946, le British Council – équivalent britannique de l’Alliance française – refusait cet article portant sur les habitudes alimentaires nationales. On y découvre un George Orwell fin connaisseur des traditions et des mets des différentes régions de son pays (lui dont l’œuvre est parsemée de descriptions de plats, généralement peu ragoûtants, comme dans La Ferme des animaux ou encore Le Quai de Wigan). En décembre 1945, il avait par ailleurs fait paraître dans les colonnes de l’Evening Standard « In defence of English cooking » (1). Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques étaient toujours soumis à un rationnement drastique, orchestré par le ministère de l’Alimentation, si bien que le British Council n’avait visiblement pas jugé de très bon ton de publier ce court essai, que nous découvrons ici pour la première fois en français.

« En Grande-Bretagne, les restaurants bon marché sont immanquablement mauvais, tandis que la cuisine proposée dans les établissements chics est quasiment toujours française ou d’imitation française »

La phrase de Voltaire si souvent citée affirmant que l’Angleterre posséderait « une centaine de religions mais une seule sauce » (2) était fausse et l’est tout autant aujourd’hui, mais trouve néanmoins toujours un écho chez les touristes étrangers, certes de bonne foi, mais ne séjournant que brièvement chez nous et ne se forgeant une idée qu’à partir des hôtels et restaurants qu’ils ont fréquentés. On notera d’emblée qu’il convient d’étudier la cuisine britannique à travers le prisme des foyers et plus particulièrement de ceux de la classe moyenne, voire ouvrière, dont les goûts n’ont pas encore été totalement européanisés. En Grande-Bretagne, les restaurants bon marché sont immanquablement mauvais, tandis que la cuisine proposée dans les établissements chics est quasiment toujours française ou d’imitation française. Dans le genre d’aliments consommés, les heures auxquelles ils sont servis, et jusqu’à leurs noms, tout nous permet d’observer une séparation culturelle entre la grande bourgeoisie et les masses populaires perpétuant les coutumes de leurs ancêtres.
En grossissant un peu le trait, on pourrait même dire que le régime alimentaire britannique typique est plutôt simple, voire lourd, et peut-être même légèrement barbare, tirant une partie non négligeable de ses vertus des matières premières locales, tout en faisant la part belle au sucre et aux graisses animales. C’est l’alimentation d’un pays du Nord humide où le beurre est abondant et les huiles végétales rares, où l’on consomme des boissons chaudes à n’importe quelle heure de la journée et où les épices et certaines herbes au goût prononcé sont des produits exotiques. L’ail, par exemple, est totalement absent de la véritable cuisine britannique: en revanche, la menthe, qui est complètement négligée dans certains pays européens, y est largement présente. Les Britanniques préfèrent généralement les aliments sucrés aux aliments épicés et mélangent le sucre avec la viande d’une façon que l’on voit rarement ailleurs.
Lorsqu’on parle de « cuisine britannique », on se réfère au régime alimentaire caractéristique des îles britanniques et non pas nécessairement à la nourriture actuelle du citoyen britannique moyen. À la différence économique entre les différents blocs de population s’ajoute le strict rationnement alimentaire en vigueur depuis maintenant six ans. La « cuisine britannique » renvoie donc au passé ou à l’avenir – des plats que les Britanniques consomment assez rarement ces derniers temps mais qu’ils mangeraient volontiers s’ils en avaient la possibilité, et qu’ils ont du reste mangé assez fréquemment jusqu’en 1939.

« Concernant le thé, en revanche, ils sont extrêmement critiques, et chacun a sa marque préférée et sa propre théorie sur la façon dont il doit être servi. Le thé se boit toujours avec du lait, et il est d’usage de le faire infuser très longtemps »

