Au Kenya, la fronde des citoyens contre les violences électorales

Enquête · À l’approche de chaque scrutin, les menaces et les agressions se multiplient contre celles et ceux qui osent affronter les candidats les plus puissants. Certains le payent de leur vie. Mais un vent de changement souffle sur le pays : désormais, une frange d’activistes et de candidats refuse de se taire.

Lors des élections de 2017 dans le comté de Narok, au Kenya.
© Stephen Butler / Shutterstock

« C’est votre homme qui fait ça ! » crie la femme, debout et doigt pointé vers son interlocutrice. Elle s’exprime lors d’une réunion communautaire organisée à Mawanga, dans le comté de Nakuru, dans le centre-ouest du Kenya, et l’homme en question est le candidat de l’un des principaux partis politiques du pays. Elle fait référence à une récente vague de viols et de meurtres de femmes dans le quartier. En juin 2022, deux mois avant que les Kényans se rendent aux urnes1, cinq femmes ont été assassinées à Mawanga en l’espace de deux semaines.

Toutes ont subi le même horrible sort : elles ont d’abord été violées, puis tuées, et enfin leurs corps ont été brûlés. Les personnes soupçonnées d’avoir commis ces crimes sont des proches du candidat en question. La femme qu’elle a montrée du doigt, une partisane du candidat, est assise tranquillement sur sa chaise.

Cette scène est tirée du documentaire Gangland, réalisé par Dennis Okari à l’approche des élections d’août 2022. En plus de montrer la violence qui accompagne la ruée vers les postes politiques lucratifs au Kenya, ce film révèle comment la violence sexuelle est apparue, selon les termes de la Kenya Human Rights Commission (KHRC, Commission kényane des droits de l’homme), « comme une arme d’assujettissement ». « Ces viols ont pour but d’envoyer le message qu’une zone particulière a été "conquise" par un groupe particulier », explique Kamau Ngugi, directeur exécutif de la KHRC. Dans Gangland, un ancien membre de gang explique que l’objectif de la terreur est de forcer les gens soit à voter pour des candidats spécifiques, soit à « ne pas quitter leur maison du tout » – autrement dit : à s’abstenir.

Le viol, une arme électorale

Au Kenya, le meurtre et le viol ciblant les militants communautaires et les opposants aux puissants candidats sont tous deux utilisés depuis longtemps pour manipuler les élections et intimider les citoyens. Selon un décompte effectué après les élections de 2017, 92 meurtres et 201 viols pourraient être directement liés aux scrutins de cette année-là. Selon la KHRC, la police kényane aurait participé à certains de ces crimes. Un rapport de Human Rights Watch affirme qu’il y a même eu des « viols collectifs commis par des hommes en uniforme dans des bastions de l’opposition » à l’approche du scrutin.

Ces allégations ont été fermement démenties par les responsables de la police, qui les ont qualifiées de « mensongères ». Mais beaucoup d’autres rapports ont également impliqué la police dans des incidents d’une extrême violence à l’époque. De nombreux journalistes ont notamment fait état d’agressions physiques commises par des policiers, des politiciens ou des militants. Le meurtre mystérieux de Christopher Msando, responsable des technologies de l’information et de la communication au sein de la Commission indépendante des élections et des frontières (Independent Electoral and Boundaries Commission, IEBC), l’organisme para-étatique chargé de superviser les élections au Kenya, hante également la mémoire de ces élections. Le corps de Msando, qui a été étranglé, a été retrouvé dans une forêt quelques jours avant le scrutin, l’un de ses bras présentant de profondes entailles. Avant sa mort, il avait souvent plaisanté sur le fait qu’il avait une puce dans le bras qui lui donnait accès aux systèmes numériques de l’élection...

Selon la plupart des observateurs, les élections de 2022 ont été plus libres et plus pacifiques. Ramadhan Rajab, de Missing Voices Kenya, une ONG qui documente les exécutions extrajudiciaires commises par les forces de sécurité, attribue cette évolution à « diverses initiatives de paix de la société civile » au sein des communautés. Mais des récits d’électeurs, de militants communautaires et d’agents électoraux indiquent également que les parties prenantes et le public ont tendance à être plus vigilants. La faible incidence de la violence lors du récent scrutin est en partie attribuée aux citoyens qui ont gardé la tête froide et sont restés pacifiques, même face à des manœuvres perçues comme frauduleuses et répressives.

