Le cercueil ouvert d'Emmett Till : comment montrer le crime raciste ?

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Le cercueil ouvert d'Emmett Till : comment montrer le crime raciste ?

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A l'inauguration de la statue d'Emmett Till, le 21 octobre 2022 à Greenwood, dans le Mississippi, aux Etats-Unis.
A l'inauguration de la statue d'Emmett Till, le 21 octobre 2022 à Greenwood, dans le Mississippi, aux Etats-Unis.
© AFP - SCOTT OLSON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / GETTY IMAGES VIA AFP

Parce que sa mère a décidé d'exposer l'horreur de ce crime raciste, la photo du visage mutilé d'Emmett Till, Afro-Américain assassiné en 1955, a fait le tour du monde. Portée à l'écran par Chinonye Chukwu, cette histoire soulève la question de l'exposition médiatique des corps des victimes noires.

"Regarder quelqu'un se faire assassiner, pour moi, c'est une forme d'objectivation des personnes noires et de leurs corps, nier leur humanité dans le spectacle de la mort", déclare Amber Sherman, organisateur de l'association Black Lives Matter-Memphis, au Los Angeles Times, après le meurtre de Tyre Nichols. Il y a un mois, cet Afro-américain de 29 ans a été battu à mort lors d'un contrôle routier. L'interpellation policière, fatale et coupable, a été filmée, s'ajoutant à une longue liste de vidéos et de photographies de corps noirs suppliciés. Duane Loynes Sr., professeur d’études urbaines et africaines au Rhodes College de Memphis, cite à ce propos une étude insistant sur l'effet psychologique et émotionnel extrêmement néfaste que peuvent avoir ces images auprès des Afro-Américains qui y sont exposés.

Quel sens donner à l'exposition médiatique de corps noirs victimes de violences ?

En 2020, la diffusion virale de la vidéo du meurtre de George Floyd par des policiers, à Minneapolis, avait suscité une vive émotion, entraînant plusieurs semaines de manifestations et de débats sur les violences racistes. Reconnaissant la nécessité et le rôle qu'ont ces preuves de la perpétration de ces crimes, pour la justice comme pour l'opinion publique, des voix s'étaient cependant élevées contre l'exploitation du traumatisme des Noirs qu'entretient la diffusion répétée de ce type d'images violentes sans réflexion ni souci de précaution. "Pourquoi nous engageons-nous à faire circuler des photos de corps noirs sans vie ?", demandait déjà un internaute en 2016. "Nous avons besoin de voir", répondait un autre, appuyé par ce hashtag : " #EmmettTill".

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Emmett Till. L'histoire d'un jeune Afro-Américain lynché par un groupe d'hommes blancs en 1955 dans le Mississippi, et dont la mère choisira, lors de l'enterrement, de laisser le cercueil ouvert afin que tout le monde puisse voir le corps torturé d'Emmet, cérémonie dont elle cédera les droits photographiques à la presse. Une histoire aujourd'hui adaptée au cinéma, du point de vue de la mère, Mamie Elizabeth Till Mobley, dit Mamie Till, figure du mouvement des droits civiques. Sa réalisatrice, Chinonye Chukwu n'a pas voulu représenter le meurtre ( on peut l'entendre, mais pas le voir), afin de ne pas être dans "la complaisance" et de "ne pas montrer la violence infligée aux corps noirs". Centrée sur l'action de la mère, le film aborde cependant ce geste d'exposition de la victime, lequel s'inscrit dans une réflexion sur la visibilité du crime raciste, toujours actuelle.

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Le meurtre qui changea l'Amérique

Portrait d'Emmett Till, sur son lit.
Portrait d'Emmett Till, sur son lit.
© Getty - Bettmann

Le 20 août 1955, Mamie Till conduit son fils de 14 ans à la gare de Chicago : l'adolescent part rendre visite à son oncle dans la campagne de Money, dans le Mississippi. Là, Emmett retrouve ses cousins, avec lesquels il ramasse du coton et joue, malgré son trouble de la parole dû à une poliomyélite ; pour l'aider à surmonter son bégaiement, sa mère lui a appris à siffler. Quatre jours après avoir quitté sa mère, Emmett se rend dans un magasin tenu par un jeune couple, Roy et Carolyn Bryant pour acheter du chewing-gum. Deux adolescents déclarent que le jeune homme a déposé l'argent dans la main de Carolyn Bryant au lieu de laisser les pièces sur le comptoir comme on l'attendait des Afro-Américains dans cet État du Sud. D'autres racontent qu'il aurait flirté avec la jeune fille blanche et sifflé.