Tout d’abord, le petit déjeuner. En principe, pour presque tous les Britanniques, et de fait pour la plupart d’entre eux encore aujourd’hui, il ne s’agit pas d’une collation mais d’un véritable repas. L’heure à laquelle les gens prennent leur petit déjeuner est bien entendu régie par l’heure à laquelle ils se rendent au travail mais, s’ils étaient libres de choisir, la plupart d’entre eux le prendraient à 9 heures. Il se compose en temps normal de trois plats, dont un de viande. On commence traditionnellement par le porridge, fait de gros flocons d’avoine détrempés puis bouillis en une mixture spongieuse : il se mange toujours chaud, avec du lait froid (ou, mieux encore, avec de la crème) et du sucre. Les céréales du petit déjeuner, qui sont des préparations prêtes à l’emploi à base de blé ou de riz, prises froides avec du lait et du sucre, sont souvent consommées à la place du porridge. Ensuite vient soit du poisson, généralement salé, soit de la viande, sous une forme ou une autre, soit des œufs. La forme de poisson salé la meilleure et la plus typiquement britannique est le kipper, un hareng fendu et séché à la fumée de bois jusqu’à ce qu’il soit d’une couleur brun foncé. Les kippers sont grillés ou frits. Les plats de viande habituels du petit déjeuner sont le bacon frit, avec ou sans œufs au plat, les rognons grillés, les saucisses de porc frites ou le jambon. Les Britanniques préfèrent un type de bacon ou de jambon maigre et doux, traité avec du sucre et du salpêtre plutôt qu’avec du sel. En temps normal, il n’est pas rare de manger des steaks de bœuf grillés ou des côtelettes de mouton au petit déjeuner, et il y a encore des personnes, fidèles à la tradition, qui commencent la journée avec du rosbif froid. Dans certaines régions, en Est-Anglie par exemple, il est d’usage de manger du fromage au petit déjeuner.
Après la viande vient le pain, le plus souvent grillé, avec du beurre et de la marmelade d’orange. Ce doit être de la marmelade d’orange, bien que le miel soit un substitut possible. Les autres confitures sont rarement consommées au petit déjeuner et la marmelade n’est guère consommée plus tard. Pour la grande majorité des Britanniques, la boisson incontournable du petit déjeuner est le thé. Le café est presque toujours mauvais, que ce soit dans les restaurants ou chez les particuliers; la plupart des gens, bien qu’ils en boivent assez librement, s’en désintéressent et ne distinguent pas le bon du mauvais café. Concernant le thé, en revanche, ils sont extrêmement critiques, et chacun a sa marque préférée et sa propre théorie sur la façon dont il doit être servi. Le thé se boit toujours avec du lait, et il est d’usage de le faire infuser très longtemps, environ une cuillerée de feuilles de thé sèches par tasse. La plupart des gens préfèrent le thé indien au chinois et ils y ajoutent du sucre. Ici, cependant, on tombe sur une distinction de classe, ou plus exactement une distinction culturelle. Les travailleurs britanniques mettent pratiquement tous du sucre dans leur thé et préfèrent se passer de thé sinon. Le thé non sucré est une habitude des classes moyenne et supérieure, où il a tendance à être associé à un palais européanisé. Si l’on faisait une liste des personnes en Grande-Bretagne qui préfèrent le vin à la bière, on remarquerait probablement qu’elle englobe également celles qui prennent leur thé sans sucre.[…] LIRE LA SUITE

Lire aussi / Faire de l’écriture politique un art véritable


Publié dans la
Revue des Deux Mondes
décembre janvier

Achetez ce numéro pour poursuivre votre lecture ou connectez vous à votre compte abonné

J’achète


 

Related Posts

cuisine gastronomie wok wokisme le bêtisier du wokisme revue des deux mondes
Wokisme : au Pal toqué, la cuisine en folie
Charles III
Charles III : un monarque « français » peut-il survivre à Londres ?
6 février 1952 : Mort du roi Georges VI
Nothomb : « Être gourmet, cela sauve »
Dans la cuisine de Dickens
Boire et manger entre deux crimes
Balzac sur le travail
À table avec Balzac
« Comme Paris est beau mais qu’est-ce qu’on y mange mal ! »
Goethe et la France du pot-au-feu
Nouveau numéro : Sylvain Tesson, ses combats pour la civilisation et l’Arménie
L’Européenne la plus moderne, c’est vous, Élisabeth II
prince Charles Charles III
Charles III, un roi « normal » sur le trône d’Angleterre ?
Jean des Cars : « Elizabeth II, une reine de l’image »
« This country » : la rhétorique conservatrice de Liz Truss
En attendant Camus
Diana
William, Harry et le fantôme de Diana
Revue des Deux Mondes juillet août 2021
Nouveau numéro : modèle britannique, le sacré qui nous manque
George Orwell se battait au nom de la common decency
La Revue Des Deux Mondes décembre 2020 - janvier 2021
Nouveau numéro : George Orwell plus actuel que jamais
Florence Aubenas
Florence Aubenas. La leçon de journalisme d’Orwell
Julian Barnes : « En 2020, Orwell ne manquerait pas de sujets d’inspiration »
Faire de l’écriture politique un art véritable
Marcel Proust
Proust à table : lire « À la recherche du temps perdu » comme un livre de cuisine
Brexit
Brexit : “si l’accord est conclu en l’état, le Royaume-Uni aura le pire des deux mondes”
Prince Harry et Meghan Markle
Stéphane Bern : “Le mariage du Prince Harry, c’est la monarchie qui épouse la modernité”
31 août 1997 : mort de Lady Di
beatles
29 août 1966 : dernier concert des Beatles
19 mai 1935 : Mort de Lawrence d’Arabie
Bouteille de vin
Un invariant culturel : la diplomatie et la guerre à la française
Bloody Sunday
30 janvier 1972 : «Bloody Sunday» en Irlande du Nord
Winston Churchill
30 novembre 1874 : Naissance de Winston Churchill