L'Holodomor en Ukraine reconnu comme génocide : l'échec très tardif du menteur de Staline

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L'Holodomor en Ukraine reconnu comme génocide : l'échec très tardif du menteur de Staline

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Prise à Kharkov entre 1932 et 1933, cette photo compte parmi les rares images de la famine qui a tué quatre millions de personnes en Ukraine.
Prise à Kharkov entre 1932 et 1933, cette photo compte parmi les rares images de la famine qui a tué quatre millions de personnes en Ukraine.
- Wikicommons

Un silence obstiné a perduré sur la famine qui a tué 7 millions de Soviétiques dont 4 millions d'Ukrainiens, entre 1931 et 1933, grâce à un mensonge fabriqué en haut lieu. Histoire du journaliste qui a nié l'horreur, alors que l'Assemblée nationale vient de voter pour la reconnaissance du génocide.

Après le Bundestag allemand, le 1er décembre 2022, et le Parlement européen le 12 décembre, les députés français ont choisi à leur tour de pousser pour que la France fasse officiellement de l'Holodomor un "génocide". Appelant ce 28 mars le gouvernement à lui emboîter le pas par 168 voix pour et seulement 2 voix contre, communistes, (et en dépit de l'abstention des bancs insoumis), l’Assemblée nationale a reconnu comme tel l’Holodomor, cette famine qui fit sept millions de morts au début des années 1930 en Union soviétique. Une catastrophe au grand air qui n'avait rien à voir avec de mauvaises récoltes mais tout avec une décision politique : celle des autorités soviétiques d'affamer des régions entières, et en particulier les campagnes d'Ukraine. Entre 1931 et 1933, sept millions de Soviétiques sont ainsi morts de faim, dont quatre millions d’Ukrainiens.

Cette famine à grande échelle ne devait rien aux conditions climatiques, en effet, alors que les greniers ukrainiens étaient pleins de grain, et que les champs donnaient amplement, ces années-là. Elle avait été orchestrée depuis Moscou, sous la houlette en particulier de Joseph Staline qui commençait en 1931 d’entreprendre la russification de l’Ukraine, prémices à son régime de terreur. Or là-bas, les paysans, empreints d’un long attachement à la terre, passaient pour plus réfractaires à la collectivisation. A bien des égards, la terre en Ukraine, il y a un siècle, représentait patrie, source de fierté, savoir-faire agricole, et moyen de subsistance tout à la fois. C'est en leur déniant tout cela en même temps que les campagnes ukrainiennes ont été décimées. Et ce que Kiev mobilise à présent, tandis que le gouvernement ukrainien fait campagne pour la reconnaissance de cette catastrophe longtemps méconnue en tant que "génocide", c'est le souvenir d'un massacre en même temps que celui d'un écrasement impérial destiné à mettre au pas les campagnes - bien avant l'actuelle invasion par Moscou.

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Récoltes comme stocks, les céréales, entre 1931 et 1933, ont ainsi été confisquées, l'accès aux champs, surveillé, et des villages entiers, condamnés. Les émissaires de la police politique surveillaient les villages, semaient la peur, fouillaient les maisons et tortureraient à l’occasion. Longtemps largement méconnue, cette famine qui n'avait rien d'une catastrophe en catimini a tardé à être connue hors des frontières de l’Ukraine. A bien des égards, il aura même fallu plus de 80 ans pour que les pays étrangers ouvrent les yeux, et prennent la mesure de ce qui s’était joué véritablement, sous le haut patronage de Joseph Staline. C'est lui en effet, qui avait donné en personne des instructions... et exporté à l'international le blé ukrainien tandis que dans les campagnes, on mourrait de faim.

Lanceurs d'alerte

Au moment-même, une poignée de témoins ont pourtant alerté. Des dépêches italiennes, en particulier, ne dissimulent pas grand-chose du désastre en cours sous les yeux des fonctionnaires consulaires. En poste à Kharkov, un diplomate italien s'interrogeait le 7 août 1932 : comment pouvait-il se faire que la presse étrangère ne dise pas un mot de cette famine ? En fait, les chancelleries savaient, mais se sont massivement abstenues une fois la catastrophe éventée. Un homme en particulier, aura œuvré pour dire l’hécatombe en train d’être fabriquée, de la main de l’homme. Ce Gallois n’avait pas trente ans, il s’appelait Gareth Jones et après avoir travaillé auprès de l'ancien Premier ministre britannique, Lloyd George, il s’essayait au journalisme. Son nom est redevenu célèbre lorsque Agnieszka Holland lui a consacré un film, sorti en 2019, qui s’intitule L’Ombre de Staline en français - Mr Jones dans son titre original.

