L'histoire aura retenu le nom d'Alan Turing, mathématicien britannique, comme pionnier de l'informatique. Pourtant, c'est bien sa compatriote Ada Lovelace, une comtesse elle aussi mathématicienne, qui est à l'origine du tout premier algorithme jamais créé. Une femme au destin tourmenté, qu'une vie courte et pleine de rebondissements n'auront pas empêché de se consacrer à sa vocation : le calcul.
Dès sa naissance en 1815, Ada Lovelace connaît des méandres tumultueux. "Elle avait d'abord été nommée Augusta, un prénom choisi par son père, le poète britannique Lord Byron. Ce dernier avait eu une liaison avec sa belle-sœur, elle aussi nommée Augusta", explique Sir Drummond Bone, spécialiste de Lord Byron à l'Université d'Oxford à Sciences et Avenir. Vite renommée Ada, la jeune fille aura une enfance marquée par le profil opposé de ses parents, qui se séparent dès son plus jeune âge. Sa mère, fascinée par les mathématiques, était surnommée par son père Lord Byron "la princesse des parallélogrammes." "Ce surnom était plutôt moqueur, de la part de Lord Byron, qui était lui un illustre écrivain." Espérant l'éloigner du tempérament tempétueux de son père, la mère d'Ada Lovelace lui assure une éducation en logique et en mathématiques. "Elle avait pour but de l'écarter de la poésie et de tout intérêt trop prononcé pour les émotions."
Un esprit insatiable, épris de mathématiques
Au fil des années, l'esprit d'Ada Lovelace se révèle être bien singulier pour son âge. "Elle est insatiable, rien ne lui suffit. Les mondanités ne l'intéressent pas, contrairement à la science", raconte Anne Loyer, autrice d'Ada Lovelace, la visionnaire, à Sciences et Avenir. En juin 1829, atteinte de rougeole, elle se retrouve paralysée. Obligée de rester au lit pendant toute une année, elle n'en développe pas moins ses compétences mathématiques. Une comtesse comme elle n'aurait-elle pas pu se choisir un destin plus simple et simplement profiter de son statut ? "A cette époque, il était très à la mode chez les femmes aristocrates d'être des intellectuelles, ce que Lord Byron n'a pas hésité à moquer dans son poème The Blues", commente Sir Drummond Bone.
Le spécialiste souligne que c'est une séquence d'influences féminines qui permettront finalement à Ada Lovelace d'embrasser son destin hors du commun. "Sa mère d'abord, qui l'a mise sur la voie des mathématiques, puis la scientifique Mary Sommerville, une amie de sa mère, spécialisée en astronomie et en mathématiques, qui était devenue sa tutrice. Sa carrière brillante la mènera à être à l'origine de la première université pour femmes d'Oxford." Voyant son don et son intérêt pour les mathématiques, Mary Sommerville décide en 1833 de présenter la jeune Ada Lovelace à Charles Babbage, professeur à l'Université de Cambridge, dont le grand projet était de mettre au point "une machine à calculer."

Portrait d'Ada Lovelace daté de 1836 par Margareth Sarah Carpenter. Crédit : Wikimedia Commons
L'imagination scientifique au service du calcul
Cette rencontre marque un tournant dans la vie de la jeune mathématicienne de 17 ans. Charles Babbage, impressionné par ses capacités, échange régulièrement avec elle. Ce dernier travaille sur une "machine analytique", capable de mener des calculs après des instructions codées, le tout grâce à des cartes perforées. Une sorte d'ancêtre de l'ordinateur. Ada, elle, est rattrapée par sa vie personnelle. Elle se marie en 1835 au comte Lovelace et met au monde trois enfants. Encore une fois, sa santé se dégrade. "Rongée par les migraines et les douleurs, elle se désintéresse de la maternité, désireuse d'aiguiser son esprit curieux, de continuer à étudier et de confronter les théories mathématiques", raconte Anne Loyer. "A cette époque, on ne se demandait pas si se marier et avoir des enfants était pour nous ou pas. On le faisait simplement sans se poser des questions. Mais il faut dire aussi qu'avec un mari maltraitant comme le sien, sa vie familiale n'était vraiment pas sympathique", précise Catherine Dufour, auteure d'Ada ou la beauté des nombres, à Sciences et Avenir. Après s'être ennuyée tant d'années, elle revient en 1842 auprès de Babbage, qui vient de créer la machine analytique. C'est là qu'elle va pouvoir développer toute son imagination scientifique.

