Dans l'œil du séisme, Rousseau contre Voltaire face aux catastrophes naturelles

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Dans l'œil du séisme, Rousseau contre Voltaire face aux catastrophes naturelles

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Le Tremblement de terre de Lisbonne, Joao Glama (1708-1792), 1755.
Le Tremblement de terre de Lisbonne, Joao Glama (1708-1792), 1755.
© Getty - DeAgostini

1755 : Lisbonne est ravagée par un tremblement de terre. Coup du sort ou problème humain, contingence naturelle ou désastre social… Voltaire et Rousseau s'écharpent. Face aux catastrophes, peut-on chercher des coupables ou faut-il se résigner à la fatalité ?

Le 6 février dernier, plusieurs tremblements de terre ont dévasté les régions frontalières de la Turquie et de la Syrie. Deux nouveaux séismes ont été enregistrés cette semaine dans la région. Depuis, et d'ici, on vit l'événement au rythme de la recension des victimes, ce "bilan humain qui ne cesse de s'alourdir", des images de quelques sauvetages miraculeux et des répliques de conflits géopolitiques après l'éphémère parenthèse diplomatique qu'impose l'envoi d'aide humanitaire. Baisser les armes face à un cataclysme aux motifs aveugles ; les reprendre car, sur ces terres qui se fissurent, nous avons auparavant dessiné des frontières... L'ambiguïté des attitudes politiques, et l'infinité de questions et de prières qu'elle suscite, rappellent que la catastrophe naturelle n'est pas sans pourquoi.

Comment la penser ? Faut-il chercher un coupable, agir ou se résoudre à la fatalité ? Le 1er novembre 1755, Lisbonne est ravagée par une triple catastrophe : un tremblement de terre, suivi d'un raz-de-marée et d'un immense incendie. Cette date marque, d'une part, l'histoire de la sismologie, une science qui a longtemps tâtonné avant d'identifier les causes de ces secousses terrestres. 1755 marque, d'autre part, l'histoire de la pensée de la catastrophe, qui court des premiers questionnements sur les causes théologiques de ces châtiments jusqu'aux théories contemporaines de l'effondrement. Comment concevoir qu'en une seule journée, 50 000 personnes trouvent la mort ? L'Europe des Lumières, si confiante dans le progrès des savoirs et la maîtrise de la nature - ou du moins, sa compréhension -, se voyait opposer un phénomène imprévisible aux conséquences injustes. Face à cela, la raison semble bien démunie… Mais nous sommes au XVIIIe siècle, et l'époque est bavarde. Deux positions vont se faire jour au cours d'une célèbre querelle opposant Voltaire à Rousseau. Un premier grand débat sur les catastrophes naturelles et leurs conséquences sur les populations.

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La Science, CQFD
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Voltaire le fataliste (mais ce n'est pas la faute au bon dieu)

La Gazette de France rapporte les détails de la catastrophe qui a touché la "Ville aux 7 collines". Entre 9 et 10 heures, trois secousses successives ont provoqué d'immenses fissures, s'étalant parfois jusqu'à cinq mètres de large. Sur le port, pas de répit, des vagues allant jusqu'à 15 mètres de haut s'écrasèrent dans les rues bordant le Tage. Quant aux zones épargnées, elles furent détruites par les incendies qui se sont propagés les jours suivants. En tout, on recensa 100 000 victimes pour une population qui comptait alors 275 000 habitants.

Tragique, l'événement eut lieu le jour de la Toussaint, une fête catholique importante dans le pays. Y aurait-il, là-haut, une entité mal intentionnée ? Le philosophe allemand Leibniz avançait pourtant dans son Essai de Théodicée (1710) que Dieu, bon et tout-puissant, avait choisi ce monde parmi toutes les possibilités, et que celui-ci devait donc être bon, et même "le meilleur de tous les mondes possibles". Ces tremblements, vagues et flammes font-elles partie d'un dessein ? Quoi qu'il en soit, cet "événement de la nature" est bien "embarrassant pour les physiciens, et humiliant pour les théologiens commente-t-on à l'époque

Nombre de philosophes des Lumières s'interrogent. Alors qu'on prie et qu'on s'émeut dans toute l'Europe, ils voient dans ce désastre l'occasion de réaffirmer la nécessité de se défaire des justifications religieuses données à ces maux injustes. Au premier rang desquels, Voltaire. Ébranlé par la nouvelle venue de Lisbonne, il prend la plume pour livrer ses premiers sentiments à son ami Théodore Tronchin :

"Voilà, monsieur, une physique bien cruelle. On sera bien embarrassé à deviner comment les lois du mouvement opèrent des désastres si effroyables 'dans le meilleur des mondes possibles'. Cent mille fourmis, notre prochain, écrasées tout d'un coup dans notre fourmilière, et la moitié périssant sans doute dans des angoisses inexprimables, au milieu des débris dont on ne peut les tirer. (...) Que diront les prédicateurs, surtout si le palais de l'Inquisition est resté debout ? Je me flatte qu'au moins les révérends pères inquisiteurs auront été écrasés comme les autres. (...) car tandis que quelques sacrés coquins brûlent quelques fanatiques la terre engloutit les uns et les autres."

