L'Holodomor en Ukraine : l'histoire taboue d'une famine qui assassinait à très grande échelle

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L'Holodomor en Ukraine : l'histoire taboue d'une famine qui assassinait à très grande échelle

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Les photos qui circulent sur l'Holodomor datent souvent d'une autre famine, 10 ans plus tôt. Celle-ci est une rare trace qu'on doit à l'Autrichien Wienerberger.
Les photos qui circulent sur l'Holodomor datent souvent d'une autre famine, 10 ans plus tôt. Celle-ci est une rare trace qu'on doit à l'Autrichien Wienerberger.
- Alexander Wienerberger via Creative commons

Dans des famines orchestrées par Staline, entre 1931 et 1933, près de 5 de millions de personnes sont mortes en Ukraine. En commémorant ce crime de masse du nom d'Holodomor, Joe Biden a réaffirmé son soutien à Kiev ce 23 novembre 2022.

Hasard du calendrier, l'écrivain Josef Winkler faisait paraître en janvier 2022 aux éditions Verdier, L'Ukrainienne. Un récit d'enfance à 200 kilomètres de Kiev, et l'histoire d'une femme devenue âgée, croisée au début des années 1980. Une parole qu'il avait alors écoutée, consignée scrupuleusement. Des soirs durant, pendant un mois, alors qu'il logeait là, en Carinthie, pour y achever un autre de ses livres (Langue maternelle), il avait lié profondément connaissance avec elle, "Nietotchka", née en 1928 en Ukraine, et transportée de force par l'armée allemande de ce côté-ci de l'Europe. L'Ukraine fut aussi occupée par les nazis. C'est aux débuts de son histoire que nous mène ce livre aujourd'hui, une vie dans le silence d'un récit qui restera durablement étranglé, empêché : bien méconnue était la grande famine du début des années 1930, en Ukraine, avant l'agression de l'Ukraine par la Russie cette année, en 2022.

"En janvier 1931, la famine a commencé. À l’automne précédent, il y avait suffisamment de blé, ce n’était pas une mauvaise année. Les chefs de kolkhoze qui expropriaient les paysans leur prenaient aussi les céréales qu’ils jetaient par tonnes dans le Dniepr. Ils ont causé artificiellement cette famine pour que les gens aillent travailler au kolkhoze s’ils ne voulaient pas mourir de faim, parce que la cantine leur donnait du pain et de la soupe pour les journées de travail, rien de plus", raconte Nietotchka à l'auteur. "Nietotchka", ça signifie "presque rien", ou si peu. Le sort funambule d'une rescapée d'un massacre, car pourtant l'histoire est gigantesque.  Car dans des villages décimés par la famine, on a tué les enfants, on a vendu leur chair pour de la viande, raconte Nietotchka. Et tout le monde a feint de croire que c'était du cheval - un même goût un peu douceâtre. Cette famine, ses millions de morts, et ses scènes impensables, c'est ce à quoi nous ouvrait le récit publié en français par Winkler, un mois avant le déclenchement de cette guerre en Ukraine qui allait nous rappeler combien nous connaissions si mal l'histoire de ces confins du continent européen.

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Car cette grande famine est probablement la catastrophe à très grande échelle la plus escamotée de l’histoire du siècle européen : entre quatre et cinq millions de morts, il y a 90 ans, en Ukraine . Vous avez bien lu. Plusieurs millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes, morts de faim à l’autre bout du continent européen, dans le ressac de la Première Guerre mondiale alors que la paysannerie s’était soulevée contre la société tsariste en décomposition puis la Russie soviétique qui entendait installer sa réforme des kolkhozes. La répression soviétique avait consisté à confisquer récoltes et semis, pour finalement préempter du bétail et confiner de force la population sur des terres privées de tout. En anglais, on parle d'une "man-made famine", pour bien dire que la catastrophe, forgée par une main humaine, n'avait rien d'inéluctable. Ailleurs en Union soviétique, au Kazakhstan notamment, la famine aussi avait tué à cette échelle massive : 1,5 millions de morts kazakhs, estime-t-on aujourd'hui, et autant en Russie soviétique. Entre six et sept millions de morts au total.

