Comment s’organise le travail dans l’Égypte antique, en particulier dans le cadre des chantiers commandés par les pharaons pour l'édification de leurs tombes ? Les Égyptiens ont-ils inventé la grève sous Ramsès III ?
- Guillemette Andreu-Lanoë, égyptologue-archéologue, conservatrice générale du patrimoine, directrice honoraire du département égyptien des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre
- Pierre Tallet, historien, égyptologue-archéologue, titulaire de la chaire d'égyptologie de l'Université Paris-Sorbonne
Un bien étrange papyrus est conservé au musée de Turin, en Italie. Il s’agit d’une supplique adressée à Pharaon par les ouvriers de Deir el-Médina, sur le Nil, à l'ouest de Thèbes. Ces ouvriers sont mécontents au point qu’ils ont cessé le travail. S’agirait-il, au XIIe siècle avant Jésus-Christ, de la plus ancienne grève documentée ?
La première grève connue de l’histoire de l’humanité
En l’an 29 du règne de Ramsès III, c'est-à-dire vers 1 166 avant J.-C., à Deir el-Médina en Égypte, a lieu la première grève connue de l’histoire de l’humanité. D’un côté, les ouvriers et artisans payés en nature, généralement par de la nourriture, pour creuser, construire et décorer les tombeaux et les temples funéraires des pharaons dans la vallée des Rois et des Reines. De l’autre, les fonctionnaires royaux de Ramsès III, qui ne peuvent payer les ouvriers, car ils rencontrent des retards dans les livraisons. "Ramsès III avait la folie des grandeurs. Il voulait une tombe très grande, l'équipe a donc été augmentée jusqu'à 120 hommes, or l'État n'était plus en mesure de les approvisionner comme il le fallait.", raconte l'égyptologue Guillemette Andreu-Lanoë.
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La mémoire de la grève sur papyrus
Un papyrus rédigé par le scribe Amennakht relate les faits. Les ouvriers refusent de travailler sans être payés. Ils occupent des bâtiments administratifs et des temples, dont ils espèrent bloquer l’activité afin de manifester leur mécontentement. Les ouvriers proclament même une véritable déclaration de grève : "Si nous en sommes arrivés à ce point, c'est à cause de la faim, à cause de la soif. Il n’y a pas de vêtements, pas d’onguent, pas de poissons, pas de légumes. Écrivez à pharaon, vie, santé, force, notre bon maître, vie, santé, force, à ce propos, et écrivez au vizir, notre supérieur, pour qu’on nous procure un moyen de subsistance."
Des négociations ont lieu avec les autorités locales ou royales, mais l'apaisement est de courte durée. Les grèves reprennent à plusieurs reprises. La documentation n’éclaire que de manière lacunaire la fin du conflit, mais il semble que les ouvriers obtiennent gain de cause.
Pour Pierre Tallet, historien et égyptologue, il est probable que des ouvriers aient cessé le travail à d'autres périodes de l'Égypte antique, sans que nous en ayons retrouvé la documentation. Pour la grève de l'an 29 du règne de Ramsès III, "un mémoire donne la parole aux ouvriers. On sent qu'un scribe observe la situation pour faire un rapport à ses supérieurs et leur donner une vision relativement détaillée de ce qui se passe."
Un contexte de crise politique et fiscale
Cette grève est un événement symptomatique du délitement de la société égyptienne de la fin du Nouvel Empire. Sous le règne de Ramsès III (entre -1 186 et -1 154), pendant la XIXe dynastie, le pays, instable, est en déclin. La corruption grandissante des fonctionnaires et la multiplication des problèmes agricoles compromettent le prélèvement des impôts et le bon fonctionnement des finances publiques. Cette crise politique et fiscale explique les difficultés d’approvisionnement de Deir el-Médina, qui provoque en dernière instance la grève des ouvriers de la vallée des Rois et des Reines.
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L'organisation du travail dans l'Égypte antique
La documentation archéologique et textuelle offre aux égyptologues des informations sur l'organisation du travail en Égypte pharaonique. Pierre Tallet explique que "les ouvriers sont organisés en corporation. Ils ont parfois leurs propres cultes, avec des saints patrons qui les protègent. À Deir el-Médina, c'est le culte d'Amenohtep Ier et de sa mère." Guillemette Andreu-Lanoë ajoute que ces organisations ouvrières n'hésitent pas à porter plainte ou présenter des revendications : "Il existe à Deir el-Médina un tribunal qui siège régulièrement, reçoit les plaintes, s'occupe de la distribution des rations… C'était très réglementé pour la bonne marche de la communauté, qui a comme mission de créer la tombe du roi et en même temps de participer à cet espace sacré."
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Pour en parler
Guillemette Andreu-Lanoë est égyptologue-archéologue, conservatrice générale du patrimoine, directrice honoraire du département égyptien des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre, chercheuse associée au département des Antiquités égyptiennes du Louvre et au CNRS.
Elle a notamment publié :
- Guide de Deir el-Medina, un village d'artistes (avec Dominique Valbelle, IFAO, 2022)
- Pharaons superstars (catalogue de l’exposition, codirigé avec Frédéric Mougenot, Mucem/Actes Sud, 2022)
Pierre Tallet est historien, égyptologue-archéologue, titulaire de la chaire d'égyptologie de l'université Paris-Sorbonne, membre senior de l’Institut universitaire de France.
Il a notamment publié :
- Les Papyrus de la mer Rouge. L'inspecteur Merer : un témoin oculaire de la construction de la pyramide de Chéops (avec Mark Lehner, Errance / Actes Sud, 2021)
- L'Égypte pharaonique. Histoire, société, culture (avec Frédéric Payraudeau, Chloé Ragazzoli et Claire Somaglino, Armand Colin, 2019)
Références sonores
- Extrait du film Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre d'Alain Chabat, 2002
- Lecture par Pierre Lafont d'un extrait du Conte de l'Oasien, Les Chemins de la connaissance, France Culture, 18 octobre 1989
- Extrait du documentaire Les Hommes oubliés de la vallée des Rois - Deir el Medineh de Jérôme Prieur, 2002
- Archive sur les pyramides, Les Visiteurs du mercredi, TF1, 10 décembre 1975
- Lecture par Alexandre Manzanares d'un extrait du "Papyrus de la grève"
- Générique de l'émission : Origami de Rone
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