“I got a woman” : comment Ray Charles inventa la soul

En 1954, Ray Charles fait tomber les barrières qui séparent le blues du gospel. Avec “I got a woman”, il marque non seulement son époque, mais toute l'histoire des musiques noires.

Par Laurent Rigoulet

Publié le 23 avril 2014 à 10h43

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h13

I feel like going home, de Muddy Waters, I got a woman, de Ray Charles, Zombie, de Fela ou encore War, de Bob Marley… Dans la continuité de l'expo « Great Black Music », à la Cité de la Musique, qui rassemble jusqu'en août cinquante ans de musiques noires, Télérama.fr vous raconte chaque semaine l'histoire d'une chanson qui a traversé les générations.



Bientôt tout va s'affoler. La musique américaine entrera, pied au plancher, dans la période la plus excitante de son histoire. C'est un jeune pianiste noir de 24 ans, aveugle, orphelin, timide, solitaire, qui donne le signal de départ. Depuis ses 17 ans, Raymond Charles Robinson, alias Ray Charles, parcourt les clubs des Etats-Unis et saute d'un orchestre à l'autre. Le public lui trouve un talent fou et de faux airs de Nat King Cole, mais pas vraiment de style. En un tour de main, il s'en invente un.

C'est l'automne 1954, Ray Charles téléphone aux jeunes pontes d'Atlantic, le petit label new yorkais avec lequel il a signé un contrat pour 2 500 dollars, et leur demande de le rejoindre presto à Atlanta pour écouter ses nouvelles chansons. Il les attend dans un club du centre-ville, le Royal Peacock. Dès qu'ils entrent dans la salle, il attaque les pemières mesures d'I got a woman, qu'il vient de composer, sur la route, avec son nouvel orchestre. Jerry Wexler, le producteur d'Atlantic, qui est accompagné de son boss dandy, Ahmet Ertegun, dira plus tard avoir senti qu'il « se passait quelque chose d'extraordinaire ». Il ne faut rien laisser filer. Le lendemain, un studio d'enregistrement est improvisé dans la radio d'une université de la ville.

Dévier le cours de l’Histoire

L'opération est délicate. Les prises doivent s'interrompre à l'heure des infos. Mais le tour est joué. I got a woman va faire dévier le cours de l'Histoire. « Il est difficile d'imaginer aujoud'hui l'impact extraordinaire de cette chanson à l'époque, écrit Peter Guralnick dans son récit encycopédique Sweet Soul Music. Un impact sur les Noirs ET sur les Blancs. Sur Elvis Presley comme sur le jeune Sam Cooke. La simple idée de prendre une chanson gospel traditionnelle, de lui coller des paroles profanes et de l'interpréter avec une transe digne des célébrations pentecôtistes, était tout bonnement supéfiante. C'était comme une lumière aveuglante avec laquelle s'ouvrait une ère nouvelle, brusquement et sans s'annoncer. »

Le mélange est détonnant, il fusionne le blues et la musique d'église, des sons tout proches et totalement étrangers qui font fantasmer les jeunes Blancs des campagnes du Sud. « Avant I got a woman, explique Michael Lydon, biographe de Ray Charles. Le style du blues et celui du gospel vivaient des vies aussi liées et aussi distinctes que celle du samedi soir et celle du dimanche matin. Les musiciens de blues ne chantaient pas de musique religieuse et les chanteurs de gospel ne touchaient pas au blues. » Ces barrières n'existaient pas dans l'Afrique des ancêtres où la religion accompagnait chaque moment de l'existence. Ray Charles les fait tomber sans y penser le moins du monde.

Le chanteur de Georgia prendra d'ailleurs un malin plaisir à décourager tous les journalistes qui lui demandent d'analyser la force de cet instant. « Je n'ai jamais pris la décision de mélanger les styles. Juste celle d'être moi-même. Vous dites que ma musique ressemble aux vieux airs de gospel ? Vous avez raison. Et alors ? J'ai été élevé sur les bancs de l'église baptiste. Le dimanche, j'allais au catéchisme le matin, je restais à l'église tout l'après-midi, et j'y revenais le soir. La musique religieuse était au cœur de ma vie. Comme le blues… »

S’inventer un destin, marquer son époque

Ray Charles a commencé à composer I got a woman dans une voiture, en écoutant une radio religieuse avec les nouveaux membres de son orchestre. Ils ont brodé avec enthousiasme sur le thème et le pianiste a trouvé le courage de transformer It must be Jesus (ou I gotta God selon les sources) en I got a woman parce qu'il ressentait un besoin pressant de s'inventer un destin et de marquer son époque. Toutes les étoiles étaient alignées.

Depuis 1952, il était logé à la bonne enseigne. Il avait rejoint le label le plus visionnaire de son temps, Atlantic, fondé par le fils de l'ambassadeur turc aux Etats-Unis, Ahmet Ertegun, un jeune passionné, brillant et sophistiqué, qui organisait des concerts de jazz dans les salons de l'ambassade. Ertegun avait installé ses bureaux dans son petit appartement de Manhattan et il comptait bien ouvrir un nouveau chapitre de l'Histoire en piochant aux sources de la musique noire pour créer une musique urbaine originale. Son mot d'ordre était la souplesse. Prêt à enregistrer, dans l'instant, les phénomènes qu'ils repéraient dans le pays.

La rencontre avec Ray Charles a tout changé et lui a donné l'élan qu'il cherchait. « Ils m'ont offert un contrat après avoir entendu ma version de Kiss me, baby, raconte Ray Charles. On pouvait y entendre qui j'étais vraiment. Je n'essayais d'imiter personne. Mais, à l'époque, j'avais encore peur de ne pas trouver de boulot si je ne jouais pas à la manière de Nat King Cole ou de Charles Brown [chanteur de rythm and blues, ndlr]. J'avais besoin d'argent. Quand je me suis retrouvé chez Atlantic, je me suis dit : “Hey, je vais réussir en ce monde et m'y faire accepter. Totalement.” »

L’union spontanée du blues et du gospel

En même temps qu'elle électrise des jeunes gens comme Elvis Presley ou Johnny Cash et qu'elle leur ouvre des perspectives inouïes, I got a woman, permet à toute une génération de Noirs de célébrer leur culture « sans utiliser les masques de la religion ». Et elle lance la carrière d'un artiste qui va dominer la culture américaine des années 50 et 60, Ray Charles, « The Genius », le « soul Brother number One » le « grand prêtre de la soul ».

Le terme soul naît ainsi, dans l'union spontanée du blues et du gospel. Tout le monde va se l'approprier. Des jazzmen new yorkais aux jeune excités du Londres des sixties. Mais Ray Charles a la recette originale au bout des doigts. Plus rien ne peut l'arrêter. Quand il improvise What I'd say, sur le vif, pendant un concert en 1958, il demande au public de répondre à ses interjections comme à l'église. La foule est hystérique. A la sortie, on lui demande où l'on peut trouver le disque. « Quel disque ? répond-il. Il n'est pas encore enregistré… »

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