Ile de Lesbos, Grèce - Tombes anonymes de migrants.

Counting the Dead : un rapport du CICR sur les migrants décédés aux frontières sud de l’Europe

Entre 2014 et 2019, plus de 20 000 personnes auraient disparu sur les routes migratoires vers l’Europe. Un rapport du CICR intitulé Counting the Dead révèle que seuls 13% des corps ont été retrouvés et enterrés aux frontières du sud du continent pendant cette période. Et peu d’entre eux ont pu être identifiés. Le rapport formule des recommandations aux Etats comme à d’autres organisations afin d’améliorer l’identification des migrants décédés et l’information auprès des familles des victimes.
Rapport 15 décembre 2022 Grèce

Le rapport Counting the Dead, réalisé par la délégation régionale du CICR à Paris, met à jour la base de données de l'université Vrije d'Amsterdam qui comptabilisait les migrants décédés aux frontières méridionales de l'Europe sur la période 1990-2013. Ces chiffres n'ont fait que croître depuis.

Selon l'Organisation internationale de la migration (OIM), plus de 20 000 personnes ont disparu en route vers l'Europe entre 2014 et 2019. Sur la même période, 2 609 corps ont été enterrés en Espagne, en Italie et en Grèce selon les décomptes effectués par le CICR dans ces pays.

Ce dernier chiffre, qui représente 13 pour cent des personnes portées disparues, appelle à poursuivre le même exercice de décompte et à l'étendre aux côtes turques et d'Afrique du Nord, comme au sein même du continent européen.

Parmi les corps enterrés sur place, beaucoup n'ont pas été identifiés. Cette absence de certitude sur le sort des proches disparus plonge les familles dans une angoisse sans fin.

Corps enterrés sans identification

Grèce : 33 pour cent
Espagne : 50 pour cent
Italie : 73 pour cent

Un deuil impossible pour d'innombrables familles

Ces chiffres révèlent l'ampleur de cette tragédie humanitaire. Derrière chaque disparu, chaque dépouille enterrée dans une tombe anonyme, il y a une famille qui endure une souffrance spécifique, que les psychologues appellent « la perte ambigüe ». Tant que la preuve de ce qui est advenu d'un proche n'est pas apportée, faire son deuil relève de l'impossible. Au-delà de cette souffrance, les familles sont souvent confrontées à des problèmes socio-économiques et administratifs liés à la disparition de leur proche : précarité accrue, impossibilité d'accéder à des pensions, d'être reconnu comme veuve ou d'hériter d'une propriété.

Depuis plus de 150 ans, le Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge soutient les familles dans leurs recherches, à travers le service de rétablissement des liens familiaux. C'est dans cet esprit que le rapport Counting the Dead formule des recommandations à l'intention des Etats et des organisations concernées pour améliorer les processus relatifs à l'identification des migrants décédés et à la transmission de l'information aux familles des victimes.

Un délégué du CICR rend visite à des familles dont un proche a disparu dans un naufrage. Avec des collègues du Croissant-Rouge mauritanien, il récolte des échantillons d’ADN qui permettront éventuellement l’identification des corps.
Un délégué du CICR rend visite à des familles dont un proche a disparu dans un naufrage. Avec des collègues du Croissant-Rouge mauritanien, il récolte des échantillons d’ADN qui permettront éventuellement l’identification des corps. Lucile Marbeau/CICR

Comment améliorer l'identification des migrants décédés ?

Un chapitre du rapport s'attache à analyser les systèmes de médecine légale en Espagne, en Grèce et en Italie, et suggère des pistes d'amélioration. Ces recommandations dépassent les Etats et s'adressent à de nombreux acteurs qui se retrouvent en première ligne, telles les organisations secourant les migrants en mer.

Le rapport souligne l'importance de former tous les acteurs impliqués, dont ceux qui repêchent les corps, à la collecte d'informations nécessaires à toute identification : ADN, effets personnels trouvés sur la personne décédée, photographies, géolocalisation du corps repêché. Toutes ces données peuvent permettre de redonner un nom à une dépouille. Encore faut-il que ces données soient collectées, et qu'elles le soient de façon harmonisée.

Or, aucun pays ne dispose aujourd'hui de directives disponibles pour les acteurs étatiques comme non-étatiques. Une harmonisation et une standardisation sont donc nécessaires afin d'améliorer le taux d'identification actuel.

Elaborer de nouvelles méthodes liées aux spécificités de la migration

Les experts du CICR invitent également à appliquer des méthodes adaptées aux spécificités de la migration vers l'Europe. Aussi changeantes soient-elles, les routes migratoires sont structurées, avec des points de départ et d'arrivée spécifiques. Par exemple, les personnes quittant la côte atlantique africaine ont pour destination les Canaries, et non la Grèce (voir la carte ci-dessous). La recherche des personnes portées disparues doit s'inscrire dans une dimension transrégionale, mais attachée à la route spécifique empruntée, voire à un événement particulier (un naufrage par exemple).

De plus, certains corps ne seront malheureusement jamais récupérés. Mais comment donner une réponse à ces familles en l'absence de corps ? Une piste serait de pouvoir confirmer aux familles où leur proche se trouvait avant sa disparition, sur la base de témoignages confirmant qu'il/elle a embarqué sur tel bateau, à telle date. Il s'agit certes d'une information partielle, mais elle permettrait aux familles d'avancer et de faire leur deuil. Le rapport souligne également la nécessité de mener systématiquement des entretiens avec les survivants de naufrages, afin d'en identifier les victimes, comme les disparus.

Evros, Orestiada. Les spécialistes en médecine forensique du CICR cartographient les tombes afin d'assurer la traçabilité des corps.
Evros, Orestiada. Les spécialistes en médecine forensique du CICR cartographient les tombes afin d'assurer la traçabilité des corps. Costas Couvaris/CICR

Là encore, la collecte d'informations et leur partage sont cruciaux. Or, ces informations sont aujourd'hui dispersées entre de nombreux acteurs : les Etats, les membres du Mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, les organisations de secours en mer, les migrants et les familles de disparus comme les réseaux d'activistes.

Afin de résoudre des cas de disparition, le partage d'information à visée strictement humanitaire est vital. Le CICR pourrait jouer un rôle d'intermédiaire neutre entre ces différents acteurs.

La responsabilité des Etats face à une tragédie qui se poursuit

Les recommandations énoncées par le CICR dans le rapport Counting the Dead sont d'autant plus importantes que les disparitions aux frontières européennes se poursuivent. Pas une semaine ne passe sans un naufrage en mer Méditerranée ou sur la route de l'Atlantique menant aux îles Canaries. Les familles des migrants portés disparus, elles, restent plongées dans l'angoisse, dans l'attente de nouvelles.

A travers son réseau mondial, le CICR et les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge aident les familles à rechercher leur proche porté disparu. Mais la responsabilité première d'identifier les personnes décédées et d'apporter des réponses aux familles incombe aux Etats. Dans son rapport, de nombreuses recommandations sont adressées à ces derniers, notamment en ce qui concerne l'amélioration de leur système de médecine légale. L'Union européenne est appelée à créer un groupe de travail sur les migrants portés disparus et décédés pour faciliter l'échange de bonnes pratiques et une meilleure collaboration entre Etats membres


 CONSULTEZ l'intégralité du rapport (en anglais)