Colossal, le chiffre de six millions a en soi quelque chose de sidérant, bien sûr - il est comparable au bilan humain de la Shoah, et dans leur quête de reconnaissance, les Ukrainiens notamment en feront un usage stratégique. C'est l'arithmétique qui frappe au coin du symbole autant que de la stupeur. Mais le silence qui a entouré cette hécatombe, si tenace et trop durable pour être vraiment fortuit, est frappant, lui aussi ; comme le sont les échos qui se font jour à présent, entre cette famine ukrainienne du début des années 1930 et l’actualité qui refoule dans la même région du monde

  • où les médias rapportent qu’on vend, en Ukraine occupée comme en Crimée notamment, des produits agricoles confisqués par l’armée russe dans la région de Kherson ;
  • où le ministère ukrainien de l’Agriculture évoque du matériel agricole et des stocks parmi les prises de guerre des soldats russes ;
  • où l’ONU alertait très récemment face à un risque de famine mondiale du fait de l’agression russe, dès lors que la Russie et l’Ukraine comptent pour deux des cinq premiers exportateurs de céréales au monde.

La chercheuse Anna Colin Lebedev, dont il faut suivre les éclairages précieux sur Twitter depuis le début du conflit (ou la réécouter dans La Suite dans les idées, le 26 mars 2022), a fait le rapprochement entre la famine des années 1930 et l’agression russe aujourd’hui. Les Ukrainiens aussi, qui entretiennent le souvenir toujours vif de l’Holodomor, cet épisode de famines qu’il considèrent comme un génocide. Au chaud du présent dramatique, c’est ainsi une histoire méconnue qui remonte à la surface, avec Moscou en dénominateur commun.

La Suite dans les idées
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Une histoire méconnue en France

Bien sûr, depuis le début de la guerre en Ukraine avec l’agression par l’armée russe, courant février 2022, tout laisse apparaître combien cette histoire est très mal connue de ce côté-ci de l’Europe. Pour ne pas dire totalement ignorée. Il suffit pour le mesurer de se rappeler, par exemple, de la méconnaissance qui prime, en France en général, concernant ce qu'on appelle parfois “la Shoah par balles”  (mais plus souvent les médias que les historiens) : le génocide des juifs à l’Est de l’Europe qui, massivement, n’ont pas été exterminés dans des camps de concentration comme on se le figure parfois, mais souvent décimés dans des fusillades massives - en particulier en Ukraine. Entre 1941 et 1944, près d’un million et demi de juifs d’Ukraine seront ainsi assassinés lors de l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie une fois le pacte germano-soviétique caduc.

Aujourd’hui, cette histoire reste largement ignorée en France, où le symbole d’Auschwitz rétrécit la réalité de ce que fut la Shoah. Comme l’est, aussi, celle de l’Holodomor, cet autre crime de masse qui déjà avait décimé l’Ukraine dix ans plus tôt - cette fois sous l’impulsion de Staline. C’est en effet une fois que Staline se sera hissé au sommet du pouvoir soviétique que la grande famine des années 1930 frappera l’Ukraine. Et le silence qui l’entoure est d’autant plus vertigineux que son bilan humain est gigantesque.

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C’est dans la collectivisation forcée des campagnes, via les kolkozes, que ces famines prennent racine. Mais cet épisode n’est pas lié aux aléas des saisons : il est bien politique. On considère aujourd’hui que Staline a usé de la faim comme d’une arme. Il s’agissait de mater l’opposition en Ukraine, où les paysans ont résisté plus longtemps à la planification qu’ailleurs. L'armée rouge, alors, n'occupait pas militairement toute la région d'Ukraine. Mais à travers cette politique de collectivisation, des plans étaient imposés aux paysans, et ceux qui échouaient, ou renâclaient, était intentionnellement affamés, et leur blé, confisqué. Les famines qui décimeront alors la région entre 1931 et 1933 sont ainsi directement liées au sentiment national ukrainien. Non seulement parce que leur mémoire, toujours vivace, porte en elle l’idée d’une résistance coûteuse à Moscou. Mais aussi parce qu’à l’époque même, il fut question de faire obstacle au stalinisme en train d’irradier d’ouest en est à l’échelle du nouvel empire soviétique.

