Rencontre avec Victoria Lomasko, artiste féministe russe et opposante en exil

Victoria Lomasko, artiste et autrice russe reconnue internationalement, est aussi opposante politique au gouvernement de Vladimir Poutine. À l’âge de 43 ans, après plus de dix ans de censure et d’intimidations, elle a fui son pays en mars 2022 à la suite de la déclaration de guerre à l’Ukraine. Elle était de passage à Bruxelles l’été dernier ; nous l’avons rencontrée au Centre culturel d’Uccle où elle a exposé sa fresque The Changing of Seasons.


Victoria Lomasko se souvient de son dernier jour en Russie, le 5 mars 2022 : “C’était un film d’horreur surréaliste, comme dans les films sur le fascisme. J’avais peur. Avant la guerre en Ukraine, la Russie était déjà une dictature, mais c’était invisible si vous n’étiez pas inclus dans les activités politiques dans les grandes villes comme Moscou et Saint-Pétersbourg. Les gens y vivaient un peu comme dans les pays européens. C’était possible de mener une vie personnelle paisible, sans se soucier des problèmes politiques et des enjeux sociétaux. Ce n’était pas ma vie… mais c’était possible.”

Victoria Lomasko a subi des intimidations bien avant la guerre en Ukraine. Par exemple, en 2013, à Moscou, ses dessins représentant le groupe punk féministe russe des Pussy Riot ont dû être retirés de l’exposition féministe “Journée internationale de la femme”. Mais le contexte n’était pas aussi dangereux. En Russie, la guerre a sonné le glas des dernières libertés. Quand elle a éclaté, de nouvelles lois sont entrées en vigueur.

Si tu sors de chez toi, tu n’es pas sûre de rentrer chez toi.

Comme l’explique Victoria Lomasko, “si tu dis que la guerre est une guerre, tu peux encourir jusqu’à dix ans de prison. Si tu quittes le pays, tu n’es pas sûre d’y retourner. Si tu sors de chez toi, tu n’es pas sûre de rentrer chez toi. Tu peux être arrêtée quelques mois, quelques années, ou payer une amende… L’incertitude est complète. Le gouvernement a déclaré la guerre à l’Ukraine et a déclaré l’Occident comme ennemi. Fraterniser avec l’Occident est donc un danger. On parlait aussi de fermeture des frontières. Vous imaginez, être enfermée avec un dictateur absolu qui peut faire n’importe quoi ?”

Raconter la marge

Victoria Lomasko n’a initialement pas d’intérêt pour la politique. Son objectif a toujours été de raconter les histoires de gens ordinaires, la vie de personnes vulnérables – et, d’après elle, en Russie, la plupart des gens, surtout en province, sont vulnérables. 

“Tout sujet social en Russie est également politique, et il est dangereux de dépeindre une réalité sociale en détail, explique l’artiste. Il m’est arrivé de dépeindre la vie de personnes vivant en province dans mon travail. Leur quotidien est complètement différent de celui dans les grandes villes. Elles n’ont ni travail ni perspectives, elles boivent beaucoup d’alcool… Je voulais raconter tout ça.” Dans l’expérience de Victoria Lomasko, même avant la guerre contre l’Ukraine, le gouvernement ne voulait pas que de telles réalités, en effet très politiques, soient partagées.

“D’Autres Russies” (The Hoochie Coochie 2018)

L’artiste est horrifiée par la violence de la guerre contre l’Ukraine et des crimes de guerre contre la population ukrainienne. Elle témoigne aussi du fait que le gouvernement russe, qui veut faire taire toute forme d’opposition, s’en prend également aux Russes et aux Biélorusses. Elle raconte : “Nos maisons n’ont pas été bombardées mais toute opposition était suivie d’une visite de la police. Il y a eu beaucoup d’enquêtes. Tous les jours, je reçois des messages où j’apprends que des gens que je connais sont soit arrêtés soit interrogés. Les gens sont frappés, torturés, parfois mêmes violés. Aux dernières nouvelles, j’ai appris que l’un des personnages de mon livre “La Dernière Artiste soviétique” avait été battu et arrêté. Son nom est Mikhail Lobanov. L’environnement est asphyxiant.”

Victoria a réagi fortement à l’anxiété et au stress engendrés par ce climat dictatorial. Paniquée, elle ne pouvait ni manger ni dormir. À son arrivée en Belgique, elle s’est sentie prise dans un tourbillon d’événements historiques tragiques. Chaque nuit, elle faisait des cauchemars et revivait sa fuite. Les images d’horreur continuaient à défiler sous ses paupières. 

Silencier les artistes

En 2012, lors du pic des protestations contre le retour du président Poutine au Kremlin, Victoria Lomasko a participé à de nombreux rassemblements et actions de protestation. Elle dessinait les procès politiques les plus importants. Le gouvernement n’a pas tardé à la punir en la faisant boycotter pendant des années.