« J’ai répondu que c’était mon droit »

Irene Nyambega, résidente de Nairobi et leader communautaire, a par exemple tenu bon malgré les menaces d’un groupe de surveillance de quartier à Mathare qui lui reprochait d’avoir déployé une affiche de son candidat sur sa fenêtre. « Le chef du groupe, connu sous le nom d’Abiola, m’a demandé plusieurs fois pourquoi je soutenais quelqu’un “qui ne vient pas de la même tribu” et j’ai répondu que c’était mon droit », explique-t-elle. Faisant fi du tribalisme, Irene Nyambega avait choisi de soutenir le candidat qui, selon elle, ferait « un élu attentif et engagé ». Elle a refusé de retirer l’affiche.

Irene Nyambega, victime de violences lors des élections de 2022, montre les formulaires de plainte qu’elle a soumis à la police.
© Ngina Kirori

Quelques jours plus tard, elle a entendu des cris à l’extérieur de sa maison, une voix affirmant haut et fort que ceux qui soutenaient des candidats « extérieurs » à la tribu dominante de la communauté devaient être « expulsés du quartier ». « Quand je suis sortie, j’ai trouvé Abiola et son groupe. Il a dit que ce soir, il allait frapper quelqu’un. Avant que je puisse lui demander ce qu’il voulait dire, il m’a giflé pendant que les autres hommes me tenaient les bras pour que je ne puisse pas me défendre. Ma fille se tenait près de moi et pleurait. » Heureusement, un groupe de voisines est venu à son secours, et les hommes sont partis.

La nuit précédant le jour du scrutin, Irene Nyambega n’a pas pu dormir. Elle était terrorisée. « Des gens frappaient sur des objets devant ma porte et faisaient retentir des klaxons », se souvient-elle. Mais le même groupe de femmes qui était déjà venu l’aider est revenu à la charge. Ensemble, elles ont élaboré un plan : « Au lieu de nous lever tôt comme d’habitude, nous avons rassemblé nos forces et nous nous sommes rendues en groupe plus tard au bureau de vote, avant de revenir chez nous le plus vite possible. »

Le martyre de Daniel Musyoka

Le président de l’IEBC du comté de Wajir, Mohammed Kanyare, a fait preuve d’une bravoure similaire. Il était chargé de superviser les scrutins dans une région reculée du nord-est du Kenya. Dans un rapport officiel adressé à l’IEBC, Kanyare décrit comment, le 10 août 2022, alors qu’il se rendait à pied au centre de dépouillement pour transmettre les résultats de son bureau de vote, il a été arrêté par un homme qui se trouvait dans une voiture. Le conducteur, écrit Kanyare, lui a demandé de monter dans sa voiture. Le fonctionnaire électoral ayant refusé, l’homme lui a alors demandé de « modifier » l’un des formulaires qu’il avait avec lui. Kanyare a de nouveau refusé et a poursuivi son chemin.

Il a atteint le centre de dépouillement sans encombre et s’apprêtait à remettre ses résultats au directeur national du scrutin lorsque, soudain, les lumières se sont éteintes. Dans un moment de chaos, il se souvient avoir aperçu une personne qui « ressemblait à un policier ». Celle-ci s’est approchée de lui et lui a tiré dans la jambe. La blessure était si grave que Kanyare a dû être amputé, mais son courage a protégé l’intégrité des élections dans le comté de Wajir.

À Embakasi East, dans la banlieue de Nairobi, un événement similaire a coûté la vie à Daniel Musyoka, un agent électoral. La veille du décompte final, le 10 août 2022, des collègues ont décrit Musyoka comme ayant l’air soudainement « perturbé » avant de le voir s’enfermer dans l’une des pièces du bureau de vote. Il n’en est sorti qu’à 4 heures du matin pour rentrer chez lui. Après être revenu au bureau à 9 heures, le responsable des élections est sorti pour recevoir un appel téléphonique. Les images de vidéosurveillance le montrent en train de parler à un conducteur de moto vers 9 h 50. C’est la dernière fois qu’il a été vu vivant. Des bergers ont trouvé son corps dans un ravin alors qu’ils faisaient paître leurs vaches à plus de 50 km de là, dans le comté de Kajiado, près de la frontière entre le Kenya et la Tanzanie. L’examen post-mortem a révélé que la cause de la mort était liée à une strangulation.

