Comment Izieu est devenu un symbole : l'histoire d'une entreprise de mémoire

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Comment Izieu est devenu un symbole : l'histoire d'une entreprise de mémoire

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Fête devant la fontaine de la maison d’Izieu, été 1943.
Fête devant la fontaine de la maison d’Izieu, été 1943.
- Maison d'Izieu, collection succession Sabine Zlatin

Serge Klarsfeld a fait énormément pour la reconnaissance de la colonie juive pour enfants comme un lieu de mémoire : l'avocat, qui s'était personnellement reconnu dans le sort d'un des pensionnaires d'Izieu assassiné, fera condamner Klaus Barbie. Une preuve existait, qui le confondait.

Imaginez  Serge Klarsfled, quinquagénaire, et des membres de l’Association des fils et filles de déportés juifs de France (notamment), aux prises avec une vingtaine de gendarmes français. Hérissée de barbelés, la maison autrefois occupée par la colonie juive des enfants d’Izieu était encore si farouchement propriété privée qu’un jour, à la fin des années 1980, il avait fallu en venir aux mains pour pénétrer sur le terrain de la bâtisse abandonnée dans ce hameau perché. Alors que trente ans ont passé et qu’entre-temps un musée-mémorial a vu le jour, inauguré par François Mitterrand en 1994, Serge Klarsfled raconte encore l’anecdote avec gourmandise - même s’il précise quand même qu’une ancienne rescapée des camps avait été blessée à la jambe dans ces heurts avec les gendarmes. Sa détermination, en revanche, était sortie plus robuste encore de l’épisode : il fallait racheter la maison d’Izieu.

Le Cours de l'histoire
59 min

C’est là, dans l’Ain, mais à deux pas de l’Isère, de la Savoie et surtout de la Suisse, qu’en 1943, les Zlatin avaient ouvert ce refuge. Ou plutôt ici, dans ce qu’on avait d’abord appelé “la zone italienne”, que s'était replié ce couple de juifs installés en France depuis les années 1920, et natifs de Pologne (pour elle), de Biélorussie (pour lui). Leur première maison pour les enfants juifs avait ouvert dans l'Hérault. Mais en novembre 1942, la “zone libre” avait déjà vécu, et très vite les Allemands avaient occupé Montpellier, et le département. L’Italie ne raflant pas les juifs pour les déporter, plusieurs centres d’hébergement pour enfants y avaient déménagé à mesure que le danger s'était rapproché : la Solution finale datait déjà de 1941, et les grandes rafles de l’année 1942 ne laissaient guère d’illusion sur les intentions de l’occupant.

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Portrait de Sabine et Miron Zlatin, 1927
Portrait de Sabine et Miron Zlatin, 1927
- Maison d'Izieu, collection succession Sabine Zlatin

Mais septembre 1943 allait bientôt sonner la fin de cette “zone italienne”, et les troupes allemandes, Wehrmacht et Gestapo ensemble, irradier du côté de la frontière suisse. Pour ce qui s’appelait officiellement la “Colonie d'enfants réfugiés de l'Hérault”, l’étau s'était resserré. D’ailleurs, le matin même où les Allemands avaient débarqué, de bonne heure le 6 avril 1944, Sabine Zlatin se trouvait à Montpellier en quête d’un nouveau lieu de repli : depuis le début de la guerre, l’assistante sociale avait continué à faire son métier, moyennant des allers-retours permanents entre la ville et les hauteurs du Bugey. À son mari, Miron, le gros du quotidien et l’intendance ; à elle, qui s’était engagée comme infirmière à la Croix-Rouge lorsque la guerre avait éclaté en 1939 - avant d'être renvoyée - le programme éducatif et le gros des démarches institutionnelles. Car depuis Palavas-les-Flots et la création de sa toute première colonie d’enfants en 1942, sous les auspices de l’OSE (“l’Œuvre de secours aux enfants”, une des organisations caritatives juives alors) la directrice, c’était elle.

Le Reportage de la Rédaction
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Détail d'un montage de dessins sur Ivan Tsarawitch, 1943, à la Maison d'Izieu
Détail d'un montage de dessins sur Ivan Tsarawitch, 1943, à la Maison d'Izieu
- Bibliothèque nationale de France, collection Sabine Zlatin

Des rivages de la Méditerranée jusqu’à cette frontière franco-suisse, Sabine Zlatin imprimera sa marque sur cette colonie. Sans doute parce que cette fille d’architecte polonais avait entamé des études d’art en arrivant en France, la pratique du dessin, du théâtre, et même la fabrique de petits films à Izieu laissera l’empreinte d’un lieu joyeux et fécond, qui n’aurait pas eu à rougir devant ce qu’on appelle aujourd’hui les “pédagogies alternatives”.

