Publicité

Après le séisme en Turquie, Erdogan, confronté à l’hostilité des rescapés, joue déjà sa réélection

L’autoritaire président se trouve sur la corde raide avant les scrutins annoncés au mois de mai. Entre scénarios compassionnels soigneusement étudiés et critiques virulentes face à son incurie

Recep Tayyip Erdogan en visite à Kahramanmaras, ce mercredi 8 février, sur l’épicentre du «séisme du siècle». — © Adem Altan/AFP
Recep Tayyip Erdogan en visite à Kahramanmaras, ce mercredi 8 février, sur l’épicentre du «séisme du siècle». — © Adem Altan/AFP

«Il est arrivé au pouvoir il y a 20 ans, après un autre tremblement de terre destructeur, en 1999 [à Izmit], qui avait fait 18 000 morts. Pendant ces 20 ans, son gouvernement n’a pas réussi à préparer le pays aux séismes d’une pareille ampleur. Après celui, dévastateur, de 1999, une «taxe antisismique» avait été introduite [entre autres] pour que les bâtiments publics nouvellement construits puissent résister aux tremblements de terre dans les zones à risque. […] Mais les recettes fiscales n’ont pas été utilisées à cet effet, comme le dénonce l’opposition. L’argent du peuple a été gaspillé. De grandes entreprises […] proches de l’appareil d’Etat et du parti au pouvoir ont été chargées de construire ces bâtiments sans que les règles antisismiques ne soient respectées.»

A relire, plus de vingt ans après, cet article de Ram Etwareea: L’idée d’un corps international de secours refait surface après le séisme en Turquie (26.08.1999)

Le constat repris, par le site Eurotopics.net, est sans appel. Il émane du quotidien grec Naftemporiki comme en écho, trois jours après le séisme, à ce citoyen qui a un message très simple pour Recep Tayyip Erdogan: «Ne viens pas ici quémander des voix», a entendu l’Agence France-Presse (AFP). Le président sait pertinemment que «plus de 20 000 cadavres ont été sortis des décombres en quatre jours, en comptant ceux de la Syrie voisine». La catastrophe est évidente, implacable, douloureuse. Elle survient à un moment décisif pour le chef de l’Etat turc, qui compte bien se maintenir au pouvoir.

Lire aussi: En Turquie, la gestion du séisme sera un test pour Erdogan

Premier ministre de 2003 à 2014, président depuis lors, l’inamovible Erdogan a confirmé à la fin du mois de janvier la tenue, le 14 mai prochain, d’élections présidentielle et législatives. Maintenant, la possibilité de tenir ces scrutins après pareil sinistre relève toutefois encore de l’hypothèse. L’état d’urgence a été proclamé pour trois mois dans les dix provinces touchées. Les autorités estiment que 13,5 millions de Turcs ont été directement touchés par le séisme de lundi, d’une magnitude de 7,8, avec sa principale réplique, de 7,5. A ce sujet, le politologue Ahmet Insel, auteur de La Nouvelle Turquie d’Erdogan: du rêve démocratique à la dérive autoritaire (Ed. La Découverte, 2015), a fermement dénoncé l’incurie présidentielle, ce jeudi soir dans le Forum radiophonique de la RTS:

Pour le chef de l’Etat turc, le moment semblait pourtant propice. En chute dans les sondages l’an passé du fait de la crise économique et une inflation à plus de 85%, il voyait sa popularité remonter peu à peu. Mais l’absence de gestion du séisme les premiers jours par le gouvernement risque d’inverser la tendance. «La presse nationale et étrangère s’accorde à dire que les tremblements de terre auront un impact considérable sur la campagne, toujours selon Eurotopics.net. Mais les commentateurs sont moins unanimes en ce qui concerne les répercussions sur les chances électorales d’Erdogan.»

«L’opposition reproche au gouvernement d’avoir envoyé trop tard et en quantité insuffisante l’aide dans les régions sinistrées. Il serait pourtant préférable d’afficher un front politique uni à l’heure actuelle», fait valoir le journal Yeni Safak, très proche du Parti de la justice et du développement, l’AKP présidée par Erdogan: «Avant le séisme, écrit-il, on assistait à une campagne électorale de plus en plus virulente, ce qui se justifie aisément. Mais désormais, nous vivons un moment de crise inouï et il faut envoyer une image de cohésion, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.»