Soldat de l'armée rouge gardant, fusil à la main, un entrepôt de céréales réquisitionnées durant l'Holodomor en Ukraine, au début des années 1930.
Soldat de l'armée rouge gardant, fusil à la main, un entrepôt de céréales réquisitionnées durant l'Holodomor en Ukraine, au début des années 1930.
© Getty - Pictures From History/Universal Images Group

En Ukraine, on dit “Holodomor” pour nommer ce que les Ukrainiens revendiquent de faire reconnaître comme un génocide. Bientôt un siècle après l’épisode, la notion de génocide fait toujours débat, chez les historiens ou aux Nations-Unies (qui n’ont jamais retenu cette qualification juridique, bien que le Congrès américain, comme le Canada et d’autres pays, aient reconnu le génocide). A son arrivée au pouvoir, en 2004, dans la foulée de la “Révolution orange”, le président ukrainien Viktor Iouchtchenko s’était engagé dans une vaste entreprise pour obtenir la reconnaissance de la Grande famine comme un des génocides de l’histoire européenne du XXe siècle : une loi a été adoptée au Parlement ukrainien en ce sens fin 2006. Cinq ans après l’éclatement de l’URSS, elle instaure l’usage du mot “génocide”. Dans la foulée, les autorités ukrainiennes lançaient une vaste politique mémorielle autour de la Grande famine de 1933, avec une commémoration chaque année, à la fin du mois de novembre. Non seulement du point de vue de l’Etat, qui met les drapeaux en berne et dont les représentants assistent à une messe, mais aussi à hauteur d’habitant : il est d’usage, ce week-end-là, de placer aux fenêtres des bougies à la mémoire des victimes de l’Holodomor.

Une “fable insensée” selon Soljenitsyne

En Russie, en 2006, une exposition à la mémoire de la Grande famine avait été saccagée à Moscou. Et deux ans plus tard, l’ancien prisonnier Alexandre Soljenitsyne avait étrillé cette “fable insensée”. Dénonçant dans une tribune publiée dans la presse “le cri provocateur en faveur du soi-disant génocide, né d’abord discrètement dans les esprits renfermés chauvinistes anti-russes, et qui a maintenant gagné les cercles dirigeants de l’Ukraine”.

Cette photo mise en scène dans un kolkhoze près de Kiev, au temps de la famine de 1933, illustre la volonté de camouflage, et le poids des images de propagande.
Cette photo mise en scène dans un kolkhoze près de Kiev, au temps de la famine de 1933, illustre la volonté de camouflage, et le poids des images de propagande.
© Getty - Hulton archives

Longtemps après, le mot "fable" sera encore celui du Parti communiste français (et même des universitaires communistes), occupé à nier la catastrophe organisée. Il était déjà utilisé du temps de la famine. Par exemple, sous la plume d'Edouard Herriot, qui publiera le récit du voyage qu'il avait fait en Ukraine, en pleine famine, en 1933. Une charge contre l'évidence, qui dit les champs florissants, et les sourires sur des visages plantés là comme un décor. Une illusion. Herriot, l'ancien président du Conseil, qui était en 1933 député-maire de Lyon, avait fait le déplacement mais n'avait rien vu. Pas même les vêtements au loin, en lambeaux au détour d'un chemin : ceux de gens morts de faim.

Le journal Le Temps, le 30 août 1933, rendra compte de la conférence de presse tenue par Herriot entre une visite de centrale électrique et un tour aux champs : "Je suis très heureux d'arriver avec M. l'ambassadeur de France et mes collègues du Parlement français dans la capitale ukrainienne. Nous avons déjà visité Odessa et Kiev, et partout nous avons observé vos efforts énormes, les' grands succès obtenus au cours de ces dernières années. L'accueil singulièrement chaleureux du peuple d'Ukraine nous a particulièrement touchés."