J’ai travaillé tous les jours en tant qu’artiste politique pendant plus de dix ans. Mais, à partir de 2013-2014, j’ai commencé à perdre l’accès à mon public en raison de la forte censure. De 2019 à 2021, je n’ai pu montrer mes œuvres au public russe que sur mes propres réseaux sociaux, et c’était vraiment dangereux.”

Pour suivre son travail, son public russe doit donc se procurer ses livres en anglais. Elle réagit en développant des collaborations à l’étranger – comme avec le New Yorker (USA), le Guardian (Royaume-Uni), Internazionale (Italie), die Tageszeitung (Allemagne), Knack (Belgique), Libération ou encore le Courrier International (France)…

Les dangers encourus ne l’empêchent pas de réaliser des œuvres dans lesquelles elle critique ouvertement le régime de Poutine. L’un de ses travaux concernait par exemple le vote sur la modification de la Constitution de la Fédération de Russie.

Elle s’est aussi introduite clandestinement à la frontière entre la Russie et la Biélorussie pour “voir le peuple s’en prendre à Alexandre Lukachenko” (président biélorusse depuis 1994, dont la réélection à son 6e mandat en 2020 a été particulièrement contestée par des manifestations) et en a fait une bande dessinée. “C’était vraiment dangereux de prendre part à la révolution biélorusse et d’en parler”, affirme-t-elle.

 Le féminisme comme oxygène

La Dernière Artiste soviétique (The Hoochie Coochie 2023)

“Le féminisme devrait être aussi naturel que la respiration”, déclare-t-elle. Le public a commencé à la qualifier d'”artiste féministe” parce qu’elle parle beaucoup de la vie des femmes dans ses œuvres. “Le prisme du genre est crucial dans la vie des personnes marginalisées que j’ai voulu décrire. Par exemple, mon livre La Dernière Artiste soviétique [qui sort ce 17 février en français, aux éditions The Hoochie Coochie, voir plus bas, ndlr] n’aborde pas seulement la Russie. J’y parle aussi d’anciennes républiques soviétiques comme la Géorgie, l’Arménie et le Kirghizistan. Dans ces pays, la société est assez patriarcale et conservatrice. Pour beaucoup d’hommes, une femme artiste voyageant seule était une figure marginale, et tous n’étaient pas disposés à me parler. Les femmes, en revanche, étaient heureuses de me raconter leurs histoires, et il est évident qu’elles ne les auraient pas racontées à un artiste masculin.”  Grossesse, avortement, violence sexuelle, travail domestique… Tant de sujets que Victoria Lomasko a abordés avec ces femmes.

En Russie, elle a été la curatrice de la première exposition féministe “Feminist Pencil” avec sa collège Nadia Plungian. L’exposition de 2012 était limitée, mais celle de 2013 a pris des proportions énormes. Elle se souvient : “Cette exposition était scandaleuse pour l’époque. Ce n’était pas admis de parler des problèmes que rencontraient les femmes. Nous avons présenté toutes sortes de violences.”

Tout en continuant à suivre l’actualité russe, Victoria Lomasko aspire désormais à apporter une autre perspective à son art, s’intéresse aux sociétés européennes… Son travail sera dorénavant influencé par son statut d’exilée.

Faire de l’art en exil

Lorsque nous l’avons rencontrée, Victoria Lomasko participait au tournage d’un film documentaire sur son travail artistique dont la dernière partie a été réalisée à Bruxelles. Une opportunité qui lui offre du soutien administratif, émotionnel et économique. Une équipe de managers l’accompagne au quotidien.

L’art interdit : art, blasphème et justice dans la Russie de Poutine, avec Anton Nikolaïev (The Hoochie Coochie 2014)

Pour elle, la plus grande difficulté de son exil, en tant qu’artiste russe, c’est qu’elle n’a pas de visa long ou de permis de séjour temporaire. “Je dois me battre pour obtenir un nouveau visa court chaque jour, cela me rend folle et me fait perdre 50 % de mon temps. Je suis très limitée dans tous mes droits, je ne peux rien planifier, je ne peux pas commencer une nouvelle vie”, dénonce-t-elle. Ensuite, c’est le manque d’espace et de matériel. Sans son ordinateur, sans lieu de vie fixe, elle ne peut pas créer des œuvres élaborées.

Pour le moment, elle n’est pas en contact avec d’autres artistes exilé·es. Lors de notre entrevue, elle espérait toutefois rencontrer bientôt sa consœur Maria Alekhina, membre des Pussy Riot. Victime d’incarcérations à répétition pour ses contestations publiques du gouvernement de Poutine, Maria Alekhina avait fui la Russie, déguisée en livreur de nourriture, quelques jours avant notre entrevue. Et, en effet, quelques jours après notre rencontre, Victoria Lomasko s’est rendue au concert de Maria Alekhina en Belgique, à Louvain ; lors du spectacle, les Pussy Riot ont d’ailleurs diffusé ses dessins de leur procès.