Quatre jours plus tard, Roy Bryant et son demi-frère, J.W. Milam enlèvent Emmett Till, le conduisent dans une grange où ils vont le torturer. Une  archive du New York Times de 1955 rapporte que l'adolescent a été tué d'une balle dans la tête, et que son corps a été retrouvé dans la rivière de Tallahatchie où ses agresseurs l'avaient jeté le 31 août. L'article détaille les sévices infligés : poignets cassés, œil arraché, oreilles mutilées, et un ventilateur d'égrenage de coton accroché au cou avec du fil barbelé… Méconnaissable, le corps de l'adolescent ne pourra être identifié que grâce à une bague en argent gravée de ses initiales. Le shérif veut l'enterrer avant la tombée de la nuit. Mais lorsque la mère d'Emmett apprend que son fils a été retrouvé, elle exige que sa dépouille lui soit rendue.

À Chicago, Mamie Till organise les obsèques de son fils. Elle veut partager son effroi : "Il faut que les gens voient ce qu’ils ont fait à mon garçon". À sa demande, le cercueil est maintenu ouvert, et la barbarie du crime raciste exposée aux yeux de tous. Pendant 5 jours, des milliers de personnes défilent, stupéfaites. "À l’église du South Side, le corps d'Emmett Till est resté à la vue de tous, rapporte Le Public Broadcasting Service. 50 000 personnes à Chicago ont vu le cadavre mutilé de leurs propres yeux. Quand le magazine Jet a publié les photos, tous les Noirs-Américains du pays ont tremblé." Le Chicago Defender estime quant à lui que 250 000 personnes se sont rendues aux visites publiques. "Tu n'es pas mort pour rien !", a glissé Mamie Till alors que le cercueil de son fils était transféré au cimetière.

Moins de deux semaines après l’enterrement, ses assassins sont jugés par un jury populaire blanc. Malgré la déposition du grand-oncle du jeune homme, Mose Wright, qui identifie à la barre les deux hommes venus enlever Emmett à son domicile, ses bourreaux sont déclarés non coupables à l’issue d’une délibération expéditive. Un an plus tard, Milam et Bryant livrent leur version à Look Magazine contre 4 000 dollars. Ils avouent le crime… sans être inquiétés : le Ve amendement de la Constitution empêche alors tout citoyen américain d’être jugé deux fois pour le même crime.

  • "Que pouvions-nous faire d'autre ? Il était sans espoir. Je ne suis pas une brute, je n'ai jamais fait de mal à un nègre de ma vie. J'aime les nègres, je sais comment les travailler. (...) Je suis resté là dans ce hangar et j'ai écouté ce nègre me lancer son fiel, et j'ai pris ma décision. 'Chicago boy', j'ai dit, 'J'en ai marre qu'ils envoient des gens comme vous ici pour créer des problèmes. Bon sang, je vais faire de toi un exemple, pour que tout le monde sache comment ça se passe ici pour moi et les miens'." J. W. Milam, "Les confession du tueur", dans le magazine Look, en 1956
CulturesMonde
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"Emmett Till, j'ai vu ta photo"

Mamie Till devant le cercueil de son fils dans une maison funéraire de Chicago.
Mamie Till devant le cercueil de son fils dans une maison funéraire de Chicago.
© Getty - Bettman

"Emmett Till ne dort pas, Emmett Till ne pleure pas, Emmett Till j'ai vu ta photo, Emmett Till, j'ai vu ton visage, le visage que ta mort t'a donné (...) jusqu'à cette crue victorieuse de ton sang, de toutes les eaux nouées du Congo et du Mississippi, ils ne t'ont pas laissé le temps, mort vraiment mort, tué dans l'œuf. (...) Emmett Till viens, viens, lynché, sans cri et sans sommeil, sans yeux et sans oreilles, aveugle et sourd, muet, noir, et lourd", écrit le poète sénégalais d’origine haïtienne Lucien Lemoine dans son Chant pour ne pas dormir.

