Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

« Chaque jour, je prie pour que mes enfants me reviennent » : au Nigeria, sur la trace des milliers de disparus

Depuis 2014, l’insurrection djihadiste de Boko Haram met en échec l’armée nigériane. Au moins 25 000 personnes, dont 14 000 enfants, manquent à l’appel des familles.

Le Monde avec AFP

Publié le 09 février 2023 à 12h30

Temps de Lecture 7 min.

Dans le nord-est du Nigeria, dans le camp de personnes déplacées de Rann, à la frontière avec le Cameroun, le 29 juillet 2017.

Quand elle est arrivée en haut de la montagne, Hafsatu Usman a réalisé que, dans sa fuite effrénée des combats, elle avait perdu trois de ses enfants. C’était en août 2014, un jour où l’armée bombardait son village de Ngoshe, dans le nord-est du Nigeria, alors contrôlé par les djihadistes de Boko Haram. « Je me suis rendu compte que Hadiza (5 ans), Abubakar (13 ans) et Oussama (12 ans) n’étaient plus avec les autres enfants », raconte cette femme de 38 ans assise sur une natte bleue dans l’un des camps de déplacés de Yola où elle a trouvé refuge, à quelque 250 km de chez elle.

« J’ai crié leur nom toute la nuit et je les ai cherchés partout », souffle-t-elle devant le plus jeune de ses sept enfants, Yusuf, qui la regarde avec une infinie tendresse. A 5 ans, il est en permanence accroché aux jupes de sa mère, comme s’il avait tout saisi du drame qui a frappé sa famille et des milliers d’autres. « Ce jour-là, bien d’autres enfants ont disparu », ajoute Hafsatu.

Depuis treize ans, un conflit meurtrier oppose l’armée et les groupes djihadistes dans le nord-est du pays. Plus de 40 000 personnes sont mortes et plus de 2 millions ont été déplacées. L’insécurité est l’un des principaux enjeux de l’élection présidentielle au Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique qui s’apprête à désigner un successeur à Muhammadu Buhari le 25 février prochain.

Les filles de Chibok

Dans le nord-est, plus de 25 000 personnes sont portées disparues, dont quelque 14 000 enfants, selon un registre du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui est largement sous-évalué puisqu’il ne comprend que les disparitions signalées.

Les filles de Chibok sont sûrement les disparues nigérianes les plus connues au monde. En 2014, l’insurrection djihadiste avait fait la « une » des médias internationaux lorsque 276 écolières avaient été enlevées dans leur pensionnat par Boko Haram. Une campagne mondiale baptisée #BringBackOurGirls (« ramenez nos filles ») avait alors été lancée.

Des mères des 217  jeunes filles enlevées par les djihadistes de Boko Haram à Chibok, en 2014, réclament le retour de leurs enfants.

Huit ans plus tard, les regards se sont détournés et les hashtags se sont tus, alors qu’une centaine d’entre elles n’a toujours pas été retrouvée. Comme des dizaines de milliers d’autres disparus.

Que sont devenus ces mères, ces pères, ces enfants ? L’incertitude est un supplice pour leurs proches, comme Hafsatu Usman qui ne « sait rien » de ses petits. Sont-ils vivants ? Ont-ils rejoint les insurgés ? Ont-ils été arrêtés par l’armée et emprisonnés ? Sa fille a-t-elle été mariée de force à un djihadiste ? Ont-ils été tués dans des bombardements de l’armée ? Dans des exactions des djihadistes ? Le plus souvent, il n’y a pas de réponse. « Chaque jour que Dieu fait, je prie pour que, si mes enfants sont en vie, ils me reviennent sains et saufs et que, s’ils sont morts, leur âme repose en paix », dit-elle.

Il aura fallu attendre 2021 pour que les autorités nigérianes, en proie à un conflit avec les djihadistes dans le nord-est du pays, à des bandes criminelles dans le nord-ouest et le centre, à une agitation séparatiste dans le sud-est et à la multiplication de kidnappings contre rançons, annoncent lancer un registre des personnes disparues. Il est encore en phase pilote et ne concerne pour l’heure que l’Etat du Borno (nord-est).

