sur la trace des morts anonymes
Dans la division des terrains communs du cimetière de Thiais (94), aussi appelée « Jardins de la Fraternité », de nombreuses tombes anonymes portent les inscriptions « X » ou « Masculin/Féminin X » sans dates de naissances.
Société

« Nommer, c’est faire exister » : sur la trace des morts anonymes

Des milliers de personnes meurent sans avoir été identifiées chaque année en France. Associations et collectifs enquêtent pour retracer leurs histoires et dénoncent des abus dans la prise en charge de ces défunts.

Un homme est mort dans la rue, ce matin. Alors comme presque tous les jours, au fond de son pull à capuche gris dans l’une des premières matinées froides de novembre, Chrystel Estela tente de joindre le commissariat de référence. Celui du XIIIe arrondissement de Paris, cette fois, en vain.

« Il s’agit d’un engagement pour la dignité » – Geneviève Brichet

D’entrée de jeu, la salariée des Morts de la Rue préfère briser les préjugés : « C’est la rue qui tue, pas les saisons, pas le froid. » L’association, dont l’objectif est de recenser et d’accompagner les sans-abri dans la tombe depuis bientôt vingt ans, décompte 623 décès en 2021 — « toute l’année de manière continue » insiste la coordinatrice. Un chiffre qui serait d’ailleurs loin d’être exhaustif : selon une étude de l’Inserm, environ six fois plus de SDF mourraient tous les ans sans que le collectif ne puisse en prendre connaissance. Parce qu’ils meurent « cachés » chez un ami, à l’hôtel, à l’hôpital. « Les relations que nous avons avec les OPJ (Officiers de Police Judiciaire) sont variables. Il y a ceux qui nous connaissent et nous font confiance pour partager leurs infos, ceux qui font même appel à nous quand l’enquête traîne, et ceux qui estiment qu’ils n’ont rien à nous dire », explique aussi Chrystel Estela. Les dossiers les plus complexes peuvent demander des mois de recherche avant d’être clôturés, parfois sans succès.

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Un sans abri campe devant les bureaux du collectif « Morts de la Rue », dans le XIXe arrondissement de Paris. Si les employés et bénévoles disent entretenir une bonne relation avec lui, certains riverains demandent à ce qu’il soit déplacé. Les bureaux sont situés à proximité directe d’une école, et l’affaire de la petite « Lola » a traumatisé le quartier.

Un sans abri campe devant les bureaux du collectif « Morts de la Rue », dans le XIXe arrondissement de Paris. Si les employés et bénévoles disent entretenir une bonne relation avec lui, certains riverains demandent à ce qu’il soit déplacé. Les bureaux sont situés à proximité directe d’une école, et l’affaire de la petite « Lola » a traumatisé le quartier.

C’est donc au cimetière de Thiais (94) qu’il faut se rendre pour réaliser la dimension réelle de l’hécatombe. Là, dans la division des terrains communs sont centralisées les dépouilles des morts sous X de la région parisienne. Les rangées de tombes grises — « style soviétique », ironise Chrystel Estela — s’étalent à perte de vue sur plusieurs centaines de mètres et à différents stades de conservation. Certaines sont fleuries, d’autres laissées en friche sous un amas de branches ne portant même plus de plaque. Parmi elles des sans-abri, sans papiers, personnes âgées isolées… mais aussi des criminels et des corps non-identifiés retrouvés dans le canal.

 « Avant notre apparition, huit cercueils étaient enterrés les uns après les autres en une journée à Thiais, sans cérémonie et sans que personne n’ait le droit assister aux funérailles. » – Chrystel Estela

Voilà le cœur de métier des Morts de la Rue ainsi que d’un nombre insoupçonné de collectifs et d’associations à travers toute la France. Leur motivation ? « Il s’agit d’un engagement pour la dignité », explique Geneviève Brichet, ex-conseillère municipale à la ville et membre fondatrice du groupe Mort sans toi(t). Le collectif lyonnais prend lui aussi en charge les défunts sans domicile fixe ainsi que « tous ceux sans famille ». « Les rites funéraires existent depuis la nuit des temps chez les premiers hommes et même chez les animaux, c’est une tradition à laquelle tout le monde a droit. Il n’y a pas une motivation religieuse dans mon cas mais un engagement pour l’égalité dans la mort. Pourquoi certains auraient droit à des ‘super rites' parce qu’ils ont du pognon et de la famille, et d’autres à rien sous prétexte qu’ils sont pauvres et seuls ? », explique la quinquagénaire originaire de Lyon. Chrystel Estela, des Morts de la Rue, se souvient aussi : « Avant notre apparition, huit cercueils étaient enterrés les uns après les autres en une journée à Thiais, sans cérémonie et sans que personne n’ait le droit assister aux funérailles. Depuis que nous existons, cela a changé. »