A son retour, Herriot dira à sa descente de train : "J’ai traversé l’Ukraine. Eh bien ! je vous affirme que je l’ai vue tel un jardin en plein rendement. On assure, dites-vous, que cette contrée vit à cette heure une époque attristée ? Je ne peux parler de ce que je n’ai pas vu. Pourtant je me suis fait conduire dans des endroits qu’on disait éprouvés. Or, je n’ai constaté que la prospérité." Le silence était déjà épais. A Moscou, il sera aussi volontariste.

Car le néologisme “Holodomor” embarque davantage que l’idée d'une répression génocidaire intentionnelle. Le terme attrape aussi cette négation de la réalité orchestrée par le pouvoir soviétique : "Holodomor" peut se traduire par “le complot du silence”. Il porte en soi la manière dont la catastrophe fut escamotée. C’est précisément ce qu’explique de longue date un historien spécialiste de la Russie comme Nicolas Werth : si cette famine est bien à mettre à la solde des crimes de masse du stalinisme, c’est justement parce qu’on a ensuite cherché à la dissimuler. Y compris en faisant disparaître massivement ceux qui s’élevaient contre l’orchestration de cette famine : pas moins de 150 000 personnes, issues de l’intelligentsia et même des rangs du parti, seront arrêtées en quelques mois entre la fin 1932 et le début 1933, parce qu’elles avaient protesté contre cette répression par la faim.

Terres de sang

Toujours pour Nicolas Werth, cette séquence de famines au bilan terrifiant fut “le premier acte d’un terrible cycle de violence perpétré, entre le début des années 1930 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, par les deux grands régimes totalitaires qu’ont été le nazisme et le stalinisme, contre les populations civiles d’une immense région au cœur de l’Europe”. L’historien Timothy Snyder y puisera un nom pour cette région : les Bloodlands, autrement dit ces “terres de sang”.

Cette photo a été prise par l'ingénieur autrichien Alexander Wienerberger en 1933 dans la région de Kharkiv, puis confiée à un diplomate en direction de Vienne.
Cette photo a été prise par l'ingénieur autrichien Alexander Wienerberger en 1933 dans la région de Kharkiv, puis confiée à un diplomate en direction de Vienne.
- Alexander Wienerberger via Creative commons

Or malgré son coût et son degré de violence, l’épisode a été longtemps négligé. Les historiens eux-mêmes, parmi ceux qui s’étaient spécialisés sur la période, à l’Ouest, ont durablement méconnu cette histoire des famines en Ukraine. Deux journalistes ukrainiens avaient pourtant bien rassemblé près de 500 témoignages de survivants dans un livre qui reste un jalon important, et qui remonte à 1991. Mais c’est seulement à la fin des années 1990 qu’on a réellement mieux compris non seulement l’ampleur, mais aussi la portée à la fois politique et répressive de la Grande famine : il s’était bien agi de mater l’Ukraine en affamant la région - et pas, seulement, d’une avanie météorologique ou d’une catastrophe agricole. Le silence se fissurait pour de bon, et ce qui s’exprimait allait rapidement faire office de ciment pour la conscience nationale ukrainienne. C’est même dans la revendication d’une reconnaissance du génocide que de nombreux Ukrainiens et Ukrainiennes réinvestiront leur sentiment d’appartenance.

Des enfants ukrainiens enrôlés dans un défilé visant à dénoncer les paysans réfractaires.
Des enfants ukrainiens enrôlés dans un défilé visant à dénoncer les paysans réfractaires.
© Getty - Pictures from history

Cette prise de conscience est aussi toujours vivace, à l’heure où l’Ukraine subit à présent l’agression de la Russie de Vladimir Poutine. Elle est un réveil tardif d’autant plus agissant qu’il aura traîné. Même les années dites “de dégel”, sous Krouchtchev en particulier, qui incarne une rupture à partir de 1956, n’avaient guère permis de faire la lumière sur cette répression meurtrière à grande échelle : contrairement à d’autres crimes de masse perpétrés sous Staline, les famines d’Ukraine demeureront plus longtemps sous les radars. Les historiens, à l'époque, disaient encore "difficultés d'approvisionnement" plutôt que famine, précise l'historienne Pauline Peretz en remontant en arrière. Et jusqu'au milieu des années 1980, pointer la réalité de l'Holodomor tient officiellement de la "falsification bourgeoise" à Moscou.

