Néonicotinoïdes : la France devient le seul pays au monde à tous les interdire

Un néonicotinoïde reste utilisé partout en Europe… sauf en France. Enquête sur cette « bonne élève » qui a poussé sa filière sucrière au bord du gouffre.

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Temps de lecture : 9 min

« Une bombe », a titré la presse française, unanime, devant la récente décision de la Cour de justice européenne, jugeant illégales les dérogations accordées par les États membres à certains pesticides pourtant interdits. Saisie par le Conseil d'État belge, lui-même interrogé par des ONG antipesticides contestant les dérogations accordées par Bruxelles à plusieurs substances néonicotinoïdes pour traiter les semences de certaines cultures, la Cour européenne a tranché : ces dérogations sont illégales, y compris dans le cas de circonstances exceptionnelles mettant en péril une filière – pour le cas de la France, celle de la betterave à sucre.

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Fermez le ban… Quatre jours seulement après cette décision, la France, le 23 janvier, jetait l'éponge par la voix de son ministre de l'Agriculture Marc Fesneau : « Je n'ai aucune intention de balader les agriculteurs qui sont inquiets », déclarait le ministre au cours d'un point presse, annonçant que le gouvernement ne proposerait pas de troisième année de dérogation pour l'enrobage de semences de betterave. Une déflagration pour les planteurs français, dont la récolte s'était effondrée en 2020, ravagée jusqu'à 70 % par une épidémie de jaunisse apportée par les pucerons, contre lesquels ils n'avaient pas eu le droit de lutter. La production sucrière française s'était effondrée de moitié.

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Un néonicotinoïde autorisé en Europe… jusqu'en 2033

Mais la France a-t-elle vraiment été contrainte de « plier face à Bruxelles », comme le laisse entendre à demi-mot l'exécutif, extrêmement embarrassé ? À l'examen des faits, non. En réalité, en surtransposant les règles européennes, la France s'est mise toute seule dans l'impasse, et se trouve aujourd'hui dans cette situation ubuesque : alors que tous les pays du monde, y compris ses voisins, pourront pulvériser en 2023 un néonicotinoïde sur leurs cultures de betterave, elle sera la seule à se retrouver sans la moindre alternative. « C'est une grande victoire pour les écologistes ! » a salué l'ONG Générations Futures.

Une grande victoire, surtout, pour les concurrents commerciaux de la filière française, la France étant encore le premier producteur européen de sucre. « Nos concurrents pourront pulvériser de l'acétamipride, un néonicotinoïde qui n'a pas été interdit par l'Europe, et dont l'usage a même été prolongé jusqu'en 2033 », résume Franck Sander. « La France, elle, va se contenter d'ouvrir son carnet de chèques pour indemniser les agriculteurs. Je vous le dis franchement : j'enrage », siffle le président de la Confédération générale des planteurs de betterave (CGB).

Pour comprendre comment la France s'est plongée dans cette nasse, il faut remonter quelques années en arrière.

Surtranspositions : quand la France fait du zèle

Soupçonnés de jouer un rôle dans le déclin constaté en Europe des colonies d'abeilles, au même titre que le varroa (première cause de mortalité dans les ruches) ou le frelon asiatique, les insecticides de la famille des néonicotinoïdes, qui s'attaquent au système nerveux des insectes, font l'objet depuis plus de vingt ans d'une intense campagne d'opposition des ONG environnementales. Dès le début des années 2000, une première substance de cette famille, l'imidaclopride, est progressivement interdite sur les cultures de tournesol, puis de maïs, sa nocivité sur les abeilles venant butiner les fleurs étant avérée. D'autres préparations (thiaméthoxame et clothianidine) sont étudiées, provisoirement suspendues, puis réautorisées…

En 2013 finalement, la Commission européenne décide de suspendre pour deux ans trois insecticides de la famille des néonicotinoïdes, estimant qu'un risque pour les abeilles ne peut « être exclu », sauf pour certaines catégories de cultures, comme la betterave : la plante n'attire pas les abeilles, puisqu'elle est récoltée bien avant l'apparition des fleurs. Mais la France, alors, décide d'aller plus loin : convaincues par les militants, la ministre de l'Écologie de l'époque, Ségolène Royal, et sa secrétaire d'État à la Biodiversité, Barbara Pompili, font voter en 2015 une loi « de reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages », qui interdit toutes les substances de la famille des néonicotinoïdes alors utilisées en France, sans considération pour leurs toxicités respectives.

L'interdiction prend effet en 2018, avec possibilité de déroger au bannissement sous certaines circonstances, jusqu'en 2020. En tout, cinq substances sont définitivement interdites (mais elles restent autorisées pour les colliers anti-puces des animaux de compagnie, à des concentrations très élevées). Le Parlement européen, lui, n'en interdira que trois en 2018, uniquement sur les cultures en plein air, puis une quatrième… Mais l'acétamipride, un néonicotinoïde considéré comme beaucoup moins toxique par contact que la clothianidine, par exemple, reste autorisée, et son homologation sera même prolongée en Europe jusqu'en… 2033 !

2020 : le choc du virus de la jaunisse de la betterave

En 2020, alors que les pucerons envahissent les cultures françaises et que la jaunisse ravage les récoltes, le ministre de l'Agriculture Julien Denormandie obtient une dérogation à l'utilisation des néonicotinoïdes pour les seuls betteraviers pour une durée de trois ans, à charge pour les scientifiques de trouver des alternatives pour lutter contre les ravageurs. La loi prévoit un encadrement strict : d'abord, la substance ne peut être utilisée qu'en enrobage de semences, ce qui permet de réduire sa diffusion dans l'environnement. Ensuite, les néonicotinoïdes ayant une rémanence d'une quinzaine de mois dans les sols, interdiction est faite aux agriculteurs de planter une culture à fleurs dans les deux années suivantes. « En gros, on ne peut planter que du blé, de l'orge ou de l'avoine », explique Christophe Boizard, qui exploite 200 hectares, dont 35 de betteraves, dans la Somme.

En parallèle, un « conseil de surveillance de la betterave », qui rassemble parlementaires, betteraviers, chercheurs et organisations environnementales, est créé, pour trouver des alternatives. « Pour 2023, les scientifiques pensent qu'il existe un risque de présence de pucerons à compter du 1er mai, et le virus de la jaunisse est resté très présent. Nous pensions donc donner un avis favorable à une nouvelle dérogation », explique son président, le sénateur du groupe Union Centriste Pierre Louault. Quant aux alternatives… « En trois ans, on est obligés de constater que c'était mission impossible. »

Des néonicotinoïdes toujours utilisés en Europe

Rue de Varenne, le ministre de l'Agriculture fulmine. « On a décidé en 2016, sans alternative connue ni programme de recherche, de tout interdire ! On en mesure aujourd'hui la portée », grince auprès du Point Marc Fesneau, qui rappelle que les autres pays d'Europe, eux, auront la possibilité d'utiliser l'insecticide maudit en usage foliaire, sans qu'aucune association environnementale s'en émeuve.

L'Allemagne a fait ce choix depuis déjà trois ans. Alors que l'enrobage de semences consiste à protéger préventivement les cultures, Berlin attend les attaques de pucerons pour traiter, en pulvérisant de l'acétamipride sur les plans. Un traitement à l'air libre, « beaucoup plus dangereux pour les abeilles, puisque le vent peut disperser la molécule sur les fleurs alentour », insiste Pierre Louault. Suivant la décision de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), la plupart des pays producteurs de betterave à sucre auront cette possibilité, créant une distorsion majeure de concurrence avec les producteurs français.

Pas encore d'alternatives

Outre la Grande-Bretagne, qui n'est plus soumise à la CJUE depuis le Brexit et qui vient d'autoriser, après « une évaluation scientifique rigoureuse », l'usage pour 2023 d'un néonicotinoïde interdit, la plupart des pays producteurs de betterave (de l'Allemagne à la Pologne, en passant par l'Espagne, la République tchèque, la Finlande, etc.) auront recours à des pulvérisations directement sur les plants. « L'acétamitride est efficace pendant huit jours, et ensuite il faut recommencer », précise Franck Sander. En 2020, la France a bien pensé revenir sur l'interdiction de cette substance autorisée partout, mais en a été empêchée, selon le ministère, « à cause du principe de non-régression du droit de l'environnement ». Reste que…

Les alternatives, que promettent depuis 2018 les partisans du bannissement de cette famille d'insecticides, n'existent toujours pas. « On a fait une erreur d'analyse, confiait au Point, en 2020, un conseiller ministériel. Avant que les néonicotinoïdes ne soient interdits, l'Anses avait identifié un insecticide, le Karate-K, pouvant avoir le même usage contre les pucerons. Mais il s'est avéré que les pucerons y étaient résistants, et qu'il détruisait aussi tous les autres insectes ! » Depuis, d'autres molécules ont été homologuées en catastrophe, sans grand résultat. « On progresse beaucoup sur la connaissance du virus, et même sur les alternatives, mais c'est une question de délai », reconnaît Fabienne Maupas, directrice scientifique à l'Institut technique de la betterave (ITB.) « Deux entreprises de biocontrôle mettent au point des solutions basées sur des phéromones ou des odeurs qui vont repousser le puceron. Mais le concept n'a pas encore été testé dans le monde réel, et rien n'est homologué », dit-elle. « Au niveau génétique, tous les semenciers ont trouvé des sources de tolérance, qu'ils sont en train d'intégrer dans leur matériel. Mais cela ne se fera pas du jour au lendemain. » D'autant moins que l'Europe interdit les nouvelles biotechnologies végétales, qu'elle considère encore comme des OGM, tous les croisements doivent se faire à la main… « On ne sera pas sereins avant 2026, au mieux », anticipe Fabienne Maupas.

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La solution du « carnet de chèques »

Christophe Boizard, lui, plantera tout de même des betteraves, parce qu'il n'a pas le choix : un contrat le lie pour cinq ans à l'usine qui transforme sa production. « En même temps que la betterave, je vais semer de l'avoine, une graminée qui perturbe le puceron et freine son passage de plante en plante », dit-il. « Le problème, c'est qu'à un certain stade, il faut détruire la graminée pour éviter qu'elle concurrence la betterave, et pour cela passer un herbicide… » Aucune machine n'est capable d'aller désherber à ras de terre, sous la feuille, raison pour laquelle la culture de betterave bio ne s'est jamais développée, occupant à peine 1 000 hectares, sur un total de 400 000 en France.

Le ministère de l'Agriculture s'est engagé à indemniser totalement les agriculteurs de leurs éventuelles pertes de récoltes. Mais les solutions pour préserver la filière sont encore à l'étude : parce qu'elle est gorgée d'eau, le transport de la betterave vers son site de transformation n'est pas rentable au-delà de 35 km, ni en deçà d'un certain volume. « L'usine doit tourner au minimum 90 jours. Si les agriculteurs, demain, ont des rendements en chute ou s'arrêtent de produire de la betterave, nous pourrons tous fermer », confie, angoissé, le propriétaire d'une des 21 sucreries du pays.

Le sucre, dont la consommation en France n'a pas augmenté et reste parfaitement stable depuis plus de 50 ans, sera alors importé. Et si la France peut bloquer l'import, pense-t-elle, de cultures usant de néonicotinoïdes en enrobage de semence, dans les termes évoqués par la CJUE, elle ne pourra pas s'opposer au reste. Le sucre, demain, pourrait donc arriver d'Allemagne, d'Espagne, de Pologne, de Belgique même… Ou des champs de canne à sucre géants du Brésil ou de Thaïlande, où les néonicotinoïdes sont utilisés en quantités. « Où est la logique, où est le bénéfice pour l'environnement ? » s'interroge Franck Sander. « Les gens au chômage ne comptent plus, et l'économie s'efface devant les préoccupations environnementales », constate un proche de la filière. « On est clairement entrés dans un schéma décroissant. »

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Commentaires (111)

  • Alainlalanne

    Honneur à la bêtise, et au dogmatisme de gens qui se disent écologistes, et qui sont persuadé d’être les plus intelligents !

  • MC33

    J'entends de là où je suis la foule enthousiaste des zécolos qui psalmodie sans fin son chant de victoire... "Oh ! C'est beau ! Oh, c'est bien ! ". Qu'ils soient maudits !

  • Surlaligne

    Je remarque que les plus excités dans leur opposition à la réforme des retraites ce sont les mêmes que ceux qui nous ont fait mettre à bas la filière nucléaire au profit de moulins à vent et qui détruisent consciencieusement notre agriculture en lui imposant des règles qu'ailleurs personne n'envisage sérieusement.
    Avec, par dessus le marché, un droit de l'environnement qui interdit de revenir en arrière, même devant les évidences.
    Quand est ce que les Français et plus encore les principaux médias arrêteront de suivre ces faux écolos et l'extrême gauche dans leurs délires.
    En ce moment ce sont eux qui sont à la manoeuvre avec la CGT et Sud pour bloquer le pays car ils nient la nécessité d'une réforme, qui pourtant se résume à un problème arithmétique assez simple.
    Comment peut on faire cause commune et prendre au sérieux des gens qui refusent le réel et ne sont que des dogmatiques ?
    C'est un mystère bien français et qui fait l'étonnement du monde.