Bruxelles reste encore la capitale mondiale des lobbys. Et, depuis l’intérieur des institutions, ceux-ci cherchent toujours à influencer les politiques de l’UE. Parfois déguisés en ONG. Un exemple ? Les cas de No Peace Without Justice et Fight Impunity [fondée par Antonio Panzeri, figure clé du Qatargate], deux organisations non gouvernementales qui, officiellement, ne s’occupaient que de droits humains.

Or, selon la justice belge, leurs dirigeants auraient reçu des pots-de-vin du Qatar pour améliorer l’image de l’émirat à la veille du Mondial de foot. Comme l’écrivait déjà Shakespeare : “Quand l’argent précède, toutes les portes s’ouvrent.”

En 2011, afin de savoir qui rencontre qui et pour parler de quoi à Bruxelles, la Commission européenne a créé un Registre de transparence. Il a fallu dix ans pour qu’en 2021 cet outil soit élargi au Parlement, mais sur une base volontaire uniquement.

Dans ce registre, les lobbys sont classés en trois catégories : les entités qui promeuvent leurs propres intérêts ou ceux de leurs membres (entreprises) ; les groupes intermédiaires (sociétés de conseil) ; et enfin les organisations qui ne représentent pas d’intérêts commerciaux (ONG, associations à but non lucratif).

Au 19 janvier 2023, le registre compte 12 417 groupes, dont 8 229 qui officiellement poursuivent leurs propres intérêts commerciaux, et 3 488 ONG et associations à but non lucratif.

Cela dit, comme le déplore Transparency International, les critères des catégories étant vagues et trop généraux, ce système de classification se révèle peu fiable. En effet, nombreuses sont les organisations qui ne s’enregistrent pas dans la bonne catégorie. Quant aux contrôles, ils sont rares.

L’ONG qui défend l’huile de palme

Pour s’inscrire à Bruxelles, les ONG et organisations à but non lucratif déjà classées comme telles dans leur pays doivent entre autres certifier que leur “principal objectif et/ou domaine d’activité n’est ni de nature commerciale ni à but lucratif”. Toutefois, Il ne s’agit là que d’une simple autodéclaration.

C’est pourquoi, parmi les nombreuses et nobles ONG qui opèrent dans la protection de l’environnement, l’accueil des migrants, le bien-être animal, le traitement des maladies rares et autres, on trouve aussi un certain nombre d’intrus. En voici donc quelques étonnants spécimens :

  • L’Union italienne pour l’huile de palme durable, qui déclare avoir comme objectif principal de promouvoir l’huile de palme soutenable auprès des entreprises. Une “ONG” financée par des sociétés qui vendent des produits à base d’huile de palme, telles Ferrero ou Nestlé.
  • La Wellness Foundation, une autre organisation non gouvernementale, qui promeut un mode de vie sain. Mais, soit dit en passant, son président, Nerio Alessandri, est également le fondateur et le président de Technogym, premier fabricant mondial d’équipements de sport et de loisirs.
  • Le Piedmont Aerospace Cluster, qui défend les intérêts de l’industrie aérospatiale de la région du Piémont et répond aux appels d’offres de la Commission pour les projets aérospatiaux européens. Cette organisation est soutenue par des colosses de l’industrie de la défense comme Leonardo ou Thales.
  • Elettricità Futura [électricité future], qui représente 500 entreprises, parmi lesquelles Enel, principale entreprise de production d’énergie électrique italienne, et Eni, géant du secteur des hydrocarbures transalpin. Jusqu’au 9 janvier, Elettricità Futura était classée comme organisation à but non lucratif. Curieusement, depuis ce jour-là, après la demande d’explications du Corriere della Sera, elle est désormais enregistrée à Bruxelles parmi les “groupements professionnels commerciaux ou industriels”.
  • Accredia, l’entité italienne pour l’accréditation, qui est financé par divers ministères, s’occupe de délivrer les certificats d’homologation aux normes de l’UE et perçoit des droits correspondants. Le 10 janvier, en réponse à notre demande d’explications, la porte-parole, Francesca Nizzero, nous a tout bonnement expliqué qu’“Accredia [était] une organisation à but non lucratif, c’est pour cette raison qu’elle a été classée dans la catégorie des ONG, mais cela n’empêche pas de demander une catégorie plus adéquate.” Le 17 janvier, Accredia s’est retirée du registre.

Mais pourquoi donc tous ces groupes s’inscrivent-ils comme des organisations à but non lucratif alors qu’ils représentent clairement les intérêts des entités qui les financent, dont l’objectif est le profit ? Il semble y avoir deux raisons possibles à cela.

Soit le groupe s’inscrit par erreur, en toute bonne foi, dans la mauvaise catégorie. Ou alors il se dit qu’il lui sera plus facile d’influencer un interlocuteur institutionnel en se présentant comme un groupe qui défend des intérêts collectifs et sociaux. Mais y a-t-il seulement quelqu’un pour contrôler ce registre ?

30 % des ONG radiées du registre

Voilà une question cruciale, car de telles erreurs entachent la réputation de milliers d’associations et bénévoles qui protègent réellement les intérêts communs.

En 2018 déjà, la Cour des comptes européenne qualifiait de peu fiable la catégorie du registre répertoriant des ONG, et, à la suite de contestations émises en 2021, neuf contrôleurs ont été chargés par la direction de l’UE de revoir les trois catégories. Selon leur rapport, “sur 3 360 groupes contrôlés, 30 % ont été radiés du registre pour inéligibilité ou absence de mise à jour”.

Après l’incessant défilé de mallettes de billets [le scandale du Qatargate a révélé que des centaines de milliers d’euros auraient été versées par le Qatar à des membres du Parlement], la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, veut désormais que les eurodéputés soient soumis aux mêmes règles que la Commission.

Autrement dit, qu’ils aient l’obligation de notifier toute rencontre avec des lobbyistes de toutes catégories, depuis les multinationales aux syndicats, en passant par les associations à but non lucratif.

42 % des eurodéputés italiens n’ont notifié aucune rencontre

Jusqu’à présent, les eurodéputés étaient seulement “encouragés” à le faire, et les représentants politiques italiens se révèlent particulièrement peu zélés en la matière. Preuve en est, ces trois dernières années, seuls 42 % d’entre eux ont officiellement déclaré au moins une rencontre avec un groupe d’intérêts, contre 76 % pour les eurodéputés allemands, 62 % pour les Français et 54 % pour les Espagnols.

Mais revenons à nos ONG. Sur les 161 ONG italiennes apparaissant dans le registre, 132 déclarent qu’elles n’ont eu “aucune réunion” avec des eurodéputés. Cela signifie-t-il qu’elles se sont inscrites en prévision de futures réunions ? Ou peut-être que des réunions ont bien eu lieu mais qu’elles n’ont tout simplement pas été déclarées.