Le film, qui le faisait revenir à la lumière, a cependant été critiqué, notamment par les descendants de Gareth Jones. L’affiche, à elle seule, introduisait une confusion de taille : on y voyait le supposé Gareth Jones, appareil photo en bandoulière, embusqué pour documenter l’extermination par la famine, un Leica à bout portant. Or Jones n’a pris aucune photo, mais quantité de notes, et des risques qui lui ont permis d'approcher au plus près la catastrophe. Aujourd'hui encore, des images circulent, qui lui sont créditées à tort. Elles ressortent parfois au détour d'une recherche lorsqu’en tant que journaliste on fouille dans les banques d’images. D'autres séries de visuels sont aussi attribuées à l'Holodomor des années 1931-1933 alors que ces photographies datent en réalité d’une famine précédente, dix ans plus tôt.

Ainsi, c’est plutôt Moissons sanglantes, le grand film documentaire de Guillaume Ribot ( disponible en ligne sur le site de France télévisions jusqu’à début avril 2023) qu’il faut voir pour comprendre, et en même temps prendre la mesure de ce que fut cette famine qui décima l’Ukraine entre 1931 et 1933. Car plutôt que consacrer le film à Gareth Jones comme si la priorité était trivialement d’en faire un héros, Guillaume Ribot et Antoine Germa, qui ont co-écrit le documentaire, en font une source, et l’auteur d’archives qui constituent aujourd’hui un savoir historique sans pareil sur l’Holodomor. Gareth Jones est en même temps le protagoniste d'une histoire vieille de 90 ans, et celui qui nous informe, et nous fraye un chemin jusqu’à ce qui résiste à l’entendement : on est mort par millions, plusieurs saisons durant, dans un pays qui pourtant ne manquait de rien.

C’est ainsi en rouvrant les carnets de Gareth Jones, et en endossant ses mots, que nous qui sommes devant notre écran accédons à présent à ce qu’il a vu, lui, en se rendant sur place. La portée de son travail auprès des Ukrainiens et des Ukrainiennes est décisive, alors que le Gallois, qui n’avait pas dit qu’il était là pour du journalisme, pose toujours la même question à celles et ceux qu'il rencontre : “Pourquoi la famine ?” - dans leur langue à eux.

L'édification d'un mensonge

Mais il ne suffit pas de mettre au jour le rôle considérable de Gareth Jones, et les risques inouïs qu’il a pris en documentant l’impensable, pour comprendre de quoi procède cette gigantesque famine du début des années 1930. Car l’Holodomor n'est pas seulement une extermination par la pénurie. Cette famine est aussi un mensonge, dont l'édification implique un autre journaliste, dont le rôle a contrario a contribué à l’occultation. Si de cette famine, nous n’avons longtemps rien su, hors des frontières de l’Ukraine, c’est aussi parce que quelqu’un a travaillé à son euphémisation, et co-construit avec les autorités soviétiques ce mensonge : Walter Duranty. Lui aussi est un protagoniste de cette histoire, car lui aussi a produit un récit de l’événement. Un leurre, en fait.

Si en 1884, Duranty était né Britannique - comme Jones-, il était devenu Américain en chemin. Et c’est aux Etats-Unis qu’il avait conquis sa part de gloire, et la notoriété qui était la sienne au moment où démarrait la grande famine. Lui travaillait pour le New York Times, dont il était le correspondant à Moscou. Il y restera une quinzaine d’années. Il n’était pas un journaliste périphérique : en 1932, il avait reçu le prix Pulitzer, prestigieuse récompense du journalisme anglo-saxon. Pour des reportages sur la toute jeune Union soviétique justement, tout juste sortie des limbes en 1922 officiellement.

Le récit officiel, c’est précisément ce que portera Duranty à la face du monde. En dépit des évidences, et tout simplement au détriment de la vérité. On peut le comprendre à présent que Gareth Jones a publié, au printemps 1932, ses articles comme autant de démentis. Non, le Plan soviétique, et la collectivisation à marche forcée dans l’Ukraine des campagnes en particulier, ne marchaient pas, écrira Jones. Oui, les gens mouraient de faim sur les routes, abandonnaient à la ville leurs enfants pour retourner s’éteindre à la campagne, se nourrissaient de rongeurs crus dans les champs, et parfois y tombaient comme des mouches. Sauf que ce n’était pas ce que soutenait Duranty, et que ces récits minutieux au plus près du terrain contrevenaient à l’image de la Russie soviétique que l'Américain s'obstinait à ciseler auprès des lecteurs étrangers. Mort en 1957, Duranty pourra ultérieurement remodeler son récit à l'occasion. Mais seulement sur le tard et en privé - jamais publiquement, ni dans ses articles qui resteront comme autant de contre-feux à la réalité que Gareth Jones avait mise au jour.