Au moment même de la catastrophe, des témoignages, pourtant, existaient. Rares, évidemment, mais pas inaccessibles pour autant : certains récits avaient notamment voyagé avec la diaspora ukrainienne. Une série de vingt-six photographies, toutes édifiantes, avait aussi transité clandestinement jusqu’aux capitales européennes : on les doit à un certain Alexander Wienerberger, un ingénieur autrichien muté à Kharkiv. Débarquant en Ukraine en pleine famine, ce chimiste, qui officiait jusque-là comme directeur technique d’une usine de plastique en Russie, avait alors documenté, au Leica, les scènes effroyables qu’il avait sous les yeux dans les rues de ce qui était alors la capitale ukrainienne. En octobre 1933, un compatriote diplomate à qui il avait confié un premier jeu de photos les avait acheminées jusqu’à Vienne. Aujourd’hui, la série complète se retrouve dans les archives diocésaines de la capitale autrichienne : c’est à l’archevêque de Vienne que Wienerberger, qui passera deux décennies dans les usines soviétiques, les avait confiées.

Contrairement à bien des clichés qui circulent et ne datent pas de 1933, cette photo de Kharkiv fait partie de la série que Wienerberger fera passer à l'ouest.
Contrairement à bien des clichés qui circulent et ne datent pas de 1933, cette photo de Kharkiv fait partie de la série que Wienerberger fera passer à l'ouest.
- Alexander Wienerberger via Creative commons

A la même époque, un journaliste gallois du nom de Gareth Jones se faisait lui aussi lanceur d’alerte. Agé d’une vingtaine d’années, il est un reporter en tout début de carrière, mais il a officié comme secrétaire auprès du Premier ministre Lloyd George et il obtient un visa pour Moscou au début de l’année 1933. Même tamisées, des rumeurs de la famine en Ukraine circulent alors et il prend un train pour Kharkiv, descend à trois jours de marche de la capitale ukrainienne et une version romanesque de son périple dira longtemps que c'était pour déjouer la vigilance des agents chargés de le surveiller. Le reporter découvre que la rumeur disait vrai : l’Ukraine est en train de mourir de faim - au sens propre.

Jones pourra témoigner : son récit sera publié à Londres au printemps 1933 par le quotidien Daily Expres. C’est son histoire (et celle de l’Holodomor, sortie de l’oubli) que racontait en 2020 le film L’Ombre de Staline, qu’Agnieszka Holland lui consacrait. Invitée de La Grande Table à l’époque de sa sortie, la réalisatrice, Polonaise, soulignait encore combien “contrairement aux crimes d’Hitler, ces crimes communistes sont sortis de la conscience globale” : “les gens ont oublié l’ampleur du prix à payer pour cette idéologie.”

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La presse française aussi rendra compte du périple stupéfiant de Gareth Jones. Plusieurs quotidiens français lui réserveront un écho qui souvent s'enchâsse dans les rapports de force idéologiques, quinze ans après la Révolution russe. Le Matin, qui se veut un journal "à l'américaine" et qui se classe à droite (avant de virer collaborationniste), consacrera par exemple à la famine en Ukraine une place inédite, en août 1933, avec plusieurs articles, parfois longs, qu'on doit à Suzanne Bertillon, une journaliste très anti-communiste, qui a déjà visité l'URSS. Elle publie notamment le témoignage d'un couple émigré aux Etats-Unis en 1913. Tout juste revenus d'un retour édifiant au pays natal, les Stebalo dénoncent publiquement la réalité.