Parmi les bribes de vie à la colonie désormais archivées à la BNF (depuis 1993) et visibles (jusqu’au mois de juillet 2023) au Musée d’art et d’histoire du judaïsme  à l’occasion de "Tu te souviendras de moi", une exposition poignante présentée dans la crypte, on trouve pêle-mêle : 71 dessins, peintures, ou traces d’ateliers-cinéma pionniers, ainsi que des courriers bouleversants que les pensionnaires adressaient encore en 1943 à cette “chère Madame la directrice” pour lui souhaiter son anniversaire… ou une douce année 1944.

Serge Pludermacher (phot.), Portrait de groupe, Izieu 1943-1944
Serge Pludermacher (phot.), Portrait de groupe, Izieu 1943-1944
- Coll. famille Pludermacher

Prière interdite et français obligatoire

Mais parce que les Miron étaient de fervents athées et aussi peut-être parce que Sabine avait découvert la politique auprès des ouvriers communistes du Bund en Pologne, la vie à Izieu reposait sur l’obligation de parler ou d’écrire exclusivement en français - même dans les courriers que les enfants échangeaient avec leur famille -, et sur l'absence de règles religieuses. Parce que la prière y était interdite et qu’on y servait du boudin le dimanche paraît-il, une poignée de pensionnaires demanderont d’ailleurs à quitter la colonie, pour rejoindre d’autres maisons d’enfants des œuvres juives plus enclines au respect des traditions religieuses. Ironiquement, c’est leur observance des rites juifs qui aura épargné à ces derniers la rafle - du moins celle-là : le 6 avril 1944 au matin, les Allemands débarquaient à Izieu, raflant 44 enfants et sept adultes qui travaillaient là, dont Miron Zlatin, qui sera fusillé en Estonie.

Sur les docks
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Mais Izieu était loin d’être un havre unique. Une kyrielle d’établissements pour les enfants juifs avaient vu le jour sous les auspices d'institutions caritatives. Par la route départementale, à peine quarante kilomètres séparent Izieu de Voiron, en Isère. Or là-bas aussi, une rafle aura lieu dans un centre pour enfants juifs. Quelques jours avant celle d'Izieu, dans la nuit du 22 au 23 mars 1944, la Gestapo avait débarqué au beau milieu de la nuit au hameau de la Martellière et embarqué dix-huit personnes. Dont une majorité d’enfants, parmi lesquels un seul survivra. C'est même cette rafle, presque voisine, qui aura précipité les projets de repli des Zlatin, au point que le départ d’Izieu était prévu pour le 11 avril. Pour toujours, les Allemands auront eu cinq petits jours d'avance.

Dessin de Max Tetelbaum, né à Anvers en 1934 et assassiné à Auschwitz en 1944 après la rafle des enfants d'Izieu.
Dessin de Max Tetelbaum, né à Anvers en 1934 et assassiné à Auschwitz en 1944 après la rafle des enfants d'Izieu.
- Bibliothèque nationale de France, collection Sabine Zlatin

Pourtant, la rafle de la Martellière est aujourd’hui largement oubliée. Tout comme celle qui avait eu lieu du côté de la Sainte-Baume, quelques mois plus tôt, en octobre 1943, au château de la Verdière dans le Var. Une trentaine d’enfants y seront pourtant arrêtés, puis déportés. Si davantage d’enfants périront après la rafle d’Izieu - d’où reviendra seulement une éducatrice, Léa Feldblum - la notoriété de la Maison d’Izieu ne tient pas seulement au nombre de victimes. Ni même aux circonstances dans lesquelles le refuge sera pulvérisé en l'espace de quelques minutes. Si la rumeur d’un voisin paysan qui aurait soudain donné aux Allemands les enfants et leurs animateurs persistera longtemps, l’hypothèse de la dénonciation en réalité ne tient pas. C’est en toute légalité, et au grand jour, que Sabine et Miron Zlatin avaient officié.
Et grâce à l’aide, discrète et transgressive, de deux sous-préfets que le choix s’était porté sur Izieu. Pierre-Marcel Wiltzer, sous-préfet de Belley, dans l’Ain, et son homologue dans l'Hérault s'étaient connus en Lorraine avant la guerre, et leur appui se révélera décisif pour les Zlatin - du moins provisoirement. On retrouve dans l’exposition au MahJ des bons de commande, et autant d’autorisations dûment remplies et sans ambiguïté : qu'on commande des couvertures ou de la nourriture, toutes les démarches s’étaient faites au nom de la branche des secours aux enfants à l’UGIF. Ces archives, d’allure modeste, sont d’une importance moins triviale qu'il n'y paraît : ce sont autant de documents qui montrent que la colonie juive n’avait pas été ouverte en cachette du régime de Vichy, mais malgré lui - avec l’aide d’une poignée de hauts-fonctionnaires qui avaient pris sur eux d’aider Sabine Zlatin. Mais un mois, jour pour jour, avant la rafle, Wiltzer était nommé dans le Loiret. Avec le départ de celui dont on saura, plus tard, qu’il avait été résistant, la Maison d’Izieu perdait un allié précieux.