«Ces querelles politiques peuvent très bien être remises à demain, poursuit-il. Utiliser la catastrophe comme arme de campagne, et la considérer comme un moyen d’arriver à ses fins ne fera que nuire à notre pays et à notre nation. Notre peuple n’appréciera pas que la situation soit instrumentalisée de la sorte.» Ce, quelques jours seulement après que le magazine allemand Stern a publié cette une prémonitoire sur «Erdogan l’incendiaire»:

. — © Stern.de, via CourrierInternational.com
. — © Stern.de, via CourrierInternational.com

En attendant, «dans la ville de Kirikhan, c’est un vieil homme affirmant être un militant historique de l’AKP, […] qui, face à la caméra, hurle que sa famille se trouve sous les décombres» et que «Dieu doit punir ce gouvernement», relate Le Monde. «A Malatya, lorsqu’un député venu sur place demande, devant des immeubles détruits, pourquoi personne n’est venu travailler à cet endroit, un survivant lui rétorque»: «Parce qu’ici, il n’y a personne et pas d’Etat.» Et à Adiyaman, capitale de la province […] où vit Erdogan, il l’avait facilement emporté en 2018. Mais cinq ans plus tard, les habitants dénoncent la lenteur des secours et le manque d’équipement pour leur venir en aide:

Lire également: Dans les décombres du séisme, la colère de la ville turque d’Adiyaman, oubliée des opérations de secours

Le chef de l’Etat a reconnu mercredi des «lacunes» dans la réponse gouvernementale. Mais il cherche à reprendre la main. Mardi, il a participé à une réunion des secours à Ankara, avant de passer les deux jours suivants dans des zones ravagées. Sans toutefois s’arrêter à Adiyaman. «Pourquoi l’Etat ne se montre-t-il pas un jour comme celui-ci? Où sont les fondations de la République de Turquie?» vitupère un volontaire.

Recep Tayyip Erdogan a cependant reçu un accueil plutôt chaleureux de la part de certaines victimes, lors de visites soigneusement chorégraphiées et diffusées à la télévision (voir la vidéo ci-dessus), comme celle faite mercredi à Kahramanmaras, que raconte le reportage poignant du quotidien stambouliote Cumhuriyet, lu et traduit par Courrier international:

. — © Cumhuriyet.com.tr
. — © Cumhuriyet.com.tr

Ces images l’ont par exemple montré étreignant une vieille dame en pleurs sur son épaule. S’il «réussit à étouffer les critiques par des actions nobles telles que des aides aux populations, sa réputation de dirigeant compétent ne sera pas remise en question avant les élections, prétend le quotidien tchèque Denik N . Jusqu’à aujourd’hui, rien n’indique que son noyau dur d’électeurs se délite.» Et pendant ce temps, l’AFP a encore recueilli ce témoignage:

Les gens qui ne sont pas morts dans le séisme ont été laissés à l’agonie dans le froid. N’est-ce pas un péché, de laisser mourir les gens comme ça?

Cette catastrophe place donc Erdogan «dans une position délicate, ce qui pourrait avoir des répercussions positives», renchérit l’hebdomadaire hongrois Magyar Narancs: «La question de la responsabilité sera cruciale dans la campagne présidentielle, ce qu’on peut comprendre aisément»: ce «régime illibéral et autoritaire […] a peu fait pour prévenir les conséquences des tremblements de terre. […] Cela pourrait motiver les autorités turques à réagir plus rapidement. Elles ne peuvent pas non plus se permettre d’abandonner une des plus grandes régions périphériques du pays ainsi que sa population, dont une grande partie est d’origine kurde, et donc considérée comme sujette à la rébellion.»

Notre suivi en continu: Le président Erdogan reconnaît des «lacunes» dans la réponse tardive apportée au séisme

Certes, «le président turc a reconnu des lacunes», reconnaît RTL. Mais «ça leur fait une belle jambe aux Turcs qui ont perdu des familles entières, qui se retrouvent dans le froid, sans habitation. Il a quand même eu le culot de dire: «Il est impossible d’être préparé à un désastre pareil.» Ça manque de compassion et ça manque de vérité. Ce qui est le plus indécent, c’est que le président turc continue de faire campagne malgré ce drame, il continue à faire de la politique «de caniveau». Il ne supporte pas les critiques sur la lenteur des secours, l’état des constructions qu’il avait fait bâtir à la va-vite. En représailles, il a fait couper Twitter, et il a déclaré l’état d’urgence, plutôt que l’état de catastrophe naturelle qui lui échapperait.»

Et d’en conclure, malgré ce tweet qui en appelle à un règlement de comptes: «Il était fragilisé avant le drame, il avait beaucoup perdu dans les sondages, mais comme l’opposition est assez désorganisée, il reste quand même le favori. Tout dépend maintenant de la façon dont il va gérer l’après-séisme. Ce qui est sûr, c’est que cette catastrophe va peser, elle va s’ajouter à la situation économique du pays qui connaît une inflation galopante, et à sa dérive autoritaire depuis 2014.»


Retrouvez toutes nos revues de presse.