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Des fleurs et des mots de riverains sont déposés au coin de l’avenue Hoche, à Paris, en hommage à un sans abri qui vivait là depuis plus de 20 ans. D’origine espagnole mais parlant très peu le français, ce dernier est décédé début septembre. Le collectif Morts de la Rue n’a pas réussi à retrouver ses proches, malgré la mobilisation.

Des fleurs et des mots de riverains sont déposés au coin de l’avenue Hoche, à Paris, en hommage à un sans abri qui vivait là depuis plus de 20 ans. D’origine espagnole mais parlant très peu le français, ce dernier est décédé début septembre. Le collectif Morts de la Rue n’a pas réussi à retrouver ses proches, malgré la mobilisation.

Pour les accompagnateurs, les deux missions principales sont de retrouver l’entourage et de « personnaliser » autant que possible l’inhumation. Parfois, il y a de belles surprises. À Lyon, Geneviève se rappelle d’un sans-abri Autrichien : « Le défunt vivait dans la rue à Vienne avant de mourir. Il avait été transféré à l’hôpital en France pour quelque chose de grave dont il est décédé ici. On a retrouvé trois de ses copains de rue en Autriche, ils ont tenu à faire le déplacement pour l’enterrer et étaient présents. À l’hôpital, un soignant nous a aussi dit qu’il parlait tout le temps de danser le tango. Aux funérailles, tous ensemble, on s’est passé du tango. » Si religion il y a, les collectifs généralement laïques font aussi appel à d’autres associations religieuses pour organiser la cérémonie. « Et si on ne sait rien du tout du défunt, on lit un texte qui le rattache à l’ensemble de l’humanité », explique Chrystel Estela. Avant de conclure : « Nommer, c’est faire exister, comme disait un philosophe. » Il s’agit de Sartre. On lui rétorque une phrase souvent attribuée à Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »

« Il y a des villes qui rechignent à s’occuper des funérailles, puisqu’ils considèrent que ce n’est pas leur rôle. » – Chrystel Estela

Mais la mort sous X ne peut pas être faite de considérations trop spirituelles. Dans les archives des Morts de la rue, une interminable liste nous le rappelle : « Un homme, 26 ans, le 22 janvier 2021 dans les Hauts de France », « Une personne en Haute Garonne » et même « Un bébé, 1 mois, le 31 mars 2021 à Lille ». Parfois un prénom, un surnom ou un âge approximatif — on meurt dehors à 48 ans en moyenne — viennent corroborer une identité liquide. Pour combler ce manque et que « l’intuition devient plus scientifique », les Morts de la Rue publient chaque année une étude épidémiologique sur la mortalité des personnes sans domicile, intitulée « Dénombrer et Décrire ». Le rapport permet d’informer sur un phénomène invisible bien que constant.

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Faute d’entretien, plusieurs tombes du cimetière de Thiais (94) ne portent pas ou plus de plaques. Des effets personnels y sont parfois tout de même disposés en hommage aux défunts. Comme beaucoup de migrants clandestins sont enterrés dans la partie commune, on y retrouve des objets et souvenirs d’un peu partout.

Faute d’entretien, plusieurs tombes du cimetière de Thiais (94) ne portent pas ou plus de plaques. Des effets personnels y sont parfois tout de même disposés en hommage aux défunts. Comme beaucoup de migrants clandestins sont enterrés dans la partie commune, on y retrouve des objets et souvenirs d’un peu partout.

Si l’action de ces groupes est avant tout humaniste, elle porte donc aussi une véritable volonté d’alerter le public ; et donc une certaine dimension politique. Car les droits des morts anonymes sont loin d’être toujours respectés. Selon la loi, c’est à la commune de décès de prendre en charge les obsèques d’un défunt mort sans famille ou sans ressources. Sauf que dans les faits, « il y a des villes qui rechignent à s’occuper des funérailles, puisqu’ils considèrent que ce n’est pas leur rôle. Certaines laissent le dossier trainer dans un coin, attendent un, deux ou trois mois sans enterrer le corps jusqu’à ce que les amis craquent… quitte à ce qu’ils s’endettent complètement ou qu’ils acceptent de prendre une charge au moins une partie des frais », confesse Chrystel Estela. En général, soit ces communes sont surchargées et en ont marre de payer, soit elles n’ont pas l’habitude et ne connaissent pas vraiment la règle. « On est là pour leur rappeler leurs obligations », glisse la coordinatrice.