"Mortalité généralisée"

Or, Staline avait fait interdire l’accès aux campagnes ukrainiennes à tous les journalistes de la presse étrangère peu avant que Jones ne parviennent à gagner en train l’Ukraine depuis Moscou en mars 1933. Cette interdiction rendait plus commode pour Duranty de propager ce récit alternatif. Alors qu’on meurt rapidement par centaines de milliers, en Ukraine et que ceux qui circulent encore remarquent des corps gonflés par la faim, Duranty, ainsi, minimise. Il falsifie en particulier les causes. Le 31 mars 1933, il écrit ainsi, dans un article qu’il télégraphie au New York Times : “Les Russes ont faim mais n’en meurent pas. Gareth Jones révèle une histoire effrayante au sujet de la famine en Union soviétique. Mais il n’y a pas de famine ou de décès dus à la famine. Il existe plutôt une mortalité généralisée liée aux maladies dues à la malnutrition.”

C’était en fait une riposte à la solde du régime. Car le même jour précisément, Jones publiait lui aussi un article. Autrement plus explicite, comme le montrent Guillaume Ribot et Antoine Germa, qui ont écrit leur film au ras des sources presse comme autant d’évidences de la mystification. Quand Jones inscrit que “les silos à grains étaient pleins mais les ventres étaient vides”, Duranty, lui, le fait passer pour un menteur. Dans l’anglais de ses carnets, on lit ce mot griffonné par Gareth Jones : “quiet”. Duranty, qui l’a croisé au beau milieu des mondanités, à Moscou, où il vit aux petits oignons chez les bolchéviques, lui aura ainsi demandé de se tenir « quiet ». En anglais, ça signifie "se taire", mais aussi "se tenir sage".

“Parler d’une famine aujourd’hui est tout à fait ridicule”

Le gouvernement soviétique ne décolérera pas une fois qu’il aura découvert que Gareth Jones ne travaillait plus pour le gouvernement, et publiait des articles au grand jour. À cette époque, le jeune journaliste avait déjà regagné son Pays de Galles natal, d’où il bataillera inlassablement pour faire connaître la famine en Ukraine et ses raisons véritables… jusqu’à son assassinat, le 16 août 1935, en Mongolie, dans des circonstances encore obscures. Mais Duranty n'avait pas été véritablement mis hors-jeu par ce cadet qui s'était fait fort de “voir par lui-même”, et qui avait commencé par écrire qu'il avait trouvé Moscou “dans un état déplorable”, début mars 1933. À la mi-septembre 1933, Gareth Jones avait quitté l’Union soviétique depuis longtemps tandis que dans le New York Times, Walter Duranty écrivait encore : “parler d’une famine aujourd’hui est tout à fait ridicule”. Et puis aussi : “Partout où je suis allé, les communistes et les paysans disent la même chose : aujourd’hui tout va bien ; aujourd’hui nous avons des réserves pour l’hiver. Aujourd’hui nous avons plus de grain. [...] Il y a eu beaucoup de résistance, l’année dernière, et ceux qui ont résisté ont souffert amèrement. Aujourd’hui, il n’y a plus de résistance. Le Kremlin a gagné sa bataille.”

À mesure que Duranty sèmera le doute sur ce confrère plus novice qui n’avait pas son aura, Jones aura de plus en plus de mal à vendre ses articles pour raconter l’URSS telle qu’il l’avait saisie et comprise. Alors que Moscou se vantait d’avoir sauvé les Ukrainiens de la spoliation des gros paysans, profiteurs et égoïstes, les pays étrangers ne se presseront pas pour poser des questions. L’échec le plus cuisant restant encore celui du voyage du Français Édouard Herriot, qui visitera la Russie et même l’Ukraine en pleine famine, et à qui on parviendra à faire croire à l’opulence moyennant des figurants, et un simulacre ripoliné. Herriot, contrairement à Jones, se sera bien gardé de demander à ceux qu'il croisait : “Pourquoi cette famine ?” Herriot, contrairement à Jones, n’aura pas vu les cadavres couchés sur les trottoirs, dont les rares photos nous laissent à présent sidérés, 90 ans plus tard. “Une boucherie”, avait écrit le diplomate italien en poste au consulat de Karkhov, qui s’étonnait du silence international devant cette hécatombe orchestrée en haut lieu.

Le storytelling obstiné de Duranty avait eu raison du manque de curiosité pour la vérité. Lorsqu’on cherche l’écho que le journaliste américain pouvait avoir en France, on tombe par exemple sur la critique d’un livre du journaliste américain, qui avait paru en anglais, et que Raymond Aubrac avait recensé dans la revue Politique étrangère, en 1945. “Une contribution importante à l’effort de compréhension mutuelle nécessaire à la construction de la paix”, se félicitait l’ancien résistant, non sans achever sa note critique sur le vœu de voir USRR. The Story of Soviet Russia traduit en français. Plutôt qu'un bonimenteur, Duranty passait ainsi pour une référence.