David Jackson, photographe pour le magazine Jet fixe l'image d’Emmett Till dans son cercueil. Avec les journalistes Simeon Booker et Moses Newson, auteurs des autres clichés que nous avons de ces obsèques publics, il contribue à la médiatisation du geste de Mamie Till, lequel initie son engagement dans le mouvement des droits civiques. Le magazine Time sélectionnera la photo de Mamie Till penchée devant le visage mutilée de son fils comme l'une des "100 images les plus influentes de tous les temps" : "Pendant près d'un siècle, les Afro-Américains ont été lynchés avec régularité et impunité. Maintenant, grâce à la détermination d'une mère à exposer la barbarie du crime, le public ne peut plus feindre d'ignorer ce qu'il ne peut pas voir". On a pu voir réapparaître des portraits d'Emmett Till dans les médias américains lors du passage à tabac de Rodney King en 1991, de la mort de Philando Castile sous les balles d’un policier en 2016, ou encore du meurtre de George Floyd en 2020. Emmett Till est devenu un symbole, et il est aujourd'hui attaqué comme tel : le panneau mémoriel indiquant l’endroit où son corps a été repêché a dû être équipé d’une vitre pare-balles après avoir été pris pour cible à plusieurs reprises.

Un visiteur devant la peinture "Open Casket" de Dana Schutz.
Un visiteur devant la peinture "Open Casket" de Dana Schutz.
© Getty

Devenue icône, l'image a inspiré de nombreux artistes. Des écrivains, comme James Baldwin qui écrit en 1964 la pièce Blues pour l'homme blanc, en réaction à l’assassinat de son ami Medgar Evers, militant des droits civiques, abattu devant son domicile par un suprémaciste blanc, avec, en persistance rétinienne, ce meurtre d'Emmett Till, qui le "hante". Des musiciens, comme Bob Dylan et sa "Ballad of Emmett Till". Mais aussi des peintres. En 2018, une artiste blanche, Dana Schutz, exposait à la Biennale du Whitney Museum "Open Casket", une toile représentant le cercueil ouvert de l'adolescent. L'œuvre a été perçue comme une forme de récupération des souffrances vécues par les Noirs. Selon l’écrivaine afro-américaine Hannah Black, la mère d’Emmett Till a “rendu le visage de son fils disponible pour les Noirs afin qu’il leur serve d’inspiration et d’avertissement. Les personnes qui ne sont pas noires doivent accepter qu’elles ne pourront jamais reproduire ni comprendre ce geste”.

Comment la mère d'Emmett aurait-elle accueilli ce portrait, demandait Christopher Benson co-auteur avec Mamie Till-Mobley de  Death of Innocence : The Story of the Hate Crime That Changed America (La mort de l'innocence : l'histoire du crime haineux qui changea l'Amérique) ? "Par inadvertance", l'œuvre de Dana Schutz rappellerait "une expression traditionnelle du pouvoir blanc à travers l'imagerie", estime l'auteur dans une tribune publiée dans le New York Times. Celle des images de "lynchages publics macabres d'Afro-Américains utilisées pendant des années par les auteurs comme trophée et comme avertissement" (voir, par exemple, ces images du Musée national de l'histoire et la culture afro-américaine). En autorisant la publication de la photo du cercueil, "Madame Till-Mobley a inversé le scénario du spectacle de la mort des Afro-Américains". De nombreux militants disent s'être engagés dans le mouvement des droits civiques après avoir vu cette image.

Les Nouvelles de l'éco
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Le point de vue du bourreau ou l'image-témoin ?