Selon le chef de l’IEBC, qui a pris la parole lors de ses funérailles, Musyoka était connu pour être un « professionnel compétent » qui était « engagé en faveur d’élections libres et équitables ». On ne sait pas s’il a lui aussi subi des pressions, comme Kanyare, pour modifier des formulaires électoraux. Mais lors d’une conférence de presse organisée après les obsèques, l’IEBC a elle-même cité sa mort et la blessure de Kanyare comme des exemples des 33 tentatives recensées pour « corrompre, intimider ou menacer des agents électoraux » lors des élections de 2022.

Des candidats indépendants qui se veulent « différents »

Au total, l’IEBC a recensé durant ces scrutins 73 tentatives d’exercer une « influence indue », comme la corruption ou le « recrutement forcé d’électeurs ». Parmi celles-ci, on compte un cas d’« arrestation injustifiée » d’un coordinateur de l’éducation des électeurs – il a été retenu dans une pièce du centre national de dépouillement par des agents d’une unité de police antiterroriste pendant trois jours –, ainsi que plusieurs tentatives (infructueuses) de pénétrer dans des bureaux où se trouvaient des ordinateurs contenant des données sensibles. Le 15 août, lors du dévoilement des résultats de l’élection générale, la direction de l’IEBC a également été attaquée par des militants qui ont pris d’assaut l’estrade et ont frappé des fonctionnaires.

Il semble cependant que quelque chose est en train de changer au Kenya. Dans plusieurs régions où de puissants candidats se sont livrés à des campagnes d’intimidation, les électeurs ont malgré tout voté pour leurs adversaires. Ce fut le cas dans le comté de Wajir et à Embakasi East. Même dans le comté de Nakuru, la région où cinq femmes ont été assassinées, un candidat d’opposition relativement peu connu a surpris les principaux candidats en profitant de l’indignation publique pour remporter une large victoire.

Autre signe positif qui semble confirmer cette tendance : le nombre de candidats indépendants. Ils étaient 6 000 à se présenter dans tout le Kenya lors des élections de 2022, soit une augmentation de 50 % par rapport à 2017. Parmi eux, 102 ont été élus à l’Assemblée du comté sur les 290 membres qui représentent les 47 comtés du Kenya – un record. Treize indépendants ont également été élus à l’Assemblée nationale, sur un total de 349 sièges, et un autre a obtenu 1 siège au Sénat, qui compte 47 membres.

Il s’agit d’un changement modeste mais significatif dans le paysage politique du Kenya, où les dynasties et les hommes forts dominent l’establishment politique depuis des décennies, se relayant pour gouverner dans un système de patronage qui récompense l’amitié et la loyauté. « Je veux être différent de ces politiciens qui considèrent [la politique] comme une entreprise lucrative, affirme Ndung’u Ithuku, qui s’est présenté en tant qu’indépendant à Kabete, un quartier situé à la périphérie de Nairobi. Dans ma campagne, nous avons fait du porte-à-porte au lieu de dépenser de l’argent pour des véhicules de marque et du battage publicitaire. » Ithuku n’a pas gagné cette fois-ci, mais il se dit prêt à se représenter en 2027.

La fin des exécutions extrajudiciaires dans le pays ?

Le message est-il parvenu au président nouvellement élu, William Ruto ? Après avoir promis dans son discours d’investiture que son administration se pencherait sur les cas où des citoyens ont été victimes « d’intimidation, de menaces et, dans certains cas, de meurtres » pendant le cycle électoral, il a proposé de dissoudre la redoutable Unité de service spécial (Special Service Unit, SSU). La SSU est une unité paramilitaire d’élite qui se serait rendue responsable de centaines d’exécutions extrajudiciaires dans le pays, et dont les victimes sont souvent qualifiées à titre posthume de « criminels » ou de « terroristes ». À plusieurs reprises, des sacs contenant des cadavres avec les mains attachées dans le dos ont été retrouvés dans des rivières au Kenya, et dans son annonce, Ruto a tacitement admis que certains de ces crimes étaient au moins en partie l’œuvre de la SSU. Le chef de la police, Amin Mohamed, a confirmé par la suite la dissolution de l’unité, déclarant que cette décision signifiait « la fin des exécutions extrajudiciaires dans le pays ».

