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Retrouvés des années après leur décès : quand la mort sociale précède la mort physique
L'association les Petits Frères des Pauvres recense plus d'une dizaine de cas de morts solitaires en 2022 dans leur dernier bilan.
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Retrouvés des années après leur décès : quand la mort sociale précède la mort physique

Délitement social

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L'association des Petits Frères des Pauvres a récemment publié son recensement annuel des morts solitaires. Des chiffres qui jettent une lumière crue sur l'isolement profond d'une frange de la population.

Le soir du 31 décembre 2022 à Libourne (Gironde), des pompiers appelés pour une simple fuite d’eau dans un appartement du centre-ville, tombent nez à nez avec le corps momifié d’une septuagénaire. Dans la boîte aux lettres de la défunte, des courriers datant de 2019. Son loyer ? Toujours prélevé automatiquement.

Les premières analyses révèlent que la locataire de 74 ans serait décédée trois ans auparavant. Comme Pierre*, 62 ans, retrouvé trois ans après son trépas. Andrée*, 75 ans découverte deux ans après. Yvonne, 87 ans, quinze jours plus tard. Ou encore Annie* et Jacqueline*, deux sœurs de 79 ans et 84 ans quatre mois plus tard. Chaque année, de nouveaux Français viennent noircir le nombre de « morts solitaires ». Dans son bilan 2022 publié le 16 janvier 2023, l'association les Petits Frères des Pauvres dresse un bilan dramatique de ce phénomène. Si le chiffre est probablement sous-estimé puisque ne sont comptabilisées que les personnes découvertes et qu'il n'existe aucune statistique publique, l'association recense en 2022 quatorze cas de ce type. « Il s'agit de personnes âgées de 62 à 93 ans, huit hommes et six femmes. Elles ont été retrouvées entre 15 jours et trois ans après leur décès. Onze vivaient en appartement. Dans la plupart des cas, il s’agissait de personnes âgées qui n’étaient pas ou peu identifiées par les services sociaux, de personnes en rupture qui pouvaient refuser de l’aide, avec des parcours de vie complexes semés d’embûches et de fragilités », relève l'association spécialisée dans la lutte contre l'isolement des personnes âgées démunies.

Derrière ces chiffres, une froide réalité : à l'heure des réseaux sociaux, la mort sociale peut encore précéder la mort physique. « Dans notre premier baromètre en 2017, on évaluait à 300 000 le nombre de personnes en France en situation de mort socialec’est-à-dire des personnes coupées des cercles principaux de sociabilité : amicaux, familiaux et de voisinage. On en dénombrait 530 000 dans cette situation en 2021, on pressent qu'en 2024, on arrivera à un chiffre d'environ 700 000 avec le vieillissement de la population », déplore auprès de Marianne le délégué général des Petits Frères des Pauvres, Yann Lasnier. Ces données ont été collectées avec l'institut CSA Research.

« Invisibilisation des personnes âgées »

Les racines de cette solitude sont multiples. Le deuil et la perte du compagnon représentent souvent l'une des causes premières de l'isolement des personnes âgées, on trouve ensuite les déménagements, l'évolution d'un quartier et la diminution de la sociabilité entre les voisins. « Il existe un phénomène de délitement social et une évolution dans les rapports sociaux en général qui conduisent certains individus à être de plus en plus isolés. Les lieux de sociabilité disparaissent, les anciens qui allaient à la poste n'y vont plus, et la fin du timbre rouge ne va rien arranger. Si dans certains coins la boulangerie ferme, c'est la fin des haricots. Un jour c'est le bistrot, un autre c'est l'association ou le commerce de proximité, la désertification entraîne la destruction des liens sociaux » analyse Yann Lasnier.

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La discrimination des personnes âgées et les conflits entre générations représentent également des écueils importants dans la lutte contre l'isolement, selon l'association. Il est tout à fait possible aujourd'hui dans un immeuble de vivre dans l'ignorance absolue de ses voisins. « Les cinq minutes de discussions qu'une personne âgée tient avec un caissier, ou avec un voisin qu'elle croise, sont peut-être ses seuls moments d'interaction dans la journée, indique Yann Lasnier. L'altérité a du plomb dans l'aile, les réseaux sociaux occultent la construction du nous et favorisent le culte du moi. Nous devons repenser notre manière d'appréhender la convivialité et combattre l'invisibilisation des personnes âgées. Ce ne sont pas des milliers de travailleurs sociaux qui vont permettre de régler la situation. L'interaction humaine ne pourra jamais être remplacée par les robots de la cyber-économie. Il faut promouvoir au contraire l'éducation au lien social et à l'amitié. »

Risque de "dérives anthropologique"

En 1979, le sociologue Norbert Elias décrivait déjà la figure d'un « mourant solitaire » dans son ouvrage La Solitude des mourants. Selon lui, le processus de civilisation et l'individualisation de notre vie sociale auraient entraîné un déni de la mort elle-même qui amène à exclure et isoler l'individu en fin de vie. À l'heure où l'on débat sur la manière dont doit être appréhendée la fin de vie en France, le triste bilan de l'association invite à repenser le cadre dans lequel certains individus finissent leurs jours. Avec leur expérience au contact des plus fragiles, les Petits Frères des Pauvres ont également souhaité contribuer au débat en cours sur le sujet. Dans une tribune publiée dans la Croix, en décembre 2022, ses responsables affirment que « si l’idée qu’une fin de vie anticipée puisse être une solution individuellement et socialement acceptable rencontre un certain écho, c’est qu’elle prend racine dans notre incapacité collective à bien accompagner la fin de vie. »

Yann Lasnier met toutefois en garde et précise : « ​​​Nous sommes particulièrement sensibles aux personnes qui pensent qu'elles sont devenues des poids pour la société, ou dont les enfants leur font sentir. Les gens que nous côtoyons au quotidien sont dans une situation de vulnérabilité et d’isolement extrême. Quand vous voyez ce qu'il se passe en Belgique, avec cette jeune femme de 23 ans qui a obtenu son euthanasie pour des problèmes psychiatriques, et que vous couplez ça à une société ou l'humanité et l'altérité se perdent, vous pouvez légitimement penser qu'il y a un risque de dérive anthropologique. Des personnes qui se sentent inutiles pourraient avoir l'envie d'en finir ». Une donnée en plus à envisager dans ce grand débat.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne