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Les orphelinats de l’horreur : viols, morts suspectes et disparitions d’enfants

Les orphelinats de l’horreur : viols, morts suspectes et disparitions d’enfants

Publié le 16 février 2023

De nouveaux témoignages lèvent le voile sur de présumés crimes impunis commis par des religieuses dans des orphelinats québécois et aux États-Unis. Enquête sur des viols, des agressions mortelles et des corps d’enfants dont on ne retrouve plus la trace.

Jusque dans les années 1960, des bonnes sœurs devaient protéger les enfants vulnérables au nom de la charité chrétienne et de l'État qui finançait leurs orphelinats catholiques. Mais, selon les récits glaçants de survivants et d’anciens employés, certaines religieuses étaient loin d'être des saintes.

À Chicoutimi, à Québec et à Burlington, au Vermont, où des religieuses québécoises ont fait des victimes, l’omerta régnait entre les murs des orphelinats. Des petites filles et des petits garçons ont cru qu’ils allaient mourir aux mains de sœurs pédophiles et violentes, alors que d'autres y auraient laissé leur peau.

Les murmures des enfants meurtris qui ont survécu sont devenus des voix vieillissantes qui réclament la vérité.

Un dessin d'enfants qui prennent des plus petits dans leurs bras, surveillés par une religieuse.
De nouveaux témoignages lèvent le voile sur de présumés crimes commis par des religieuses dans des orphelinats catholiques. Photo : Radio-Canada / Illustration/Maxime Lech

Des morts suspectes à Chicoutimi
Des morts suspectes à Chicoutimi

La découverte récente de sépultures clandestines autour des pensionnats pour Autochtones a ravivé de vieux souvenirs pour Normande Tremblay. Alors qu’elle travaillait à l'Orphelinat de l’Immaculée-Conception à Chicoutimi en 1962-1963, elle affirme avoir vu une sœur franciscaine tuer une orpheline.

Normande prenait soin des bébés à la pouponnière. Ce jour-là, elle est sortie sur le balcon pour surveiller les bambins de deux, trois ans. Elle raconte que la religieuse a poussé une fillette contre le mur de briques. La petite s’est cogné la tête, s’est effondrée au sol, puis une sœur s’est empressée de partir avec elle. Deux jours plus tard, l’orpheline était morte.

Un dessin d'un petit cercueil entouré de chandelles.

Normande s’est sentie impuissante en apercevant le cercueil blanc dans la pièce où elle pliait les vêtements de la crèche. La petite fille est décédée. C’est sûrement involontaire, mais le geste était là, dit-elle en se remémorant la scène. On ne pouvait pas parler. Le personnel religieux, que ce soit les prêtres ou les religieuses, tu ne touchais pas à ça. C'était sacré.

La dame qui a aujourd’hui 77 ans n’a aucune idée de ce qui est arrivé avec la dépouille de l’orpheline. S’il y avait eu un cimetière, on aurait peut-être été à son service. S’il y avait quelque chose, c'était très caché, souligne Normande.

Nancy Parent témoigne de faits similaires à ceux rapportés par Normande Tremblay, des images qui la tourmentent encore. La petite a alors 9 ans et vient d’être placée à l’orphelinat avec sa fratrie parce que sa mère est malade. Lorsqu’elle monte voir sa petite sœur à la crèche, l’horreur l’attend. Une femme lance un bébé contre le mur de ciment pour qu’il cesse de pleurer.

60 ans se sont écoulés, mais Nancy Parent est toujours traumatisée par cette scène qui lui a créé beaucoup d’anxiété. Ma sœur, c'était comme mon bébé. J'avais peur pour sa vie, explique-t-elle.

Nancy a également cru mourir à l’orphelinat. Elle dit avoir été enfermée pendant des semaines dans une petite pièce, privée d’école et battue à répétition par un homme. Elle décrit un régime de terreur. C'était basé sur la peur. Le diable va te détester, va te tuer, va t'amener dans son enfer. À ce jour, elle se demande encore ce qui est arrivé à l’une de ses amies, qui était la souffre-douleur des sœurs et qui a disparu du jour au lendemain.

Nancy Parent est à la tête d’une demande d’action collective contre le gouvernement et huit communautés religieuses qui a été rejetée et qui est maintenant entre les mains de la Cour suprême. Jusqu’ici, l’identité de cette femme était protégée par les tribunaux. Mais dans sa quête de justice, elle a voulu raconter son histoire publiquement. Néanmoins, les juges ont déjà ouvert la porte à une possible action collective contre les Petites Franciscaines de Marie pour l'orphelinat de Chicoutimi.

Cette institution a été en activité de 1931 à 1968. Marie-Claire Girard y a décroché un emploi deux ans avant sa fermeture. La jeune femme venait juste de terminer sa formation en puériculture. Dès son premier jour de travail, elle a eu un choc et a dû cacher ses larmes.

« Les enfants de 2-3 ans avaient les pieds et les mains attachés aux lits. Ça sentait très fort l’urine, l’ammoniac. »

— Une citation de   Marie-Claire Girard, ancienne employée

Elle a été frappée par le manque de salubrité et d’hygiène des lieux. Les bébés avaient tous du pus dans les oreilles et leurs parties intimes étaient mal nettoyées. Marie-Claire devait chasser les rats. Elle se souvient aussi d’une religieuse qui enfermait un bambin dans un petit garde-robe.

Un nouveau-né entre les mains d'une sœur à l'Orphelinat de Chicoutimi.
Un nouveau-né entre les mains d'une sœur à l'Orphelinat de Chicoutimi. Photo : Société historique du Saguenay/SHS-F0170-S6-P2408-4

Dans une société sous l’emprise de l’Église, les sœurs s’occupaient des enfants placés pour diverses raisons, comme la maladie d’un parent. Les orphelins représentaient près de la moitié des pensionnaires. Les enfants dits illégitimes étaient souvent arrachés aux mères célibataires à la naissance, puis donnés en adoption. Certains bébés arrivaient par train de Québec ou de Montréal, où les filles-mères se rendaient en catimini pour accoucher.

Marie-Claire Girard s’est inquiétée de l’absence de bracelets aux petits poignets des nouveau-nés à l’orphelinat de Chicoutimi. Les enfants n’étaient pas identifiés clairement. On pouvait facilement les mélanger, explique-t-elle. Un jour, elle constate d’ailleurs qu’un poupon est mort dans son lit. Qu’arrive-t-il avec le minuscule corps sans nom? Elle ne le sait pas. C’était la chasse gardée de la communauté. C’était secret, soutient la dame de 78 ans.

Chose certaine, les taux de mortalité infantile étaient élevés. Une recherche universitaire des années 1950 indique que les enfants de 0 à 3 ans s'ennuient passablement, ont la diarrhée et souvent ils en meurent. Processus régulier. Vingt-trois décès ont été enregistrés seulement en 1952. Les causes en sont la pneumonie, l'entérite, la misère.

En 37 ans d’activité, il y aurait eu des centaines d’enfants morts, toutes causes de décès confondues, à l’orphelinat.

Un dessin d'enfants qui construisent des cercueils.
De nouveaux témoignages lèvent le voile sur de présumés crimes commis par des religieuses dans des orphelinats catholiques. Photo : Radio-Canada / Illustration/Maxime Lech

Des dépouilles introuvables
Des dépouilles introuvables

Marie Potvin a vécu dans la bâtisse de briques rouges, qu’elle considérait comme une prison, de 1943 à 1949. En raison des pressions du clergé qui forçait les femmes à agrandir leur famille au péril de leur vie, sa mère est morte en accouchant de son 13e enfant. À l’orphelinat, Marie raconte que les jeunes devaient construire de petits cercueils blancs pour les bébés qui mouraient.

Certaines familles venaient récupérer les dépouilles, mais plusieurs corps d’orphelins n’étaient pas réclamés. Des fois, les sœurs les exposaient et on allait les voir. Ils étaient enterrés, mais on ne sait pas où. Je ne peux pas le dire parce qu'on ne le savait pas, admet la dame de 87 ans.

Marie faisait partie des mouilleuses. Parce qu’elle faisait pipi au lit, elle recevait une fessée quotidienne et était plongée dans un bain d’eau glacée. En deuil de sa maman, elle n’a pas reçu une once d’amour ou d’affection. Des fois, les religieuses étaient de bonne humeur, mais ça ne durait pas, dit-elle. Elle se souvient d’avoir été forcée de manger du gruau envahi de petits vers blancs.

À la même époque, Gérard Fournier avait pour tâche quotidienne de récupérer les bébés abandonnés dans le portique de l’orphelinat et de les amener à la crèche. Il se rappelle d’avoir vu des dizaines de petits défunts pendant les deux années passées chez les révérendes mères franciscaines.

Un dessin d'un enfant qui tient un bébé dans ses bras devant la porte de l'orphelinat.

Le garçon de 10 ans s’est rendu compte que le petit cercueil blanc, utilisé pour les orphelins morts, était souvent le même. On voyait que ces enfants-là n’étaient pas enterrés. J’avais remarqué qu’un coin de la tombe était parti, était brisé. C’est par là qu’on voyait que c’était toujours la même tombe, détaille l’homme de 90 ans.

Je me suis posé la question : "Qu’est-ce qu’elles faisaient avec ces bébés-là?"Je n’ai jamais vu de cimetière alentour de l’orphelinat. Gérard Fournier soupçonne qu’ils étaient incinérés dans la grosse fournaise au charbon de l’orphelinat.

Dessin d'un enfant tenant la porte d'un cercueil dans ses mains.

Selon les rites en vigueur, chaque catholique devait être inhumé dans un cimetière. Mais officiellement, il n’y a jamais eu de sépultures sur le terrain de l’orphelinat. L’Évêché confirme qu’il a hérité du registre civil des Petites Franciscaines de Marie. Il y serait mentionné que les orphelins étaient enterrés dans le cimetière de la paroisse.

Mais vérification faite auprès de la Corporation des cimetières catholiques de Chicoutimi, il n’y a aucune trace de ces enfants. Pas de fosse commune, pas de sépulture, pas même une petite plaque à la mémoire des orphelins.

Les Petites Franciscaines de Marie n’ont pas collaboré pour tenter d’élucider le mystère et ont refusé nos demandes d’entrevue. Nos multiples demandes d’accès à l’information auprès du gouvernement sont aussi demeurées vaines. Québec ne posséderait aucun document faisant état du nombre d’enfants morts à l’orphelinat ni de l’endroit où reposent leurs dépouilles.

À l’époque, la Loi sur l’étude de l’anatomie obligeait les établissements subventionnés à fournir les corps non réclamés à l’Université Laval pour la formation des médecins. On a donc suivi cette piste. Dans le registre des cadavres disséqués, on retrouve beaucoup d’enfants provenant d’autres crèches et plusieurs cadavres issus des hôpitaux psychiatriques des Petites Franciscaines de Marie à Baie-Saint-Paul et à Roberval. Mais il n’y a aucun corps de l’Orphelinat de Chicoutimi.

Un dessin de religieuses de dos dans leur tenue. Une d'entre elles tient un chapelet dans ses mains.

Monique Fortin est troublée par un souvenir qui pourrait expliquer en partie où sont passés les orphelins disparus. Elle aurait vu des religieuses incinérer le corps d’une fillette fiévreuse, morte dans le lit juste à côté du sien. À l’aube, les sœurs auraient enroulé le cadavre dans un drap, puis l’auraient brûlé au sous-sol. Cette image macabre la hante encore. Ça fait longtemps que j'en rêve. C'est marquant. Elle était brûlée. Elle n’était plus là. Pauvre petite fille, sanglote Monique.

Ce matin-là, la petite Fortin s’est fait prendre à espionner les sœurs franciscaines au sous-sol. Les sœurs l’ont punie et l’ont enfermée à la cave pendant une semaine, nourrie au pain et à l'eau. Après toutes ces années, la dame pense encore à sa copine morte, mais aussi à une autre fillette maltraitée qui a subitement disparu.

Des survivants comme Monique se présentent régulièrement aux Archives nationales du Québec et à la Société historique du Saguenay, dont les locaux sont situés dans la bâtisse de l’ancien orphelinat. Ils cherchent surtout à corroborer des souvenirs d’enfance. Les employés ont maintes fois entendu dire que les religieuses auraient camouflé des décès ou incinéré des dépouilles. Il y en a qui ont eu des traumatismes. Ils voudraient voir des documents. Souvent, c’est au niveau des enfants morts et ce qu’on faisait avec les corps, explique l’archiviste Myriam Gilbert. Malheureusement, elle n’a pas de réponse à fournir aux anciens pensionnaires.

Les plans d’époque du bâtiment montrent la présence d’un incinérateur sur chaque étage, dans l’aile des garçons et des filles. Il aboutissait au sous-sol et servait à brûler les déchets, selon les survivants. Les flammes qui jaillissaient de l’incinérateur les ont d’ailleurs marqués.

Il y avait aussi un tunnel qui reliait la bâtisse à la chaufferie dotée d’une grande cheminée de briques. Marie Potvin l’a déjà exploré en secret. C'était tout le système de l'orphelinat. Il y avait beaucoup de tuyaux et c’était très chaud, se souvient-elle.

Au fil des ans, la chaufferie a été modernisée, mais l’incinérateur et la grosse cheminée n’existent plus. Cette petite usine de chauffage débouchait sur un autre réseau de tunnels reliés à la centrale thermique de l’hôpital de Chicoutimi, encore plus puissante. Un petit passage connectait donc les Franciscaines au réseau de galeries souterraines d’une dizaine d’autres bâtiments religieux. Est-ce que des cadavres auraient pu être amenés là? Certains survivants se le demandent. Chose certaine, des portions de ces passages secrets étaient parfois empruntées en cachette.

Nancy Parent se souvient d’y avoir été amenée à l’abri des regards. Mais le choc qu’elle aurait subi a provoqué un gros blocage. Je vais avoir la vérité à un moment donné pour guérir complètement, espère-t-elle.

Dessin d'une religieuse aux côtés d'un enfant dans son lit.
De nouveaux témoignages lèvent le voile sur de présumés crimes commis par des religieuses dans des orphelinats catholiques. Photo : Radio-Canada / Illustration/Maxime Lech

Pédophiles et violentes, mais intouchables
Pédophiles et violentes, mais intouchables

Monique Fortin est retournée sur le lieu de ses malheurs pour la première fois depuis des décennies. La bâtisse qui a maintenant une vocation commerciale a bien changé, mais elle conserve des traces du passé. Dans le corridor, devant un cadre de photos d’époque où se trouve une image du dortoir, elle s’arrête et fond en larmes. Non seulement les petits lits de fer lui rappellent son amie morte, mais ils la ramènent aussi à ses vieux démons.

Monique a passé douze longues années chez les Franciscaines. Deux sœurs en particulier étaient loin d’être catholiques. On a déjà eu un cierge entre les jambes. C'est douloureux les premières fois. Puis, après ça, tu te laisses faire. Tu n’as pas le choix. Supposément que c'est la religion qui demande ça. C'est ce qu’elle nous disait, se souvient la dame.

« On ne voyait pas les cornes, mais elles étaient là. C'étaient des démons avec des chapelets. »

— Une citation de   Monique Fortin

La jeune fille a dit à sa mère qu’elle avait été violée. Elle a alerté les Chevaliers de Colomb, qui faisaient partie des bienfaiteurs de l’orphelinat. Elle s’est même confessée à un prêtre. Mais personne ne l’a crue et briser l’omertà lui a valu d’autres châtiments.

Monique a bien cru qu’elle allait périr dans cette institution. Un jour, une bonne sœur l’a même suspendue tête première du haut du balcon du cinquième étage. Si je tombais, j’étais morte.

Des lits côte à côte dans un dortoir.
L'un des dortoirs de l'Orphelinat de l'Immaculée-Conception. Photo : Société historique du Saguenay, P002, S1, D1549, P20

Denise Riendeau a aussi été agressée sexuellement dans cet endroit déshumanisant. Elle a consigné ses douloureux souvenirs dans un livre intitulé L’Abandon.

À l’Immaculée-Conception, les religieuses l’appelaient par son nom de famille ou par son numéro : V54. Denise relate que les sœurs se promenaient dans le dortoir et braquaient leur lampe de poche sur les petites victimes. Un soir, une des religieuses est arrivée. Elle cherchait à m'immobiliser dans mon lit pour m'embrasser. Avec fébrilité, elle me flattait, se souvient-elle avec dégoût. Denise a hurlé. Une autre sœur est arrivée et l’a traitée de folle. La jeune fille a rétorqué : Vous savez très bien pourquoi j’ai crié! Denise a d’ailleurs menacé de hurler chaque fois que ça se reproduirait.

Les religieuses ont alors essayé de se débarrasser de la jeune fille en l’envoyant chez le psychiatre. Denise a raconté au médecin que la vie à l’orphelinat était effrayante. À la fin de la rencontre, le psychiatre a dit aux sœurs : Mes Révérendes, s'il y a quelqu'un de fou dans cette pièce, ce n’est pas cette enfant.

Denise Riendeau dit avoir porté sa croix. Elle a tenté de s’évader, mais elle a été séquestrée et privée d’école pendant des mois. Une religieuse lui a même infligé une brûlure au deuxième degré. La dame reste persuadée que la société et le gouvernement ont fait semblant d'ignorer ce qui se passait entre les murs de l’établissement. Je pense qu'ils fermaient les yeux et que ça faisait leur affaire, exprime-t-elle. Quant aux religieuses, elle souhaite qu’elles reconnaissent enfin leurs torts. Parce qu’il y a des enfants qui ne s'en sont pas sortis du tout, mentionne Denise.

Des garçons auraient aussi subi les désirs de religieuses pédophiles. C’est le cas de Jean Simard qui a mis des années avant de pouvoir parler des agressions qu’il a endurées. Les bonnes sœurs venaient nous flatter. Le soir, elles nous battaient et la nuit elles venaient nous flatter. Pas les cheveux. Elles nous flattaient ce qu’elles n'avaient pas d’affaire, a-t-il révélé.

Mario Lalancette se rappelle que des religieuses partaient avec des petits garçons la nuit. Il se compte chanceux d’avoir échappé aux monstres qu’abritait l’orphelinat maudit. Elles n’étaient pas toutes méchantes, mais il y avait une approbation silencieuse de celles qui donnaient de la souffrance aux enfants , explique-t-il.

Mario était terrorisé. Il raconte avoir été frappé si cruellement qu’il a déféqué dans ses sous-vêtements. Un jour, le garçon a été mis en pénitence dans la neige en pyjama. Il a cru mourir de froid.

Lorsque Mario a quitté l’orphelinat pour de bon, il a fait un pacte avec son jumeau de ne jamais parler des atrocités qu’ils ont vécues. Il fallait mettre un mur et se dire de passer à autre chose, sinon notre vie se serait arrêtée. On est sortis de là avec la rage au cœur, témoigne l’homme de 66 ans.

Mais Mario Lalancette a fini de se taire. Il réclame des excuses de la communauté des Petites Franciscaines pour les violences extrêmes commises. Si elles reconnaissent leurs torts, la situation est à moitié guérie. À partir de là, on peut avancer, soutient l’Almatois qui a suivi religieusement la venue du pape au Canada l’été dernier. L’église a du rattrapage à faire, illustre-t-il, tant pour les victimes des pensionnats pour Autochtones que pour celles des orphelinats.

Il voudrait d’ailleurs que le gouvernement en fasse plus pour les gens comme lui qui n’ont reçu ni reconnaissance ni aide financière du Programme national de réconciliation avec les orphelins et orphelines de Duplessis. Son séjour à l’orphelinat a eu lieu en 1967, mais les dates d’application du programme sont de 1935 à 1964.

Si tu as brisé mon enfance, au moins soulage ma vieillesse, lance Mario les yeux remplis de larmes. Il rappelle que l’État et l’Église étaient tous deux responsables du système des orphelinats.

Un bâtiment de pierres et de briques coiffé d'une croix.
L'Orphelinat d'Youville de Québec Photo : Radio-Canada

L’enfer meurtrier de l’Orphelinat d’Youville
L’enfer meurtrier de l’Orphelinat d’Youville

L’Orphelinat d’Youville de Québec, plus tard renommé Mont D’Youville, était tenu par les Sœurs de la Charité.

Un ancien enquêteur canadien spécialisé en crimes sexuels fait partie des milliers d’enfants qui ont vécu dans cette institution. L’ex-policier a requis l’anonymat parce qu’il est incapable de parler de ce qu’il a vécu à son entourage. Nous l’appellerons Marc, un nom fictif.

Un camp de concentration pour enfants, c’est ça que c’était. J'étais quelqu'un de condamné, peut-être même damné. J'étais convaincu qu’elles allaient nous tuer, assure l’ancien pensionnaire.

C’est ce qui serait arrivé à un petit garçon qu’il avait l’habitude de protéger. Marc récitait la prière à la fin d’un repas lorsque les cuisinières ont remarqué qu’il avait caché de la nourriture dans ses vêtements pour la jeter aux ordures. Elles se sont mises à crier et les enfants se sont rués vers la sortie.

Une employée a agrippé son ami par la mâchoire et l’a repoussé vers l’arrière. Il a perdu pied et sa tête s’est fracassée contre le rebord du plancher en terrazzo. J'ai vu ses yeux retournés et une mare de sang tout autour de ses épaules. Là, ça a été la panique.

Les enfants ont été sommés de monter à l’étage. Mère supérieure les y attendait. On s'est ramassés dans une grande salle et elles nous ont dit : "Il ne s’est rien passé et vous oubliez ça". Marc n’a jamais revu le garçon.

Une cicatrice à la tête lui rappelle qu’il a bien failli laisser sa peau à l’orphelinat, frappé par une religieuse avec une petite pelle rouge tranchante.

Elle m'a ouvert le visage. Le sang a coulé. J'étais au sol. C'était la panique. Je ne voyais plus rien à cause du sang. Elle a continué de me frapper. Elles m'ont traîné au sol jusqu'à la porte, relate Marc avec précision. Lorsqu’il a reçu de la visite d’un proche quelques jours plus tard, la sœur s’est empressée de dire qu’il avait chuté dans les escaliers pour camoufler les événements.

L’ex-policier a passé toute sa carrière à aider des victimes et à arrêter des criminels, sans jamais dévoiler son terrible secret. Il aurait été abusé sexuellement par une employée et par des sœurs de la Charité.

Un petit gars de six ans qui se fait agresser sexuellement par des femmes, surtout à cette époque-là, c'est déstabilisant. Les religieuses nous disaient qu'elles étaient représentantes de Dieu sur terre, témoigne-t-il avec difficulté.

Dans la baignoire, une employée en aurait profité pour le toucher au vu et au su de religieuses. Elle s'amusait avec nous autres. Elle me demandait de me pencher vers l'avant. Je n’ai pas besoin de faire de dessin de ce qu'elle faisait. Mais je me rappelle comment je me sentais. Je me sentais vide. Je n’étais rien. Tous les petits gars, on était comme des ombres dans le dortoir, indique Marc.

À un autre moment, où il était malade, une sœur l’aurait frappé à la tête et lui aurait enfoncé le visage dans son vomi. Il a perdu connaissance. Quand je me suis réveillé, j'étais déshabillé par terre et une autre religieuse m'agrippait les parties génitales en me disant que des gars, c'est dégueulasse, raconte l’ex-enquêteur.

L’homme qui a fait condamner des criminels endurcis est persuadé que les sœurs avaient la recette pour produire des tueurs en série, comme le tueur à gages Donald Lavoie, qui a passé la majeure partie de son enfance à l’Orphelinat de Chicoutimi.

Ce criminel notoire du clan des Frères Dubois, devenu délateur, a confessé 27 meurtres et donné des informations sur près d’une centaine d’assassinats auxquels il aurait participé. Dans une entrevue à CBC en 1982, Donald Lavoie a mentionné que la violence vécue dans sa jeunesse a contribué à l’endurcir.

Une autre survivante du Mont D’Youville aurait aussi été témoin de blessures possiblement mortelles infligées par une sœur de la Charité avec une moulure de bois massif. Alors qu’elle sortait de sa classe pour se rendre aux toilettes, elle a aperçu une fillette nue rouée de coups. Elle criait au meurtre, se souvient l’ancienne pensionnaire qui s’est interposée en demandant à la sœur d’arrêter de la battre. Elle m’a dit : "Si jamais tu parles, tu vas avoir la même chose". Et puis ça n’a pas été long, une couple de jours après, la petite fille est décédée, relate la dame.

Elle a alors dû déshabiller le cadavre de l’orpheline. Aidée d’une autre enfant, elle a lavé la dépouille qu’elle n’a plus revue ensuite. Ça m'est toujours resté dans la tête parce que c'est triste, confie la femme à la voix chevrotante. Si elles ont été capables de faire ça, il y en a sûrement eu d’autres aussi parce qu’on était souvent battues, croit-elle.

La jeune résidente a elle-même cru y passer un certain soir d’hiver où les religieuses l’ont attachée nue dans la neige parce qu’elle pleurait trop.

Selon ces témoignages, les enfants avaient peur de finir enterrés, ni vu ni connu, sur le terrain des Sœurs de la Charité de Québec. L’ex-enquêteur chevronné, tout comme l’ancienne pensionnaire, se souvient du même endroit mystérieux où il y avait de petites pierres. Entre nous, on regardait et, silencieusement, on se disait : "C’est un cimetière", relate Marc. Ils devraient faire des enquêtes et ils devraient creuser, croit la dame.

Le terrain de leur enfance a changé. Il a été excavé et il fait maintenant place à un stationnement asphalté. En janvier, nous avons demandé l’autorisation au CIUSSS de la Capitale-Nationale, qui est aujourd’hui propriétaire de la bâtisse, d’utiliser un géoradar. À l’instar des fouilles autour des pensionnats pour Autochtones, cette machine permettrait de sonder le terrain et de voir s’il reste des traces de sépultures clandestines. On attend toujours une réponse du gouvernement, qui a qualifié cette demande d’inhabituelle.

L’enquêteur qui a œuvré au Canada est catégorique : Si le gouvernement refuse qu'il y ait des enquêtes, ils sont complices de ce massacre-là. Ils ont le devoir de le faire.

Jointe par téléphone, la supérieure générale des Sœurs de la Charité de Québec, Monique Gervais, assure qu’il n’y aurait jamais eu de cimetière à l’Orphelinat D’Youville. Elle n’était toutefois pas en mesure de dire où se trouvaient les dépouilles d’orphelins décédés.

Un recours collectif a été autorisé contre la congrégation et le CIUSSS pour des sévices physiques, sexuels et psychologiques qui auraient été commis par une centaine d’agresseurs sur plus de 500 enfants. Les avocats des sœurs contestent ces allégations. Compte tenu de ces procédures judiciaires, les religieuses n’ont pas d’autres commentaires.

Un chercheur américain critique l’approche du Québec
Un chercheur américain critique l’approche du Québec

Le psychologue et chercheur scientifique retraité de l’Université Harvard Arthur McCaffrey a étudié des dizaines de scandales d'enfants abusés par l'Église catholique dans le monde. Il a analysé les processus de réparation mis en place que ce soit en Irlande, en Australie ou aux États-Unis. Il s’est aussi intéressé aux différents rapports des commissions d’enquête publique.

Arthur McCaffrey ne mâche pas ses mots pour parler de l’approche du Québec envers les survivants des orphelinats. Le Québec est unique parce qu’il n’y a jamais eu d’enquête publique ni de justice pour ces enfants. Ils n'ont jamais reçu d’excuses de la part du clergé ni des communautés religieuses qui ont commis des abus, souligne-t-il.

Selon lui, il ne faut pas chercher très loin pour trouver un gouvernement qui, par ses actions, favorise la guérison de victimes. Il cite l’exemple des pensionnats pour Autochtones du Canada avec la Commission de vérité et réconciliation.

La vie dans les orphelinats ressemblait à celle des pensionnats pour Autochtones, mais ils ne reçoivent pas l'attention politique qu’ils méritent. C'est un prolongement du traitement injuste qu'ils ont subi dans l’enfance. Il n'y a jamais eu de réelle tentative de réconciliation et de réparation, soutient Arthur McCaffrey, qui a été étonné que le pape ne dise pas un mot sur les orphelinats lors de sa visite au pays.

Le psychologue retraité estime que le programme national de réconciliation avec les orphelins de Duplessis représente des miettes de pain. Il ne s’agit pas d’une compensation, mais bien d’une aide financière sans égard aux abus dont ils ont souffert. En acceptant cette aide, les survivants doivent renoncer à poursuivre le gouvernement et les communautés religieuses, qui n’ont pourtant rien déboursé.

C’est insultant. Ils ont offert le moins possible juste pour se débarrasser du problème. Je pense que le gouvernement s’est protégé et qu’il a protégé les groupes religieux qui s’occupaient des orphelinats au détriment des victimes. C’est un manque de respect flagrant compte tenu des crimes commis, explique le chercheur, qui rappelle que la devise du Québec est Je me souviens.

Dans un premier temps, le décret gouvernemental instituant le programme national de réconciliation avec les orphelins de Duplessis était ouvert aux enfants injustement internés dans sept asiles. Le décret de la deuxième mouture du programme a été élargi aux enfants maltraités de neuf orphelinats.

On a toutefois compilé une liste inédite de 115 établissements où Québec a reconnu qu’il y avait eu des abus et où des survivants ont reçu une aide financière, dont le Mont d’Youville et l’Orphelinat de Chicoutimi.

Deux statuettes d'enfants.
Dans un cimetière à Montréal Photo : Radio-Canada

Une justice réparatrice au Vermont
Une justice réparatrice au Vermont

Des religieuses québécoises ont aussi laissé des enfants brisés dans leur sillage à l’Orphelinat Saint-Joseph de Burlington, aux États-Unis.

L’État du Vermont a mis en place un processus de justice réparatrice pour aider les victimes à guérir.

Les survivants ont publié un recueil de textes. Une pièce de théâtre a été créée. Et pour la pérennité, une exposition permanente montre en détail les horreurs vécues par les enfants aux mains des religieuses.

Les Sœurs de la Providence de Montréal s’occupaient des enfants. Elles ont appris la torture au Canada. Elles se sont pratiquées là-bas, puis elles sont venues ici, raconte Brenda Hannon, la porte-parole du groupe qu’on appelle Les voix de l’Orphelinat Saint-Joseph.

Cette femme est restée marquée au fer rouge par les violences qu’elle a subies et dont elle a été témoin.

J'étais la détenue numéro 22. J'avais 6 ans et j'étais prisonnière, dit-elle. Les sœurs ont tout fait pour effacer mon identité.

Lors d’un repas, Brenda a été ligotée à sa chaise parce qu’elle refusait de manger un pouding au beurre d’arachides. Une religieuse me tenait la tête alors que l’autre m’enfonçait une cuillère dans la bouche. Elle m'a frappée tellement fort que je saignais des deux oreilles. J’ai été projetée au sol. Elles m’ont dit de ne rien raconter, relate-t-elle en pleurant.

La vie des survivants comme Brenda a changé en 2020. Au terme d'une investigation d’État qui a duré deux ans, le procureur général du Vermont a conclu qu’il y a eu des abus sexuels, physiques et psychologiques pendant des décennies à l’orphelinat.

Maintenant, tout le monde sait que c’est vrai, ce qu’on a raconté. On n’aura plus jamais à se cacher ou à se taire, se réjouit Brenda Hannon.

Malgré des témoignages incriminants, des disparitions suspectes d’enfants demeurent toutefois non résolues, faute de preuves suffisantes. Les enquêteurs n’ont pas retrouvé de corps et les Sœurs de la Providence, dont la maison mère est située à Montréal, ont refusé de remettre les documents demandés aux enquêteurs. Les Sœurs n’ont pas collaboré à l’enquête, a mentionné le procureur, T.J. Donovan, en déposant le rapport d’investigation.

Les religieuses ont nié toute responsabilité et ne se sont jamais excusées.

Je ne veux pas de leur argent. C'est de l'argent sale, taché par le sang, la sueur et les larmes des enfants. Elles étaient payées pour les protéger, mais elles les ont torturés, lance Brenda, qui a renoncé à les poursuivre.

Une enquête publique instituée parallèlement à l’enquête criminelle a permis aux victimes de se délivrer en partie de leurs traumatismes en racontant leur histoire. Une grande partie de notre guérison, c’est de participer au processus de justice réparatrice et de faire une différence dans notre société. Ça nous apporte du réconfort et de la satisfaction, assure-t-elle.

La Ville de Burlington participe d’ailleurs à cet effort en construisant un parc commémoratif derrière l’ancien orphelinat pour que les victimes ne sombrent jamais dans l’oubli.

Quand le parc sera prêt, j'aurai peut-être le courage d'y retourner. Je n'y suis pas allée depuis 55 ans. L'endroit est diabolique, assure la survivante.

Une image de l'intérieur de la chapelle.
L'intérieur de la chapelle de la Miséricorde Photo : Ville de Montréal

Un projet de musée à Montréal?
Un projet de musée à Montréal?

Lucien Landry fait partie des enfants nés en dehors des liens sacrés du mariage qui ont été abandonnés à la naissance. Dans les années 1950, il habite au Mont-Providence de Montréal lorsque l’orphelinat est converti en hôpital psychiatrique. Cette supercherie orchestrée par le cardinal Léger et le premier ministre Maurice Duplessis vise à obtenir plus de financement d’Ottawa.

Du jour au lendemain, des enfants sains d’esprit reçoivent donc de faux diagnostics. Ils sont privés d’éducation et traités comme des fous. On était dans des salles pour malades mentaux. Je m'en souviens très bien. On faisait le tour de la salle constamment. On pleurait, on voulait sortir, relate Lucien Landry.

Dans un mouvement de rébellion, le petit Lucien occupe le bureau de la mère supérieure avec d’autres enfants, puis il tente de s’évader. Pour le punir, les sœurs de la Providence le transfèrent à l’asile Saint-Jean-de-Dieu. On lui rase la tête, on lui met une jaquette et on l’enferme pendant trois mois. On nous donnait des médicaments pour nous rendre inoffensifs. J’ai été longtemps interné, se souvient-il. Lucien Landry a finalement réussi à s’enfuir lorsqu’il a eu 18 ans. Militant de la première heure des orphelins de Duplessis, il est aujourd’hui âgé de 80 ans.

Témoignage de Lucien Landry 

Il aimerait bien faire la lumière sur le cas des orphelins enterrés près de l’asile Saint-Jean-de-Dieu, dans un endroit qu’on appelait le cimetière de la soue à cochons. Depuis longtemps, il suspecte que plusieurs soient morts de maltraitance ou même d’expérimentations médicales.

En 1967, les Sœurs de la Providence ont transféré leurs ossements et ceux d’autres malades au cimetière Saint-François-d’Assise, dans l’est de Montréal. Elles ont ensuite vendu leur terrain au gouvernement. Mais lors de la construction de l’entrepôt de la Société des alcools, d’autres restes humains ont été découverts. Quand ce scandale a éclaté dans les années 1990, le gouvernement a refusé de faire enquête pour vérifier si les religieuses avaient camouflé des morts suspectes d’enfants.

Nous avons visité le Repos Saint-François d’Assise en compagnie de Lucien Landry et du responsable du cimetière, Robert McDuff. Il n’y a aucune pierre tombale ni épitaphe à la mémoire des orphelins. Personne ne sait où ils ont été enterrés exactement.

Ce qu'on a appris, c'est que les religieuses ont mis ça dans une fosse commune, lance Lucien Landry. Les Sœurs de la providence ont choisi que les ossements soient inhumés dans un terrain communautaire , confirme M. McDuff. Mais cette fosse n'existe plus parce que la location était de 10 ans. C’est aujourd’hui un grand terrain vague. Dans ce même cimetière, on retrouve toutefois des dizaines de monuments qui rendent hommage aux religieuses décédées.

Avant de mourir, M. Landry rêve qu’un musée et un parc des orphelins de Duplessis voient le jour. Il croit que la bâtisse de l’ancienne crèche de la Miséricorde de Montréal serait l’endroit idéal. Québec veut justement se départir du bâtiment qui a une valeur patrimoniale. C’est ce qu’on appelle le devoir de mémoire, pour que le public connaisse l’histoire et qu’on ne tombe jamais dans l’oubli, dit-il.

À lire aussi :

À voir :

  • Le témoignage des Simard et d’autres récits glaçants de survivants des orphelinats catholiques sont présentés dans le cadre du reportage Sacrée impunité, diffusé à l’émission Enquête, le jeudi à 21 h sur ICI TÉLÉ.

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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