DéportationCes enfants ukrainiens enlevés pour être « rééduqués » à la russe

Guerre en Ukraine : Ces milliers d’enfants enlevés pour être « rééduqués » à la russe

DéportationDepuis le début de l’invasion de l’Ukraine, et même avant, les forces russes ont organisé des déplacements de population, notamment d’enfants
Des garçons d'un orphelinat de la région de Donetsk sont assis dans des lits dans un camp à Zolotaya Kosa, la colonie sur la mer d'Azov, région de Rostov, sud-ouest de la Russie, vendredi 8 juillet 2022.
Des garçons d'un orphelinat de la région de Donetsk sont assis dans des lits dans un camp à Zolotaya Kosa, la colonie sur la mer d'Azov, région de Rostov, sud-ouest de la Russie, vendredi 8 juillet 2022. - /AP/SIPA / SIPA
Cécile De Sèze

Cécile De Sèze

L'essentiel

  • Un an après le début de la guerre en Ukraine, « 20 Minutes » est plus que jamais mobilisé pour vous informer sur le conflit. Du 22 au 28 février, la rédaction vous propose des reportages, analyses, témoignages, vidéos, podcasts pour rendre compte du quotidien des civils, de la situation militaire sur le terrain, du jeu diplomatique.
  • Avant même le 24 février 2022, les forces russes ont commencé à entreprendre des déplacements forcés de population, notamment d’enfants, prétextant de leur offrir une « protection ».
  • Kiev réclame le retour de ces enfants pris de force par les Russes. Combien sont-ils ? Que deviennent-ils une fois en Russie ? 20 Minutes fait le point sur ces pratiques qui peuvent constituer un crime de génocide.

Combien sont-ils, ces enfants ukrainiens déportés par la Russie depuis le début du conflit, il y a maintenant un an ? Et surtout que sont-ils devenus ? S’il est difficile de savoir combien de mineurs sont concernés, les preuves de ce qui pouvait apparaître au début comme des rumeurs s’accumulent. Nicolas Tenzer, spécialiste des questions stratégiques et internationales, n’hésite pas à qualifier de « prise d’otage » cette politique totalement assumée par Moscou. Pour Anne Le Huérou, maître de conférences à l’Université Paris Nanterre et spécialiste de la Russie, l’objectif premier est d’en faire de « bons petits soldats russes ».



Un processus planifié

Les enlèvements ont commencé dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine à grande échelle « et nous savons qu’ils ont été préparés à l’avance », affirme Anastasiia Marushevska, cofondatrice de l’ONG ukrainienne PR Army et Where are our people ?. « Les autorités russes se sont soigneusement préparées à ce processus, ont mis au point des moyens d’expulser la population, ont construit des installations d’hébergement temporaire pour les déportés et ont cherché des fonds pour leur entretien », développe-t-elle.

Mais des cas de déplacements forcés d’enfants sont rapportés depuis bien avant février 2022. Selon le document communiqué à la Cour pénale internationale par l’avocat pénaliste Emmanuel Daoud et l’association Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre, que 20 Minutes a consulté, dès 2014 lors de l’invasion de la Crimée et d’une partie du Donbass, les forces russes ont « entrepris de transférer de force ou de déporter de force des populations établies légalement dans ces territoires occupés ». Parmi ces habitants, « les enfants ukrainiens étaient alors déjà ciblés par les autorités russes », affirme le document.

Entre 200.000 et 700.000 enfants déportés

Selon plusieurs estimations, articles de presse, rapports d’ONG et données démographiques, la Russie a enlevé de force entre 200.000 et 700.000 enfants ukrainiens vers au moins 57 régions de la Fédération de Russie. Mais seuls 16.207 enfants ont été formellement identifiés par les autorités ukrainiennes. Les plus jeunes n’ont que quelques mois, les plus âgés 17 ans. De son côté, Moscou se targue d’avoir « sauvé », selon son narratif de « dénazification de l’Ukraine », quelque 733.000 enfants. Ces données russes en accès libre « peuvent toutefois être gonflées pour servir la propagande du Kremlin », prévient Bertrand Lambolez, vice-président de l’association Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre.