Le président kényan William Ruto, au côté du secrétaire d’État aux Affaires étrangères britannique James Cleverly, le 7 décembre 2022, à Nairobi.
© UK Government

Cependant, les choses avancent lentement. Comme dans plusieurs autres pays africains, l’État kényan s’est muni de logiciels espions qui lui permettent de lire les messages et les courriels et d’écouter les appels téléphoniques de n’importe qui. En 2021, Suhayl Omar, militant de la société civile, a déclaré que « le gouvernement kényan [s’appuyait] fortement sur la surveillance de ses citoyens pour réprimer toute forme d’opposition ». En juillet 2022, un mois avant les élections, des militants et des utilisateurs de médias sociaux ont exprimé leur inquiétude après que l’Autorité des communications a adopté un décret exigeant de réenregistrer les cartes SIM sous peine d’amende ou d’emprisonnement.

Depuis lors, le président Ruto a ordonné le déploiement à Nairobi d’une autre unité de police, l’Unité des services généraux, afin de lutter contre la recrudescence des crimes violents. Missing Voices a recensé 23 meurtres et 7 disparitions depuis août 2022. Les poursuites contre les forces de sécurité restent extrêmement rares, et les tribunaux kényans ont fait état d’un arriéré de 60 000 affaires de ce type. Le meurtre de Christopher Msando, en 2017, n’a toujours pas été jugé, bien qu’un témoin clé se soit dit prêt à parler. L’agence de protection des témoins, en gestation depuis des années, reste paralysée par le manque de moyens.

En raison de l’absence de réels progrès institutionnels, la société civile kényane réclame à cor et à cri – et souvent en vain – un soutien accru de la part des donateurs occidentaux pour ses efforts en faveur de la démocratie et de la lutte contre la corruption. « Les priorités semblent avoir changé, déclare le responsable d’une organisation de la société civile qui a demandé à rester anonyme. Plusieurs rapports que nous avons compilés sur l’utilisation abusive des fonds publics ont été accueillis par le silence, et même par une réduction des financements. » Interrogé sur les raisons de cette situation, il explique que les pays occidentaux « sont plus préoccupés par le fait de faire des affaires avec le gouvernement kényan » aujourd’hui, en particulier « en ce qui concerne les contrats qui pourraient autrement aller à la Chine et à l’Est » (lire l’encadré ci-dessous). Des activistes affirment également être affectés par le relèvement par la Banque mondiale de la note du Kenya en 2014, qui l’a fait passer au rang de « pays à revenu intermédiaire », ce qui le rend inéligible à diverses formes de soutien, y compris le soutien à la base, réservé aux pays classés à faible revenu.

Des morts mystérieuses dans l’entourage de Ruto

Aucun des pays qui négocient actuellement des contrats avec le gouvernement kényan ne semble être gêné par le parcours du nouveau président, William Ruto, malgré le rôle qu’il a joué dans les violences postélectorales de 2007, au cours desquelles plus d’un millier de Kényans ont trouvé la mort. Les actions de Ruto et sa rhétorique tribaliste durant cette période lui ont valu d’être accusé de crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale (CPI), et bien que les charges retenues contre lui aient été abandonnées en 2016, la cour a refusé de l’acquitter, affirmant que d’autres informations judiciaires pourraient être ouvertes si de nouvelles preuves étaient présentées.

Deux décès mystérieux ont remis en lumière cette menace qui plane sur la tête du président. Le 26 octobre 2022, l’éminent avocat kényan Paul Gicheru, qui a été poursuivi devant la CPI après avoir été accusé de subornation de témoins pour le compte de William Ruto, a été retrouvé mort dans sa chambre à Nairobi, de la mousse sortant de sa bouche. Gicheru était sur le point de témoigner dans cette affaire de subornation de témoins.

Trois mois plus tôt, Christopher Koech, un témoin dans l’affaire Gicheru, s’est effondré alors qu’il était sur sa moto dans le comté de Kakamega. On a également constaté que de la mousse sortait de sa bouche. Ces morts mystérieuses s’ajoutent à un triste décompte de onze autres témoins liés au nouveau président kényan, qui sont morts depuis l’annonce des accusations portées contre lui en 2011.

1Le 9 août 2022, les Kényans ont voté pour leur président, leurs députés, leurs sénateurs et leurs gouverneurs.