Que montre-t-on vraiment quand on expose ces scènes de crimes racistes ? Certains, comme la professeure de sciences politiques américaine Melanye Price, craignent que ces images alimentent les stéréotypes d'une violence qui serait liée au destin des personnes noires. Et ce, sans contribuer à diminuer le nombre d'actes racistes. D'autres évoquent la façon dont les fictions s'emparent de ces faits divers. Sous couvert d'un propos éducatif, certaines d'entre elles exposeraient le public au risque d'un processus de "re-traumatisation", avancent des observateurs, ou seraient le fruit d'un goût pour le "trauma porn", réduisant l'expérience des personnes noires à celles de descendants d'esclaves ou de victimes de violences racistes.

Les images de l'asphyxie de George Floyd qui tournaient en boucle à l'été 2020 ont été l'occasion d'un renouveau de la critique morale de l'exposition, sans distance, de la mort des personnes noires. Quelques mois plus tard, en France, les médias montraient la photographie du visage ensanglanté du producteur noir Michel Zecler, après l'agression raciste qu'il avait subie. Sur Facebook, l'image était floutée. Pour la révéler, l'usager devait cliquer une seconde fois, au-dessus d'un message d'avertissement indiquant que la vidéo pouvait "heurter la sensibilité de certaines personnes" (un filtre de modération des contenus violents mis en place en 2019). La plateforme, rappelle sur son blog Olivier Ertzscheid, maître de conférences et chercheur en sciences de l'information et de la communication, apparente "l'image du visage tuméfié de Michel Zecler, dès lors qu’elle est 'violente' ou 'graphiquement explicite' pour reprendre les termes de Facebook" à "un discours de haine, y compris si elle permet de dénoncer des discours haineux ou de documenter la haine dans le champ social. (…) Et Facebook n’est pas, et ne sera jamais, en capacité de déterminer l’intentionnalité qui préside à la diffusion d’une telle image."

Quelle était l'intention première de l'image de George Floyd au sol, avant que la scène ne soit scandaleusement rejouée par des racistes ? Lorsque que la vidéo du meurtre de George Floyd a été diffusée sur les réseaux sociaux, nous avons oublié qui l'avait enregistrée : Darnella Frazier, une jeune femme noire de 17 ans. Quand des internautes lui ont reproché d'avoir filmé la scène, Darnella Frazier  est sortie de son silence : "Je suis mineure ! J'ai 17 ans, j'allais pas me battre contre un flic, j'avais PEUR". L'image, preuve indicielle du crime raciste, est aussi le témoignage de l'impuissance d'une jeune femme noire devant un homme noir en train d'être tué par des policiers, souligne le sociologue Antoine Idier, et Miguel Shema dans une tribune du Bondy Blog. Face à ces images, nous ne sommes pas des algorithmes, nous ne sommes pas Facebook. Pour André Gunthert, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS, ne pas montrer le visage en sang du producteur reviendrait à "réduire la lecture de l’image à une interprétation univoque, et de rejoindre la position de ceux qui, comme la presse de droite, ont préféré éviter de confronter leur lectorat au témoignage scandaleux de l’agression raciste des forces de l’ordre".

De la publication par l'historien et militant des droits civiques W. E. B. Du Bois de photographies de lynchage d'Afro-Américains sur des cartes postales et des affiches, commerce de la souffrance des personnes noires, à la diffusion par le mouvement Black Lives Matter de vidéos de violences policières à l'encontre d'Afro-Américains, il existe une tradition radicale de l'usage de ces images de violence comme instruments de critique. Celle-ci, souligne Benjamin Balthaser, professeur de littérature américaine multi-ethnique à l'Université de l'Indiana, permet de mettre à jour à la fois le risque que la culture de masse annihile la force politique de ces matériaux (ou, pire, qu'elle en fasse un objet esthétique), et leur capacité à être un support pour "bâtir la société qui s'emploiera à mettre fin [à ces violences]".

Sans remettre en cause la nécessité de documenter ces exactions et crimes, c'est la façon dont on utilise ces images-choc pour sensibiliser l'opinion que les mouvements anti-racistes interrogent, afin d'éviter le voyeurisme, comme l'imposition du "point de vue des bourreaux". Et rester, in fine, fidèle à l'acte de résistance des minorités, de réappropriation de ces images pour les réinscrire dans un contexte de revendication de justice.

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