Du côté de Kiev, le Commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien Dmytro Lubinets évoque le chiffre d’environ 150.000 d’enfants enlevés par les Russes, rapporte The Ukrainian Week. « Si avoir un chiffre exact est compliqué, on en compte dans tous les cas des centaines de milliers », tranche Bertrand Lambolez. « Il ne peut y avoir de chiffre unique car nous n’avons pas accès aux lieux de déportation à l’intérieur de la Russie et aucun représentant international ne s’y trouve. De plus, de nombreuses régions ukrainiennes sont toujours occupées et nous ne savons pas combien d’enfants sont déportés en ce moment », abonde Anastasiia Marushevska.

Adoptions forcées

Parmi eux, on compte des orphelins qui ont perdu leurs parents à cause de la guerre ou qui ont été « kidnappés par des familles d’accueil », explique Nicolas Tenzer. Par ailleurs, « des cas d’enfants déportés alors que leurs parents étaient emprisonnés par les Russes ont été enregistrés », rapporte Anastasiia Marushevska. C’est notamment ce qui se passe dans les « camps de filtration » où sont emmenées les personnes « évacuées » des villes assiégées, comme Marioupol ou Kherson, par les autorités russes. Là-bas, les habitants sont interrogés sur leurs opinions politiques, leurs empreintes digitales sont relevées, les pièces d’identité saisies et les téléphones portables confisqués, rapporte Human Rights Watch.

Une fois en Russie, ils sont soit adoptés par des familles russes soit envoyés dans des camps « d’éducation ». Moscou ne se cache pas d’ailleurs pas d’avoir recours à ces « adoptions » : la commissaire aux droits de l’enfant de Vladimir Poutine, Maria Lvova-Belova, affirmait, en septembre, sur son compte Telegram que « les Russes ont déjà adopté 350 orphelins des régions de Donetsk et Louhansk, et plus de 1.000 enfants attendent leur adoption ». Elle-même se vantait d’avoir adopté un enfant ukrainien. Le président russe a même signé des décrets cet été visant à faciliter l’obtention de la nationalité russe pour les Ukrainiens et leur adoption. Outre le moyen de pression que représentent ces enlèvements à l’égard de la population ukrainienne, ils servent aussi à « repeupler le pays » qui souffre de graves problèmes démographiques, précise Nicolas Tenzer.

Rééducation à la russe

Cette dernière explique par ailleurs à ses abonnés que les enfants placés dans des centres de « rééducation » ont des cours « quotidiens de langue et d’histoire russes ». « En Russie, les enfants sont installés dans des hôtels, des camps, des centres de loisirs, des centres de santé et des refuges, détaille Anastasiia Marushevska. Ceux qui ont l’âge sont automatiquement inscrits dans des établissements d’enseignement et étudient les programmes russes. Pendant les promenades, les élèves écoutent l’hymne national russe. »


notre dossier sur la guerre en ukraine

Une étude de l’Institut de recherche sur les droits de l’homme de l’Université de Yale estime qu’au moins 6.000 enfants ukrainiens sont passés par l’un des 43 camps identifiés en Russie depuis le début de la guerre. « Le rapport documente la délocalisation systématique, la rééducation et, dans certains cas, le placement en famille d’accueil ou en adoption d’enfants ukrainiens par la Russie », précise la Yale School of Public Health.

Certains enfants ont pu rentrer dans leur pays, retrouver leur famille. Mais si peu. Selon l’association Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre, moins de 200 ont été récupérés. Leur retour dépend de la Fédération de Russie. Ce qui, au passage, « est une reconnaissance du crime », souligne Nicolas Tenzer.

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