Le 29 août 1933, la journaliste introduit leur récit ( consultable ici via Gallica) par ces mots : "Des paysans américains d’origine ukrainienne qui, après vingt ans d’absence, viennent par grâce spéciale des dirigeants soviétiques, de faire un séjour d’un mois dans leur pays natal, font un émouvant récit du pitoyable état dans lequel ils ont retrouvé leurs villages et leurs faméliques compatriotes. Où l’on revoit des scènes d’anthropophagie. Cependant, la moisson est belle… De tous les côtés du monde entier, parviennent des échos alarmants au sujet de la situation en Ukraine soviétique. La presse officielle de l’URSS avoue elle-même qu’il est interdit aux journalistes et aux touristes étrangers de pénétrer en Ukraine sans une autorisation spéciale. Que se passe-t-il de si effrayant dans ce pays qu’on appelait autrefois « le grenier de l’Europe » ? C’est ce qu’allaient me révéler deux voyageurs, les deux derniers qui aient quitté l’Ukraine, le 12 août dernier, après y avoir séjourné un mois." On suit les Stebalo jusqu'à Tchahiv, où un couple aurait achevé ses enfants pour les manger ; ou près d'Odessa, dans ce village où une femme aurait découvert son filleul, transformé en terrine. Tout le récit est spectaculaire. Mais en creux, il montre aussi qu'en Russie soviétique, le bruit de cette famine se fraye un chemin malgré la censure et l'interdit : "À Moscou, lorsque des amis connurent notre projet, ils nous avertirent qu’il serait probablement difficile, là-bas, de se procurer des vivres, que nous ferions bien de nous munir de provisions non périssables."

Deux jours plus tard, L'Humanité répond au Matin, dans son édition du 30 août 1933 : "propagande anti-soviétique", réplique le quotidien communiste - "les ouvriers tireront sans peine la conclusion d’un tel article". D'autres voyageurs de passage en Ukraine raconteront pourtant, plus tard, l'effroi devant cette affiche des autorités soviétiques qui prévenait : "Manger des enfants vivants est un acte de barbarie". Et dans La Quête d'absolu, Arthur Koestler, qui toute sa vie pourfendra le communisme soviétique, et qui avait séjourné à Kharkiv du temps de la famine, avait décrit que "plusieurs millions de gens erraient". Et puis écrit encore des phrases comme : "Je n'ai jamais vu autant d'enterrements et aussi hâtifs que pendant cet hiver à Kharkov."

Manchette du Matin, dans l'édition du 29 août 1933 : le témoignage d'un couple d'exilé ukrainien est en Une.
Manchette du Matin, dans l'édition du 29 août 1933 : le témoignage d'un couple d'exilé ukrainien est en Une.

Pourtant, devant ce qui allait s’imposer comme un tabou des plus durables de l’ère Staline, l’histoire tardera à se consolider. L’historien Nicolas Werth estime que le premier travail d’envergure notable sur les famines des années 1931 à 1933 date seulement de 1986 : c’est The Harvest of Sorrow, de Robert Conquest, un chercheur américain. Lui-même, qui officie aux côtés de l’ONG Memorial à laquelle on doit beaucoup dans la mise au jour des crimes de masse soviétiques, plongera dans d’autres types de sources une fois venue la perestroïka et l’effondrement de l’URSS. Par exemple, la correspondance et les télégrammes classés secret défense qu’échangent Staline et sa garde rapprochée. Mais aussi, tout simplement, ces lettres de paysans affamés que les autorités interceptaient. C’est là qu’on découvre, à hauteur d’hommes et de femmes, les ravages de la famine comme arme de destruction collective.

Et parce que, justement, ces courriers étaient censurés, on voit bien combien il s’est agi d’occulter cette entreprise : “Les historiens ont alors pu analyser les mécanismes politiques et économiques à l’œuvre, évaluer les responsabilités des plus hauts dirigeants soviétiques dans la genèse puis dans l’aggravation, intentionnelle à partir de l’automne 1932, de la famine en Ukraine et au Kouban, rendre compte enfin des souffrances indicibles endurées par les populations affamées privées de tout secours, soumises à un véritable blocus, à un « châtiment par la faim » pour avoir résisté à l’imposition du système kolkhozien vécu par un grand nombre de paysans comme un « second servage »”, écrivait Nicolas Werth dans la revue Vingtième Siècle, en 2014. A une époque où les famines ukrainiennes du siècle passé restaient peu connues au-delà des cercles historiens et de quelques voix décidées à faire connaître ce recoin silencieux du stalinisme.