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Au cours des semaines et mois qui suivirent, et tandis que Voltaire confie ne plus "oser [se] plaindre de mes coliques depuis cet accident", l'angoisse du séisme gagne les villes. On croit que tout bouge, on déclare des secousses çà et là, et on s'arrache les brochures de physiciens amateurs au sujet des terribles tremblements de terre et autres discours religieux, censément consolateurs. L'émotion est vive, et Voltaire s'en saisit dans sa bataille contre les théologiens. Dès le mois de décembre 1755, il compose son Poème sur le désastre de Lisbonne, sous-titré "ou examen de cet axiome : tout est bien" (1756). Quelque 230 vers de remise en cause de la notion de Providence aux accents pathétiques.

Dans le chant de ces "inutiles douleurs", Voltaire enjoint les "philosophes qui criaient "Tout est bien" à contempler "ces ruines affreuses, ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses, ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés, sous ces marbres rompus ces membres dispersés". Quel crime ont-ils commis ? Lisbonne "eut-elle plus de vices que Londres, que Paris" ?

Pour le philosophe, il faut reconnaître la catastrophe dans ce qu'elle a de révoltant pour la sensibilité comme pour la raison. Mais loin de désavouer cette dernière, la catastrophe nous enjoint à redoubler de vigilance et d'esprit critique par rapport à nos superstitions. Et notamment la croyance en une Providence, un sage gouvernement divin qui veillerait sur le destin du monde et permettrait de justifier le mal qui l'habite comme un élément du tableau général de ce "meilleur des mondes". "La nature est muette, on l’interroge en vain, écrit-il dans son poème à Lisbonne. Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ; tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion".

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Dans son conte Zadig ou la Destinée (1747), l'écrivain visait déjà, sous les traits de l'ange Jesrad, cette sainte Providence, source inattaquable des biens comme des maux qui accablent les êtres. "Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est tombé dans l’eau par hasard, que c’est par un même hasard que cette maison est brûlée : mais il n’y a point de hasard ; tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance." Dans  Candide ou l'Optimisme (1759), Voltaire achève de moquer les défenseurs fervents de la science qui croient au contournement du désastre, comme les religieux invitant à se soumettre à la volonté divine :

"Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé. (...) Candide fut fessé en cadence pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable." Voltaire, Candide ou l'Optimiste, chapitre VI (1759)

C'est plutôt à la reconnaissance d'un mal contre lequel on ne peut rien et que rien ne justifie, puisqu'il habite la nature, que Voltaire nous invite. En admettant la fatalité de la catastrophe naturelle, sans pourtant ni la nier, ni se montrer indifférent à la souffrance qu'elle engendre, nous nous montrons voltairiens.

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Rousseau l'antisismique : le droit à la consolation

Mais l'ironie voltairienne, on le sait, n'est pas du goût de tous. Et certainement pas de celui de son ennemi de toujours, Jean-Jacques Rousseau. Après plusieurs disputes au sujet du luxe et des arts (corrupteurs des mœurs selon Rousseau), de la nature de l'être humain (bonne mais pervertie par la société, toujours selon Rousseau), le séisme achève de détériorer la relation entre les deux hommes. Le 18 août 1756, le citoyen de Genève envoie à Voltaire une lettre pleine de "griefs contre son Poème sur le désastre de Lisbonne". Un texte qui "aigrit [s]es peines", l'"excite au murmure" et le "réduit au désespoir".

Au rang de ces griefs, sa tentative de faire passer la consolation que cherchent les malheureux sinistrés dans la Providence comme une cruelle bêtise. Est-il si mauvais, au moment du désastre, de vouloir croire que nos maux sont un "effet nécessaire de ta nature et de la constitution de cet univers" ? Au contraire, pour Rousseau, les mots de Voltaire agissent comme un couteau dans la plaie :

"Que me dit maintenant votre poème ? 'Souffre à jamais, malheureux. S’il est un Dieu qui t’ait créé, sans doute il est tout-puissant, il pouvait prévenir tous tes maux : n’espère donc jamais qu’ils finissent, car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n’est pour souffrir et mourir.' Je ne sais ce qu’une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l’optimisme et que la fatalité même ; pour moi, j’avoue qu’elle me paraît plus cruelle encore que le manichéisme." Rousseau, Lettre sur la Providence (1759)

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C'est aussi l'opposition des deux philosophes au sujet de la question de l'origine du mal que cette catastrophe réveille. Pour Rousseau, pas question de réduire la question à son existence, de fait, dans la nature. "Quant aux maux physiques, si la matière sensible et impassible est une contradiction, comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie", écrit l'amoureux des paysages. Cette catastrophe illustre parfaitement, pour Rousseau, la propension des humains à construire leur propre malheur :

"La plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que, si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul." Rousseau, Lettre sur la Providence (1759)

Les conséquences du tremblement de terre dépendent de choix humains, pas de la fatalité, pour divine qu'elle soit. En quelque sorte, Rousseau ouvre une voie à une réflexion sur la responsabilité humaine dans les maux humains, considérée comme sociale et politique et non plus métaphysique et morale.