Victoria continue à communiquer sur sa page Instagram. Quant à son public russe resté au pays, il ne peut pas publiquement interagir avec elle sur les réseaux sociaux. “S’ils likent mes posts ou qu’ils les repartagent, ils risquent plusieurs années de prison. Trois, cinq ou dix ans de prison… personne ne sait. C’est la loterie !”, déplore l’artiste.

Le boycott continue

Je déteste l’idée d’une culpabilité collective. 

Victoria Lomasko est en colère contre les personnes qui punissent les dissident·es russes “pour leur sang et leur passeport”. Elle trouve injuste et affreux de boycotter les personnes politiques en exil qui tentent de survivre sans ressources. “Je déteste l’idée d’une culpabilité collective, s’exclame-t-elle (elle a élaboré sa pensée dans un article du New Yorker). Je me sens vraiment impuissante. Je suis contre la guerre, j’estime que c’est naturel d’être contre cette violence extrême. Mais je ne sais pas quoi faire de plus que de publiquement condamner ces actes…” 

Bien qu’elle soit soutenue par son équipe de tournage, elle subit le boycott des institutions belges. “Je peux comprendre que des sanctions économiques soient infligées par l’Europe à la Russie pour la stopper. Mais il ne faut pas faire l’amalgame avec les citoyens et citoyennes qui ont dû fuir la Russie parce qu’elles étaient contre le régime de Poutine et la guerre !”

Au moment où nous la rencontrons, elle n’a pas de carte de banque. C’est donc très difficile pour elle d’effectuer des transactions. Elle a perçu une aide financière dans le cadre du tournage de son documentaire. La banque, interpellée par cette aide fournie à une femme russe, a téléphoné à l’administration de la production…

Victoria Lomasko n’a pas non plus la possibilité de se connecter au Wi-Fi public dans le métro bruxellois parce qu’elle a un numéro de téléphone russe. “Ce sont des petites actions humiliantes. Comment peuvent-elles arrêter les tanks, faire cesser la guerre ? Si tout le monde me boycotte, c’est comme si je n’avais pas fui la Russie”, dénonce la féministe.

La liberté d’expression, socle de la démocratie

Victoria Lomasko raconte qu’à l’époque de l’URSS, les idéologies étaient plus importantes que les individus. Il n’y avait pas de possibilité de s’exprimer. Elle espère qu’à l’avenir, l’expression de soi sera plus importante que l’idéologie. Elle souhaite qu’il n’y ait plus de frontières entre Est et Ouest. Elle aspire à un mélange des cultures, à un échange pacifique. Exilée mais libre, elle garde un œil sur les groupes minorisés en Belgique. Consciente que l’Europe a aussi ses problèmes, elle essaie de comprendre la trajectoire d’autres réfugié·es et s’intéresse à leur histoire. Son regard n’a pas de frontières.

Cet échange a été mené en anglais. Merci à la librairie coopérative bruxelloise Quartier Libre d’avoir facilité la rencontre !

Update de Victoria, neuf mois après son interview

Malgré le succès que rencontre son travail en Europe, Victoria a le sentiment que “l’Occident veut exploiter mes œuvres car elles sont dissidentes mais que moi, je ne suis pas la bienvenue et je devrais quitter l’Europe.” Elle se sent comme “un déchet” et vit dans l’inconnu. Un an après son arrivée, elle se bat toujours pour obtenir ses nouveaux papiers. Elle n’a obtenu qu’un document indiquant qu’elle a demandé un visa en Allemagne. Elle n’a encore ni compte en banque ni de carte bancaire. Pour ouvrir un compte, elle doit avoir un visa d’au moins 6 mois – ce qu’elle n’a pas. Et les banques en ligne ne veulent pas travailler avec les personnes détenant des passeports russes…

Certes, elle a reçu de l’aide de la part d’organisations artistiques européennes. En ce moment, elle dispose d’une bourse allemande pour un an. Elle devrait avoir un permis de séjour temporaire, le droit de gagner sa vie, un compte bancaire pour sa bourse. Mais en réalité, elle n’a rien. Les réfugiés·e russes continuent de vivre sous les sanctions : une double peine”, selon elle.
Ses livres parus en français aux éditions The Hoochie Coochie

• La Dernière Artiste soviétique (sortie le 17 février 2023), son livre “le plus intime et le plus douloureux”, selon sa maison d’édition, dans lequel, comme elle nous l’explique, elle donne la parole à celles et ceux qui ne l’ont jamais. Elle présente, dans la préface de l’ouvrage : “D’une part, j’ai fui Moscou où il est devenu difficile et dangereux de travailler sur des thèmes sociaux, en raison de la censure et de la répression. D’autre part, ayant vécu en URSS, je désirais chercher les traces de l’Empire soviétique, pour les analyser et pour comprendre ce qui unifiait nos peuples par le passé, ce qu’il restait aujourd’hui de ces liens, et s’il existait un “avenir post-post-soviétique” commun.”