Véritable aveu d’impuissance, le gouvernement a reconnu début 2023 que le Nigeria « ne dispose d’aucune donnée fiable sur le nombre de personnes disparues dans le pays, ni d’aucune structure permettant de faire face aux conséquences humanitaires de ces disparitions ».

Travail de fourmi

Pourtant, connaître le sort d’un proche disparu est un droit, rappelle le CICR. Mais retrouver leur trace dans ce pays de quelque 215 millions d’habitants est comme chercher une aiguille dans une botte de foin, selon Zubairu Umar.

Suivez-nous sur WhatsApp
Restez informés
Recevez l’essentiel de l’actualité africaine sur WhatsApp avec la chaîne du « Monde Afrique »
Rejoindre

Ce Nigérian de 30 ans fait partie du réseau des volontaires de la Croix-Rouge qui compilent des informations sur les disparus à travers la région mais aussi au Cameroun, au Tchad et au Niger voisin, où le conflit djihadiste s’est étendu.

A chaque fois qu’arrivent de nouveaux déplacés, il se rend dans les camps de Yola et inscrit de nouveaux noms sur le registre du CICR des disparus. Nom, lieu de naissance, caractéristiques physiques sont collectés. « Et nous demandons s’ils ont une photo, explique-t-il. Le plus souvent ils n’en ont pas donc nous prenons une photo des proches. »

La base de données du CICR dira peut-être qu’un mari à la recherche de sa femme a lui-même été déclaré disparu par cette dernière, réfugiée dans un autre camp… « Parfois on retrouve quelqu’un et c’est un sentiment incroyable », poursuit Zubairu Umar.

Pour ce travail de fourmi, des criées sont organisées : devant les déplacés réunis par district d’origine, un volontaire crie les noms de disparus. Celui qui a une information lève la main. « Pour un seul cas, il peut arriver qu’on collecte 70 informations différentes », poursuit le volontaire. « Si la sécurité nous le permet, on peut dépêcher un volontaire dans un village, si on a établi qu’un disparu y a été vu. »

A Yola, dans le nord du Nigeria, dans le camp de personnes déplacées par l’insurrection djihadiste de Boko Haram, le 1er septembre 2022.

Outre les personnes déplacées dans des centaines de camps, un nombre important de disparus peut aussi se trouver en prison ou dans des territoires contrôlés par des djihadistes, où les recherches sont encore plus difficiles.

Des dizaines de milliers de personnes ont été « arrêtées illégalement par les forces de sécurité » depuis le début du conflit, estime Amnesty international. Suspectées d’avoir appartenu aux groupes djihadistes ou de les avoir soutenus, elles sont souvent gardées au secret sans aucun procès dans des « centres de détention inconnus, gérés pas la police, l’armée ou les services d’Etat », selon l’organisation. Souvent dans des conditions inhumaines, poursuit Amnesty, qui estime à 10 000 le nombre de personnes mortes en détention.

La radio, précieux relais

Ibrahim, 33 ans, a passé des années en prison sans aucune nouvelle de sa famille, après avoir, dit-il, été arrêté car soupçonné « injustement » d’être un combattant djihadiste.

Cet homme très marqué physiquement, le regard perdu, vit désormais dans le camp de déplacés de Bama, dans l’Etat du Borno, où il a retrouvé sa femme et ses enfants fin 2021.

Il raconte notamment avoir été raflé par l’armée en 2014 et détenu durant huit mois dans une cellule avec des centaines d’autres hommes, sans pouvoir même s’allonger au sol, avant d’être identifié par le CICR et transféré dans un autre centre où il a vécu plusieurs années.

Le CICR s’efforce de rétablir le contact entre les personnes détenues et leurs familles, car l’organisation a accès aux centres de détention, conformément au mandat spécifique que lui confèrent les Conventions de Genève, qui régissent le droit international humanitaire.

Elle devrait aussi pouvoir discuter avec tous les acteurs d’un conflit. Mais, au Nigeria, les contacts avec les groupes djihadistes n’existent pas. D’immenses zones du territoire restent ainsi inaccessibles aux recherches.