Avec philosophie
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Dans cette lettre, le citoyen de Genève qui s'était fait connaître en blâmant le progrès des arts et des sciences qu'il jugeait responsable de la décadence morale de ses contemporains, est ici presque plus moderne que Voltaire. Devant de tels dégâts, on ne peut se résoudre à penser la nature comme seule responsable et, surtout, ne pas penser à l'influence de l'humain. Les habitants auraient-ils pu être épargnés si l'on avait construit autrement ces maisons de trop d'étages ? Aujourd'hui, en Syrie, les victimes du séisme ne sont-elles pas aussi celles de la guerre qui a contribué à fragiliser les bâtiments par des bombardements, et dont l'origine est bien humaine ? Le mal n'est pas tout entier dans le déchaînement des éléments, nous dit Rousseau. Il est aussi de nature sociale, pleinement lié aux décisions humaines.

Sans faire de Rousseau un pionnier de la pensée de l'anthropocène, (l’idée selon laquelle nous sommes entrés dans une nouvelle époque géologique, marquée par l’influence de l'activité humaine sur les équilibres de la biosphère et les bouleversements environnementaux que l'on connaît), on note son souci de penser notre place face à ces désastres. On pourrait se dire que l'écrivain romantique veut avant tout absoudre la nature, mais ce serait réducteur. Il nous aide en tout cas à voir comment, encore aujourd'hui, les catastrophes naturelles exacerbent des injustices bien humaines.

A la source
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Penser les catastrophes

Le tremblement de terre de Lisbonne fut d'ailleurs un moment important dans la réflexion sur l'approche politique et scientifique que l'on pouvait avoir des catastrophes sismiques. Le marquis de Pombal, Premier ministre du Portugal, se chargea ainsi de recueillir auprès de la population des données sur les dégâts causés par le séisme. Celles-ci furent analysées, dans l'espoir de réduire les victimes en cas de répliques. Une attitude préventive, comme l'on dirait aujourd'hui ? Le phénomène naturel, son risque, devenaient en tout cas un objet de préoccupation sociale pour les "responsables politiques". Dans Tremblements de terre aux XVIIe et XVIIIe siècles. La naissance d'un risque (Champ Vallon, 2005), l'historien Grégory Quenet explique comment, au siècle de la catastrophe lisboète, le regard porté sur ces phénomènes sismiques se laïcise :

"Grâce aux progrès de la circulation de l'information et des réseaux académiques, les savants parisiens découvrent les tremblements de terre du royaume et mettent en place de nouveaux protocoles d'observation. Ensuite, l'essor des périodiques, la sensibilité accrue des perceptions donnent une résonance nouvelle à ces phénomènes. Quant aux communautés victimes de séismes, elles rapportent de plus en plus leurs malheurs à l'Etat qui est devenu un interlocuteur incontournable. (...) Le risque sismique est donc en construction, en devenant peu à peu un objet textuel, scientifique, administratif et juridique."

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Aujourd'hui, face à l'éventualité de la catastrophe écologique, nous sommes désormais familiers des notions de prévention et de principe de précaution… au point, peut-être, d'oublier notre responsabilité. C'est ce que souligne le philosophe Jean-Pierre Dupuy, connu pour son concept de "catastrophisme éclairé". Dans la querelle qui oppose Voltaire à Rousseau, Dupuy reconnaît à ce dernier d'avoir esquissé une réflexion politique sur la gestion de crise.

Comparant l'ampleur du séisme de Lisbonne au tsunami de 2004 dans le Pacifique ( Petite métaphysique des tsunamis, Seuil, 2005), le philosophe rappelle que l'innocence de la catastrophe naturelle s'est étiolée à mesure que l'on apprenait que, "si les récifs de corail et les mangroves côtières n’avaient pas été impitoyablement détruits par l’urbanisation, l’aquaculture et le réchauffement climatique", l’avancée de la vague meurtrière et l’ampleur du désastre auraient pu être freinés. La pensée religieuse ou magique ne préside plus les commentaires casuistiques autour des catastrophes naturelles (encore que, certains demandent aujourd'hui si on aurait pu prédire le séisme qui a frappé la Turquie et la Syrie à partir de considérations astronomiques). Mais il subsiste une petite musique, celle qui fait des victimes des catastrophes environnementales auxquelles nous faisons face des "damnés de la terre" qui paient "l'injustice sociale du monde".

Le Malheur des uns
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