La machine analytique de Charles Babbage. Crédit : Wikimedia Commons
"A l'époque déjà, quand on est scientifique, il faut publier dans des revues de prestige pour se faire un nom. Ce qui se faisait beaucoup à ce moment-là, c'est de commencer par la traduction d'un texte, et on essaye ensuite d'y ajouter des notes pour se faire remarquer. C'est exactement ce que va faire Ada Lovelace à l'âge de 27 ans", explique Catherine Dufour. Entre 1842 et 1842, Ada Lovelace, traduit du français vers l'anglais un article de l'ingénieur Luigi Menebrea au sujet de la machine analytique de Babbage. En plus de la simple traduction, elle va développer toute sa réflexion dans une série de sept notes, qui seront finalement trois fois plus longues que la simple traduction.
Le premier programme informatique
Dans ces textes, simplement intitulés "Notes", elle développera de façon élaborée ses théories sur les algorithmes. Des notes cruciales au moment de la mise au point des premiers ordinateurs. "Dans la note A, elle décrit comment un programme pourrait brasser autre chose que des chiffres, comme des concepts ou des données. Elle explique qu'un jour, les ordinateurs pourront inventer de la musique de toute forme de complexité", raconte Catherine Dufour. Le concept d'algorithme était né. Ada Lovelace écrit que "manipuler concrètement des symboles abstraits" permettra un jour de "voir les relations et la nature des problèmes sous une lumière nouvelle, et en avoir une meilleure compréhension." Elle écrit aussi qu'une machine du type de celle à laquelle réfléchit Babbage "n'a nullement la prétention de créer quelque chose par elle-même". C'est cette "objection de Lady Lovelace", selon son terme, que discutera en détail Alan Turing en 1950 dans l'un de ses articles fondateurs sur l'intelligence artificielle.

Les notes d'Ada Lovelace au sujet du calcul des nombres de Bernoulli. Crédit : Wikimedia Commons
Plus impressionnant encore, elle finit par mettre son intuition au propre dans la note G : elle y invente la première boucle informatique (aussi appelée "la boucle récursive"), en l'appliquant au calcul des nombres de Bernoulli, une suite de nombres rationnels. Ada Lovelace y décrit toutes les étapes nécessaires pour qu'une machine puisse calculer cette suite de nombres : des motifs algébriques qui doivent être donnés dans le bon ordre pour que le mécanisme fonctionne. "Babbage essayera de s'approprier son travail mais grâce à son fort caractère, elle est parvenue à signer ces notes de ses initiales. Sinon, elle aurait disparu de l'histoire comme nombre de femmes scientifiques qui se sont fait piquer leur travail par des hommes", précise Catherine Dufour. Faute d'argent, cette machine ne verra jamais le jour et tombera dans l'oubli jusqu'à ce que ces textes deviennent cruciaux dans les années 1930, au moment de l'invention des premiers calculateurs électromécaniques, les premières machines programmables pleinement automatiques.
La carrière scientifique d'Ada Lovelace s'arrêtera peu après, à son grand regret. "Son mari décide de partir vivre dans un château à la campagne, d'où elle ne pouvait plus travailler. On ne peut pas être scientifique toute seule dans un coin." Ada Lovelace se trouve alors la passion du cheval et des paris hippiques. Elle tombe dans le jeu et tente de mettre au point des programmes qui lui permettraient de gagner à tous les coups, sans succès. Cette addiction provoquera sa ruine. En parallèle, sa santé se dégrade encore. Elle tente de documenter ses maux de têtes et ses évanouissements en se prenant pour objet d'étude. Le recours à divers remèdes parfois loufoques (les bains électrisants, l'opium...) n'y feront rien. Elle décède à l'âge de 36 ans d'un cancer de l'utérus, après de longues souffrances.