Le chercheur Andrea Graziosi, lui, a travaillé notamment sur une autre sélection de lettres demeurées oubliées. Celles que des diplomates italiens, en poste en URSS, avaient fait parvenir à l'ouest de l'Europe. Il en a d'abord tiré des articles à partir de 1989, notamment pour la revue Cahiers du Monde russe, puis un livre, Lettres de Kharkov, tout simplement, a paru, traduit en français et préfacé par Nicolas Werth, en 2013 (aux éditions Noir sur blanc). Il recèle le récit d'une catastrophe en train d'avoir lieu sous des yeux éberlués. Parmi ces témoignages exceptionnels qui chroniquent entre 1932 et 1934 l'inimaginable, on lit par exemple cet Italien qui défie la censure soviétique : "Si cette lettre tombe entre vos mains, vous les gardiens du “pays de la Liberté», soyez maudits, bourreaux de la Russie détruite, destructeurs de familles, assassins d’enfants ; tôt ou tard la vérité éclatera au grand jour."

"Du pain socialiste plutôt que du pain kulak" lit-on sur ce camion d'un convoi de récoltes dans la région du kolkhoze Chervonyi, en 1932.
"Du pain socialiste plutôt que du pain kulak" lit-on sur ce camion d'un convoi de récoltes dans la région du kolkhoze Chervonyi, en 1932.
© Getty - Pictures from history

Famine artificielle

A mesure que le silence s’est fissuré, on a ainsi pu accéder à la réalité historique. Et comprendre, par exemple, qu’en 1931, l’Ukraine était déjà ponctionnée à hauteur de 43 % de sa récolte globale. L’année suivante, le chef du gouvernement ukrainien avait eu le courage de prendre à partie Staline et Molotov, le chef du gouvernement soviétique : “Pourquoi avez-vous créé artificiellement la famine, on avait une récolte, pourquoi avez-vous tout confisqué ? Même sous l’Ancien Régime, personne n’aurait agi ainsi !” Mais les saisies se poursuivront, et Staline franchira un cran supplémentaire dans l’assassinat de masse en interdisant l’exode des familles ukrainiennes qui entreprenaient de fuir pour trouver de quoi se nourrir.

En 1933, voilà la population prise au piège, et plus de 200 000 personnes en quête d’exil renvoyées chez elles en moins de deux mois. Tandis que Staline refusera de desserer l’étau, d’acheminer une aide alimentaire, et poursuivra les exportations du blé confisqué, le peuple en Ukraine commence à mourir de faim pour de bon. Littéralement.

Nietotchka, la logeuse renommée "pas grand chose" par Josef Winkler dans L'Ukrainienne, n'avait pas quatre ans lorsque la grande famine a décimé pour de bon le pays de ses parents. C'est donc un souvenir enfoui au fond du corps devenu adulte, inséparable d'une expérience de l'exil, aussi, qu'elle déploie en racontant à l'écrivain autrichien son histoire. C'est aussi l'histoire muette de millions de gens. Une histoire longtemps étranglée et retenue, sertie dans l'abîme de l'impensable et en même temps travaillée par toute la puissance du tabou. On comprend mieux, en approchant l'inimaginable par les travaux des historiens et aussi la vibration si particulière des lettres exhumées de la catastrophe, de quoi ça parle, au fond, que percer ce tabou : d'une impunité à grande échelle. Et parce qu'on respire mieux une fois l'évidence démasquée, on entend Josef Winkler qui écrit à son tour (toujours dans L'Ukrainienne) : "Nietotchka Vassilievna Iliachenko m'a extirpé de mon recoin où les araignées avaient déjà tissé leurs toiles. Je suis redevenu capable de faire sentir à ceux qui me tirent dessus que, sur la peau de mon âme, qui n'est pas à l'épreuve des balles, une carapace s'est développée."

Affaire à suivre
6 min

Les visuels de cet article, et notamment les légendes, ont été modifiés pour tenir compte des précisions vigilantes apportées par Guillaume Ribot et Antoine Germa, co-auteurs d'un documentaire en préparation sur l'Holodomor, qui ont notamment mis au jour de nombreux mésusages d'images datant en réalité des années 1920, ou créditées à tort à Gareth Jones qui en réalité n'a pas pris de photo.