« Parfois, les familles découvrent seulement plus tard que leur proche a été enterré sans eux »

D’autres irrégularités sont aussi notées, à Lyon notamment. « Récemment, il y a eu un défunt pour qui l’enquête policière a duré plusieurs mois et pour qui la fermeture du cercueil ne pouvait donc pas se faire avant. Au bout d’un certain temps, vous imaginez comment est le corps… alors la commune a refusé de s’occuper de l’habiller pour les obsèques. Ça a été pour notre pomme. N’importe qui devrait avoir le droit de partir dans une tenue digne », raconte Geneviève Brichet. Depuis 2012, aussi, une loi relative aux procédures d’identification des personnes décédées rend obligatoire les prélévements ADN sur un défunt « lorsqu’il est inconnu » - cela en vue de son exploitation à des fins d’identification du corps. Or dans les faits, ces prélèvements qui se font « sur réquisition du procureur de la République », précise le texte de loi, ne sont pas systématiques. Les coûts engendrés, le manque d'un personnel médical habilité déjà surchargé, et le fait qu’aucun proche ne suive la procédure d’inhumation font que, souvent, la démarche passe tout simplement à la trappe. Résultat : on dénombre en France environ 31 fois plus de morts sous X qu’en Belgique, par exemple, comme le calculait déjà une enquête parue dans Le Monde en 2020. 

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La technologie du caveau « autonome étanche » est réservée aux terrains communs et non aux sépultures individuelles. Disposant d’une plus grande aération, elle permet de décomposer les corps en cinq ans au lieu de dix : certains associatifs dénoncent une inégalité de traitement des défunts et voient dans la pratique une manière de rentabiliser l’espace.

La technologie du caveau « autonome étanche » est réservée aux terrains communs et non aux sépultures individuelles. Disposant d’une plus grande aération, elle permet de décomposer les corps en cinq ans au lieu de dix : certains associatifs dénoncent une inégalité de traitement des défunts et voient dans la pratique une manière de rentabiliser l’espace.

L’inégalité jusque dans la mort est une réalité tangible. À Rennes, le collectif Dignité cimetière, plus militant que les autres, pointe du doigt la dernière tendance du milieu funéraire : les « caveaux autonomes étanches ». Cette technologie qui permet une meilleure aération du cercueil, a pour finalité de décomposer le corps du défunt en cinq ans au lieu de dix. Elle est pour l’instant réservée aux terrains communs et non aux sépultures individuelles. « C’est utile, concède un membre du collectif rennais, mais anormal. En fait, la loi impose aux communes d’inhumer les corps pour cinq ans au minimum. Au-delà, ces corps peuvent être extraits puis placés dans des ossuaires ou incinérés. Il y a donc là un objectif de roulement et de rentabilité affiché. » Le collectif dénonce une forme de discrimination pour des corps qui auraient moins de valeur que les autres.

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La finalité peut sembler un peu terre-à-terre : faire de la chair un objet d’égalité absolue. Sauf que le combat de ces collectifs peut parfois se révéler salvateur pour les familles des défunts. « À chaque inhumation, nous rédigeons un compte-rendu avec le lieu, l’heure, les textes lu, le temps qu’il faisait… Parfois, les familles découvrent seulement plus tard que leur proche a été enterré sans eux. Dans ces moments, cela peut devenir très difficile de faire son deuil. Nous leur fournissons alors des informations sur la cérémonie, et on peut leur faire rencontrer l’environnement dans lequel gravitait leur proche à la rue, les cafés qu’il fréquentait, par exemple », raconte Chrystel Estela. Pour cela, le collectif mène l’enquête auprès du Samu social et des différents acteurs de la rue : riverains, maraudeurs, camarades de galère… Et la coordinatrice de finir par se rappeler du slogan de l’association, et son engagement : « En interpellant la société, en honorant ces morts, nous agissons aussi pour les vivants ».

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