Si la Maison d’Izieu est aujourd’hui un symbole et un lieu visité par des dizaines de milliers de personnes chaque année - dont beaucoup de scolaires - c’est parce que dans l'écheveau de l’histoire de cette rafle s'intriquent le savoir historique, la trajectoire pénale et l’élan mémoriel. Et c’est à travers le sort de cette maison sur les hauteurs d’Izieu, au hameau de Lélinaz précisément, qu’on peut comprendre quelque chose de la manière dont les politiques de mémoire peuvent se nouer dans la trame de l’histoire. Car dès 1946, une cérémonie à la mémoire de la rafle d’Izieu aura lieu, sur place. Un ministre fera même le déplacement : le communiste Laurent Casanova, ministre des Anciens combattants et des victimes de guerre. À la ville, il avait été le mari de Danielle Casanova, ancienne responsable des Jeunesses communistes et résistante, déportée et assassinée à Auschwitz, et à qui des mairies PCF comme celle d’Ivry-sur-Seine ou d’Aubervilliers donneront après la guerre le nom de grandes artères. Le ministre était loin d'être seul : plus de trois mille personnes seront, elles aussi, de cette toute première cérémonie du souvenir qu’on retrouve évoquée dans la presse de l'époque.

Première commémoration officielle de la rafle d'Izieu, 7avril 1946
Première commémoration officielle de la rafle d'Izieu, 7avril 1946
- Fonds Marie-Antoinette Cojean, CAG

1945 : demander une plaque

Si Laurent Casanova était là, à Izieu, ce 7 avril 1946, c’est parce que Sabine Zlatin - qui avait échoué à faire libérer les enfants et les adultes parmi lesquels figurait son mari - avait survécu à la guerre, notamment grâce à de faux papiers. C’est elle qui, dès la Libération, fera vivre la mémoire de la rafle. Dès 1946, une plaque en souvenir des victimes allait être apposée sur la maison, et une stèle inaugurée, en contrebas du hameau où les pensionnaires avaient été raflés deux ans plus tôt. Entre-temps, la directrice de la maison d’enfants avait bravé le danger pour revenir sur les lieux et rassembler toutes les traces de la vie précaire qui s’était égayée là. C’est grâce à cette collecte menée malgré le risque et la désolation que nous sont parvenus les dessins et les lettres des enfants, ainsi que des photographies et quelques documents qui permettent de raconter quelque chose du fonctionnement de ce lieu de répit provisoire. Dans les archives, on découvre que dès le mois de juillet 1945, Sabine Zlatin avait demandé au préfet de l’Ain d’installer une plaque à la mémoire des pensionnaires raflés.

Sabine Zlatin vivra jusqu’en 1996. Jusqu’au milieu des années 1980, cependant, elle n’ouvrira jamais ces cartons au souvenir étranglé de chagrin. Tout changera avec l’arrestation de Klaus Barbie, traqué par Beate et Serge Klarsfeld après une demande tardive d’extradition de la France auprès des autorités boliviennes : c’est à La Paz que l’ancien responsable de la Gestapo vivait à découvert depuis des années, avec le soutien des élites boliviennes. En 1983, Barbie sera arrêté. L'ouverture de son procès, devant la Cour d'Assises du Rhône, date du 11 mai 1987. Klaus Barbie, qu’on surnommait “le boucher de Lyon”, est aussi poursuivi pour avoir fait rafler des juifs à Lyon, dans ce qu’on appellera “la rafle de la Sainte-Catherine”. Il a également écrasé la Résistance, fait torturer et assassiner, et parmi ses faits d’armes, compte en haut de la liste le meurtre de Jean Moulin. Barbie est aussi celui qui aura donné l’ordre de rafler la maison d’enfants juifs d’Izieu. Or de cela, plus que du reste, une preuve au moins existe. C’est à l'existence tangible de cette preuve que Serge Klarsfeld s’accrochera, et autour de ce document sans équivalent qu’il articulera une longue obsession fertile : Barbie, le soir de la rafle, avait envoyé un télex.

