Il y a quelque chose de déprimant à constater, scrutin après scrutin, la léthargie électorale dans laquelle s’affaisse la Tunisie. Cette société d’Afrique du Nord qui avait tant fasciné il y a plus d’une décennie par son rôle pionnier dans la vague des « printemps arabes », laboratoire d’une expérience démocratique unique dans la région, est en train de battre les records mondiaux de l’abstention aux élections.
Le second tour du scrutin législatif qui s’est tenu dimanche 29 janvier a été boudé par près de 89 % des électeurs, soit autant qu’au premier tour. En juillet 2022, près de 70 % d’entre eux s’étaient détournés du référendum sur la nouvelle Constitution hyperprésidentialiste concoctée par le chef de l’Etat, Kaïs Saïed. Désintérêt, fatalisme, démission ou boycottage militant : la Tunisie semble se déliter inexorablement dans une anomie citoyenne, cette dissolution des cadres d’appartenance à une communauté politique, grosse de dangers.
Telle est la rançon de l’aventure personnelle dans laquelle Kaïs Saïed embarque le pays depuis son coup de force de juillet 2021. Elu deux ans plus tôt à la tête de l’Etat à la faveur d’un vote antisystème, le locataire du palais de Carthage avait alors invoqué un « péril imminent » pour s’arroger les pleins pouvoirs et amorcer la déconstruction méthodique de l’architecture institutionnelle issue de la Constitution de 2014, à dominante parlementaire.
Kaïs Saïed avait bénéficié, il est vrai, du soutien initial d’une population exaspérée par un jeu parlementaire devenu dysfonctionnel sur fond de régression socio-économique. Il incarnait l’espoir d’un retour aux aspirations populaires de la révolution trahies par une élite dirigeante corrompue et incompétente.
Une bulle irréelle
Les Tunisiens n’ont toutefois pas tardé à déchanter, une fois encore. Derrière son populisme rhétorique, le chef de l’Etat s’est enfermé dans un pouvoir personnel chaque jour plus étriqué. Il opère dans une bulle irréelle où l’incantation tient lieu d’action, où la pensée magique – teintée de messianisme – vaut projet politique. D’un côté, il se révèle impuissant à relever une économie au bord de la faillite, suspendue à la perspective d’un sauvetage du Fonds monétaire international. D’un autre côté, sa dérive autocratique n’en finit pas de déchirer le pacte démocratique qui avait été scellé, certes sur un mode imparfait, au lendemain de la révolution de 2011. La désertion des urnes prend là sa source. A quoi bon aller voter pour une Assemblée qui sera largement impotente ?
L’anomie ambiante ne prélude pas pour autant à l’effondrement imminent de Kaïs Saïed. Les partis d’opposition sont encore trop disqualifiés pour prétendre offrir une relève crédible à court terme. Les organisations de la société civile, qui semblent se réveiller autour du syndicat UGTT, ont encore bien du chemin à parcourir pour renouer le contact distendu avec le peuple.
Quant aux chancelleries occidentales, certes inquiètes des atteintes à l’Etat de droit, elles ne sont pas prêtes à lâcher Kaïs Saïed dans les circonstances actuelles, au risque d’ouvrir un vide encore plus périlleux à leurs yeux. Les abstentions répétitives de ces derniers mois sonnent néanmoins l’alarme : la légitimité du chef de l’Etat se racornit au fil des semaines. Cette perception nouvelle, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Tunisie, est lourde de réajustements à venir. Chacun doit en être bien conscient.
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