Pour toucher le plus grand nombre, les postes radio se sont révélés un précieux relais. « Son nom est Yahaya. Il a disparu quand Boko Haram a envahi le village de Maiha. » Jusqu’à la fin de l’année dernière, l’antenne de Radio France International (RFI) à Lagos, la capitale économique du Nigeria, donnait la parole aux proches des disparus et un numéro de téléphone aux auditeurs en cas d’information. L’émission « Da-Rabon Ganawa » (« nous nous reverrons un jour »), vingt minutes hebdomadaires en haoussa, la langue la plus parlée dans le nord du Nigeria et dans tout le bassin du lac Tchad, n’a pas été reconduite à cause de restrictions budgétaires. Mais un programme similaire se poursuit sur une radio locale.

Jours de colère et d’espoir

Difficiles et fastidieuses, les recherches finissent parfois par payer. Depuis 2018, le sort de 3 534 personnes portées disparues a été clarifié par le CICR. Et 95 enfants ou adultes dits « vulnérables » ont retrouvé leur famille.

Plus de sept ans ont passé avant que Jugule Ahmed ait des nouvelles de sa famille. Sept ans de « colère », mais aussi « d’espoir, un jour, de les revoir », raconte à l’AFP cet homme de 54 ans depuis la cour de sa maison d’un camp de réfugiés à Yola.

C’est en 2015 que Jugule perd la trace de sa femme et de ses cinq enfants kidnappés par Boko Haram après un raid sur leur village de Madagali, dans l’Etat voisin du Borno.

Mais cet après-midi d’août 2022, un adolescent de 12 ans, les mêmes yeux empreints de timidité, se tient à ses côtés. C’est Baba, son plus jeune fils qui n’avait que 5 ans lorsqu’il lui a été arraché par le conflit.

A Abuja, en mai 2021, la capitale du Nigeria, manifestation contre les multiples causes de l’insécurité qui minent le pays depuis 2014.

Après des années de captivité, Baba et sa sœur Adama, aujourd’hui 14 ans, ont réussi à s’échapper pour rejoindre une ville contrôlée par l’armée. Jugule se rappellera toute sa vie ce coup de téléphone d’un ami l’informant que « deux de ses enfants auraient réussi à s’enfuir et se trouveraient désormais à Gwoza ».

Après enquête, les deux rescapés sont transportés jusqu’à Yola. Barnabas John, psychologue du CICR, était dans la voiture qui a conduit les enfants jusqu’à leur père. « Quand Baba a vu son père depuis la vitre, il l’a immédiatement reconnu et ne s’arrêtait pas de crier “C’est mon père !” », se remémore-t-il. « Tout le monde s’est mis à pleurer à chaudes larmes. »

« Des équilibres totalement bouleversés »

Les issues heureuses existent. Mais parfois ces réunions marquent aussi « le début d’une nouvelle période difficile pour ces familles, dont les équilibres ont été totalement bouleversés », indique Charlie Coste, une responsable du CICR dans le nord-est.

Des rescapés de Boko Haram ne sont pas toujours acceptés dans les familles, où certains redoutent qu’ils aient pu être endoctrinés. Dans de nombreux cas, des proches de disparus se sont remariés, ont eu de nouveaux enfants.

Il existe aussi des cas de femmes enlevées par Boko Haram, remariées de force à des combattants et qui, une fois retrouvées, ne sont pas acceptées dans leur premier foyer par leur mari. « Je ne peux pas le supporter », dit à l’AFP l’un d’eux sous couvert d’anonymat, la tête baissée vers le sol.

A Yola, le 31 août 2022, dans le camp de personnes déplacées, Hafsatu Usman, avec son fils Yusuf, attend désepérément le retour de trois de ses enfants, perdus lors de la fuite de la famille, en août 2014, alors que l’armée 
 bombardait son village de Ngoshe, dans le nord-est du Nigeria, alors contrôlé par les djihadistes de Boko Haram.

Réunir les familles est source d’espoir, mais aussi de tourments pour ceux dont les proches n’ont pas été retrouvés. « C’est très dur », confie Hafsatu Usman, le petit Yusuf toujours accroché à son hijab. Sur son visage, les larmes coulent. Dans ces moments, elle trouve du réconfort au pied d’un arbuste planté pour honorer les disparus. « Quand je ne serai plus là, l’arbre existera toujours pour mes autres enfants. » Et avec, la preuve que ceux qu’on ne retrouvera peut-être jamais ont bien existé.

Le Monde avec AFP

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Contribuer

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.