La trace de l’ordre donné par Klaus Barbie pour l’arrestation des enfants d’Izieu a disparu. Mais cette archive-là, en revanche, l’accable. De la main même du chef de la Gestapo à Lyon, arrivé deux ans plus tôt dans la région, ou plutôt dicté par lui, ce télex adressé le 6 avril 1944 à Paris au responsable de la police de sûreté et des services de sécurité en France, à l’attention du service des affaires juives de la Gestapo annonçait (en allemand) : “Ce matin, maison d’enfants juifs “Colonie d’enfants“ à Izieu (Ain) a été nettoyée. 41 enfants au total, âgés de 3 à 13 ans, ont été capturés. En outre a eu lieu l’arrestation de la totalité du personnel juif, soit 10 individus, dont 5 femmes. On n’a pu s’assurer ni de l’argent comptant ni des valeurs diverses. Le transport à Drancy aura lieu le 7.4.44”. Barbie comptait mal puisque ce ne seront pas 41 mais 44 enfants qui seront arrêtés, mais l’essentiel était là : une preuve existait, qui permettait de confondre le criminel de guerre.

Klaus Barbie, poursuivi pour crime contre l'humanité, devant la Cour d'assises du Rhône, en 1987.
Klaus Barbie, poursuivi pour crime contre l'humanité, devant la Cour d'assises du Rhône, en 1987.
© Getty - Peter Turnley/Corbis

La preuve dormait à la cave

Serge Klarsfeld, qui œuvrait d’arrache-pied pour faire annuler le non-lieu arraché par Barbie lors de son procès en Allemagne après-guerre, cherchera longuement cette archive. Il finira pourtant par dénicher ce document qu’il tenait pour la preuve irréfutable que, subjectivement, Barbie avait connaissance du sort auquel l’arrestation promettait ces enfants. C’est ainsi non seulement son implication, en tant que donneur d’ordre suffisamment zélé pour faire savoir le soir même que tout s’était passé comme prévu, mais encore sa connaissance de la déportation, que Serge Klarsfeld entendait tenir là. L'avocat retrouvera finalement cette archive, après plusieurs années de recherche, dans les caves du Centre de documentation juive contemporaine, haut-lieu d’archivage précoce du nazisme et de la collaboration, et entreprise pionnière à la portée considérable à laquelle nous avions consacré un article sur franceculture.fr à l’époque où resurgissait la thèse - fausse - “du glaive et du bouclier”(selon laquelle Pétain aurait protégé les juifs).

Lors du procès de Klaus Barbie, Jacques Vergès, qui défendait l’Allemand, affirmera que le télex était un faux. C’était pourtant bien un document authentique. Qui restera comme une pièce à même de faire basculer le sort de Barbie, qui mourra en prison, en 1991. Rétrospectivement, Serge Klarsfeld revisite son acharnement à faire justice aux enfants d’Izieu en expliquant que son combat n’était pas d’abord pour la mémoire de Jean Moulin, par exemple - “C’était à la France de le faire”. Mais bien “pour les enfants d’Izieu”, comme il les appelle encore, alors que près de quarante ans ont passé depuis le procès de Barbie, resté emblématique. Rien d’autre que la volonté de Barbie en effet n’avait condamné les enfants d’Izieu et leurs éducateurs à la déportation. Montrer ça, c'était bien sûr un enjeu pénal capital. Mais c’était aussi d'une importance décisive du côté de l’opinion publique, comme le relit a posteriori Serge Klarsfeld.