"Pas de parti pris"

En 1947, le même livre, entre-temps traduit en français et paru chez Stock trouvait écho dans les colonnes du journal Le Monde qui saluait  un livre perspicace, pittoresque, attachant, dont on peut recommander la lecture”. Le quotidien français écrivait même au sujet de Duranty : “Cet Américain n'a pas de parti-pris. Tout en restant attaché aux conceptions libérales, il suit avec sympathie l'ascension douloureuse du peuple russe et s'efforce toujours d'être juste envers le régime soviétique qui s'imposa en 1917.”

Sur le site du New York Times, on trouve désormais une note sur la couverture de la Russie soviétique, et notamment de cette famine au début des années 1930, par le correspondant du journal. Un travail désormais “discrédité”, écrit le quotidien américain qui rappelle sans détours que son journaliste avait osé écrire, quant à la “malnutrition” si délicatement nommée : “On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.” Et le Times de faire son mea-culpa pour l’avoir laissé écrire jusqu’en 1941. Soixante-et-onze ans après lui avoir attribué le prix, le comité en charge du Pulitzer a refusé, en revanche, de retirer sa récompense à Duranty, mort depuis bien longtemps : après six mois d’analyse, et avoir passé au crible treize articles qui lui avaient valu ce prix, une commission considérera qu’il n’y avait pas matière à supprimer Duranty de la liste des lauréats, bien que la famine en Ukraine (essentiellement postérieure aux articles primés) n’ait pas reçu l’attention internationale qu’elle nécessitait.

Avocat et apôtre

En privé, Duranty ne niait pas se faire l’avocat de Staline - ou son apôtre. En juin 1931, en effet, le journaliste qui avait déjà menti sur ses origines en se prétendant orphelin, avait demandé à faire renouveler son passeport. L’historien américain James Mace a retrouvé son dossier aux archives nationales, après qu’il en a fait la demande auprès de l’ambassade américaine à Berlin, cette année 1931. Enquêtant sur l’Holodomor et son déni, Mace décrira sa surprise à découvrir, devant ce formulaire d’apparence anodine qui soudain prenait la valeur d’une profession de foi, que Duranty admettait travailler “en bon accord avec le New York Times et les autorités soviétiques”. Dans les dossiers consulaires américains, la citation est restée en toutes lettres et entre guillemets, et c’est dire si on lui avait accordé de la valeur. Ce jour-là, Duranty avait explicitement reconnu que ses dépêches, envoyées depuis Moscou, reflétaient “la ligne officielle du gouvernement des Soviets et non la sienne”.

Parce que son activité lui aura octroyé les largesses du régime auprès des élites moscovites, Duranty restera comme une figure aussi emblématique que boursouflée de ce qu’a pu être la propagande à la solde de Staline. Le film L’Ombre de Staline d’Agnieszka Holland figera une silhouette caricaturale de ce journaliste homosexuel à la réputation noceuse. Mais Duranty ne fut pas le seul, et la propagande, pas toujours aussi outrée, ou explicite. Des années plus tard, et alors que le silence commençait enfin de se fissurer sur l’Holodomor, l’historienne Sophie Coeuré montrera, notamment dans un livre paru en 2017 aux éditions du CNRS, La Grande Lueur à l’Est : les Français et l’Union soviétique, 1917-1939, que dès le début des années 1920, des réseaux français acquis à la Révolution russe avaient été à l’origine de la publication d’articles favorables à la Russie soviétique. Pas seulement dans la presse communiste, comme on pourrait s’y attendre, mais aussi dans des titres de presse infiniment moins apparentés à Moscou et au nouveau régime bolchevique, que la France reconnaîtra officiellement en 1924 seulement. Compilant avec une autre chercheuse, Rachel Mazuy, plus de 150 documents extirpés des archives soviétiques, la même Sophie Coeuré rappelait, dans le livre Cousu de fil rouge qu’elles avaient fait paraître en 2012, toujours aux éditions du CNRS, que de très nombreuses personnalités auront “fait le voyage à Moscou” . Parmi elles, on peut citer Henri Barbusse, Romain Rolland, André Malraux, Louis Aragon, André Gide ou Jean Renoir. Eux non plus n’auront pas tout vu ou pas tout dit. Eux aussi auront même “contribué à bâtir un mythe politique et littéraire” , selon les deux chercheuses. Or, les récits de retour d'URSS se vendaient alors comme des petits pains. En novembre 1936, Retour d’URSS, d’André Gide, avait paru en librairie, tiré d’emblée à 150 000 exemplaires. Plus d'une centaine d'articles de presse s'en font l'écho à sa sortie. Sans que l’évidence de l’Holodomor n’en sorte affermie, loin s’en faut.