Lettre et dessin de Jacques, janvier 1944.
Lettre et dessin de Jacques, janvier 1944.
- Bibliothèque nationale de France, collection Sabine Zlatin

Rouvrir les cartons d'Izieu

L’histoire d’Izieu, parce que notamment elle était lestée de l'existence matérielle de cette preuve, aura alors de quoi cristalliser à la croisée du feuilleton judiciaire et de l’entreprise mémorielle. Sédimentant autour du sort d’une quarantaine d’enfants à l'empreinte bouleversante, cette histoire allait rapidement devenir ainsi édifiante à plusieurs titres. Incarnée, et porteuse. C'est précisément au moment du procès Barbie que Sabine Zlatin trouvera le courage de rouvrir ses cartons d’archives scellés dans la détresse, pour y puiser de quoi raconter cette histoire. Son témoignage sera décisif, tandis qu’elle se fera aider par un étudiant, Simon Platel, qui n’était autre que le fils du dernier enfant sauvé avant la rafle.

Portrait de Sabine Zlatin lors d’une audition du procès Barbie, Lyon, 1987
Portrait de Sabine Zlatin lors d’une audition du procès Barbie, Lyon, 1987
- Marc Riboud, Bibliothèque nationale de France, collection Sabine Zlatin

Mais si ce qu’on appelle désormais familièrement “la Maison d’Izieu” est restée comme un lieu de la mémoire nationale, c’est aussi parce que Zlatin ne fut pas seule, et que Serge Klarsfled s’est personnellement investi dans cette entreprise de mémoire. Car l’avocat mondialement connu s’était identifié à ces enfants. Et plus particulièrement à l’un d’eux, Georgy, dont il parle encore aujourd’hui comme son double, en disant : “Sa vie aurait pu être la mienne, et la mienne, la sienne. Nous partageons le même destin sauf que je suis encore vivant, à sa place”. Cet enfant-là était né, comme lui, en 1935. Et si Serge Klarsfeld est né en Roumanie, Georgy, lui, était Autrichien. Il comptera parmi les tout premiers enfants confiés à l’OSE par ses parents. Et s’installera comme un symbole dans la mémoire collective.

S’il est aujourd’hui l’enfant d’Izieu le plus célèbre, et qu’une exposition lui a même été consacrée à la BNF lorsque Serge et Beate Klarsfeld y ont déposé les archives qu’ils avaient conservées de lui, c’est à la fois parce que Serge Klarsfeld avait vu en lui un frère ; mais aussi parce que Georgy avait raconté la vie à la maison d’Izieu, dans des lettres désormais précieuses qu’il adressait à ses parents. Or ceux-ci lui survivront, contrairement au père de Serge Klarsfeld, mort à Auschwitz après avoir caché femme et enfants dans ce placard à double fond qu'il avait fait construire dans leur appartement. Trente-cinq ans après la Shoah, les parents de Georgy faisaient encore paraître des petites annonces dans les journaux, dans l’espoir pourtant mince de retrouver la trace de leur petit garçon, pensionnaire à Izieu. “Ils ressentaient le devoir de croire qu'il avait peut-être survécu”, se souvient Serge Klarsfeld qui les rencontrera, et épousera dans le même mouvement l’histoire de ce petit garçon, et celle de sa maison d’enfants. Après la mort des parents de Georgy, c’est lui qui ira convaincre leurs descendants, en Israël, de faire don de ces archives rares puisque les parents avaient toujours conservé dans une boîte les lettres et les dessins de leur fils. Vous les retrouverez, pièces centrales, parmi les traces mises en valeur dans l’exposition du MahJ en cours jusqu’à l’été 2023.

Si ces empreintes d’allure modeste sont à présent des archives dignes d’être exposées, c’est aussi que la mémoire des enfants d’Izieu s’est institutionnalisée. Dès le lendemain du procès Barbie, une association s’était constituée, portée en particulier par Sabine Zlatin… et Pierre-Marcel Wiltzer, le sous-préfet de l’Ain qui l’avait aidée à s’installer, tandis qu'elle fuyait l’Hérault pendant l’Occupation. Ensemble, ils œuvreront en particulier pour la création d’un “Musée-mémorial d’Izieu”, lançant une souscription nationale pour racheter la maison. En juillet 1990, l’association en devenait propriétaire, et un comité scientifique était créé, dans le but de “transformer la maison en un lieu de mémoire vivant, ouvert à tous”. Or c’est précisément à cette époque-là que les initiatives mémorielles commencent à s'intensifier en France. Jusqu’à devenir une “manie commémorative”, selon l'expression forgée par certains devant cette mémorialisation massive ? Depuis une vingtaine d’années et notamment depuis les travaux pionniers de la sociologue Marie-Claire Lavabre, les politiques de mémoire ont été analysées en passant au crible l'usage concret de ces institutions, leurs publics, mais aussi leurs manières de partager l'histoire. Ces travaux, souvent passionnants mais souvent trop méconnus, nous en disent au moins autant sur ces quelque cent mémoriaux qui ont vu le jour en France depuis les années 1990, que sur notre manière collective de faire avec le passé.

Le devoir de mémoire est une leçon

Respectivement sociologue et politiste spécialistes des politiques de mémoire, Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc ont montré en particulier que les institutions avaient cherché à mettre à profit ces lieux… avec un résultat mitigé. Les deux chercheuses ont coordonné La mémoire collective en question(s) (PUF, 2023). Cet ouvrage collectif passionnant qui réunit pas moins de 50 contributions brèves mais très utiles pour comprendre les ressorts des politiques de mémoire (ainsi que des bibliographies très opportunes) invite précisément à reconsidérer les dynamiques sur lesquelles reposent les mémoriaux - et leur impact réel. Car le travail de mémoire a d’abord été pensé comme une leçon. Et il tend à le rester : les scolaires sont l’un des principaux publics à fréquenter les musées-mémoriaux, en France comme à l’étranger comme le montre la chercheuse Malena Bastias Sekulovic dans sa contribution à l'ouvrage - qui compte dans ses auteurs une écrasante majorité de femmes (à croire que la mémoire est une histoire genrée).

En guise de langage commun, les lieux-mémoriaux partagent l’objectif de rendre le passé tellement présent qu’on pourrait y trouver là de quoi empêcher que le pire jamais ne revienne : à la racine de l’histoire des politiques mémorielles, c’est d’abord l’idée d’empêcher l’éternel retour du pire qu’on retrouve. Centrés sur l’émotion et construits autour de la compassion et de trajectoires suffisamment incarnées pour déclencher l’émotion du visiteur, ces musées ont d’abord été pensés comme une prophylaxie : leur but premier était d'abord un “plus jamais ça”. C’est pour servir ce but que certaines histoires en particulier ont été mises en avant, et érigées en symbole. Izieu qui ne fut pas la seule rafle d’enfants mais s’installera comme la seule véritablement connue, illustre à bien des égards cette tendance. Ainsi la maison d’enfants deviendra-t-elle, par un décret présidentiel signé de la main de François Mitterrand le 3 février 1993, l’un des trois lieux de la mémoire nationale où sont organisées des cérémonies officielles lors de la “journée nationale de commémoration des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait du “gouvernement de l’Etat français”. Un an plus tard, François Mitterrand inaugurait le Musée-mémorial des enfants d’Izieu, qui prendra finalement le nom de “Maison d’Izieu, mémorial des enfants juifs exterminés”, en 2000.

Dans ce très stimulant recueil collectif qu'il faut reprendre plusieurs fois pour envisager la mémoire sous bien des angles, la contribution de Julie Lavielle interpelle, sous son intitulé provocateur : “Faut-il fermer les musées-mémoriaux ?” En effet, s'interroge la chercheuse à la suite d'autres travaux : si ces lieux drainent un public motivé à se souvenir, ont-ils de quoi prêcher au-delà des convertis ? La recherche montre en effet depuis des années que ces mémoriaux fonctionnent d’abord comme un ciment propre à conforter un lien social… déjà là. Voire que dans certains cas, la tolérance des visiteurs n’en ressort pas franchement grandie - sauf à ce qu’ils disposent déjà, en amont, de convictions au diapason. Ainsi Julie Lavielle souligne-t-elle, enquête à l’appui, que les visiteurs vont moins "découvrir la tolérance" ou "enrichir leurs connaissances" qu’ils ne vont, d’abord, reconnaître et repérer dans le parcours du musée de quoi conforter leurs valeurs. Pour elle, si les visiteurs s’approprient quelque chose d’une histoire à l’occasion de leur visite, c’est avant tout en écho à leur propre trajectoire ou à leur propre expérience.

Carnet de souvenirs de Mina Aronowicz, née à Bruxelles en 1932 et assassinée à Auschwitz en 1944 après la rafle.
Carnet de souvenirs de Mina Aronowicz, née à Bruxelles en 1932 et assassinée à Auschwitz en 1944 après la rafle.
- Bibliothèque nationale de France, collection Sabine Zlatin