Le "fruit étrange" de Billie Holiday : aux origines d'une chanson anti-lynchages

Billie Holiday sur scène à New York en 1947.
Billie Holiday sur scène à New York en 1947.
Le "fruit étrange" de Billie Holiday #CulturePrime
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Le "fruit étrange" de Billie Holiday : aux origines d'une chanson anti-lynchages

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En 1939, elle incarne un cri d’indignation contre les exécutions sommaires des Noirs aux États-Unis. Près de 80 ans après sa sortie, la chanson contestataire “Strange Fruit” reste l’une des plus influentes du XXe siècle.

En 1939, Billie Holiday joue pour la première fois “Strange Fruit” au Café Society de New York. À 24 ans, la chanteuse de jazz est déjà reconnue, mais ce titre est un ovni musical.

Des exécutions sommaires pour terroriser les Noirs

Deux ans plus tôt, c’est Abel Meeropol, un enseignant et poète juif communiste qui publie les vers à l’origine de la chanson. Écœuré par l’atrocité des lynchages aux États-Unis, il dénonce ces exécutions sommaires, utilisées pour terroriser et contrôler les Noirs-Américains de 1877 aux années 1950. 

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Le lynchage de Thomas Shipp et d'Abram Smith, accusés de vol, meurtre et de viol de façon arbitraire en 1930, dans l'Indiana.
Le lynchage de Thomas Shipp et d'Abram Smith, accusés de vol, meurtre et de viol de façon arbitraire en 1930, dans l'Indiana.
© Getty - Universal Images Group

Quand il décide de mettre son poème en musique, il voit en Billie Holiday l’interprète parfaite. Il sait que sa chanson nécessite une force de conviction et un esprit d’indépendance uniques.

Il y avait quelque chose de hors-la-loi chez Billie Holiday. Elle était à la marge d’une certaine façon. Il y avait quelque chose de radical, dans son style, dans sa posture et dans son attitude. Il y avait quelque chose de troublant chez elle. David Margolick, journaliste 

Déjà reconnue comme une artiste jazz et blues hors pair, Billie Holiday développe jusqu'ici un répertoire plutôt centré sur les chansons d’amour. Quand on lui propose d’interpréter “Strange Fruit”, quelque chose résonne en elle. Elle se remémore le racisme subi par son père. 

Une chanson en "quarantaine artistique"

Après une hésitation initiale, Billie Holiday enregistre la chanson en 1939. Elle sait qu'elle brise un tabou. 

Ce n’était pas quelque chose qui pouvait être joué partout à la radio. C’était bien trop dangereux et personne ne l’aurait jouée. Donc, elle est apparue seulement dans des petites salles. Elle ne pouvait être chantée que dans des boîtes de nuit de gauche comme le Café Society de New York, là où elle a joué la première fois. Cela ne pouvait pas être dans le Sud. La chanson n’a jamais fait beaucoup vendre, elle n’était pas beaucoup diffusée à la radio. David Margolick, journaliste 

La même année voit la sortie d'une autre œuvre artistique phare : Autant en emporte le vent. Les deux œuvres incarnent deux Amériques irréconciliables à l’époque. 

Portrait de la chanteuse de jazz Billie Holiday en 1939.
Portrait de la chanteuse de jazz Billie Holiday en 1939.
© Getty - Michael Ochs Archives

Malgré cela, “Strange Fruit” survit à ce que David Margolick décrit comme une sorte de “quarantaine artistique”. Elle devient bien plus qu’une chanson : elle se mue en événement.

J’ai trouvé une publicité dans le New Yorker qui disait : “Avez-vous entendu Billie Holiday chanter 'Strange Fruit' au Café Society ?” C’était un tout petit encart. Et donc, cette chanson est devenue un événement, et des gens venaient juste pour écouter la chanson, parce qu’ils n’avaient jamais entendu quelque chose de tel. David Margolick, journaliste

À réécouter : Billie Holiday : Lady Day by night
Les Nuits de France Culture
11 min

Une mise en scène unique

La rencontre des mots d'Abel avec la voix de Billie va produire un titre musicalement hors du commun. Pour beaucoup, la chanson est choquante et déstabilisante, et Billie Holiday et ses musiciens vont accentuer cet effet en produisant une mise en scène unique. Le titre a son propre rituel scénique.

Les serveurs et les serveuses ne servaient plus de boissons. Personne n’utilisait la caisse et toutes les lumières étaient éteintes. Il y avait juste des petits spots de lumière sur elle et le reste de la salle était obscur. C’était toujours la fin de son set. Elle ne pouvait rien jouer après ça. Cela a été mis en scène de façon très théâtrale mais je pense que c’est cela qui la rendait attractive, puissante et unique. David Margolick, journaliste

Billie Holiday en couverture du magazine américain TIME en 1999.
Billie Holiday en couverture du magazine américain TIME en 1999.
- TIME

Nommée "chanson du siècle" en 1999

En 1999, le magazine américain TIME sacre le titre “chanson du siècle”. D’autres considèrent que le titre a eu un effet politique aussi grand que le refus de Rosa Parks de céder sa place dans un bus de Montgomery, Alabama, en 1955.

Je pense que l’influence de la chanson a été plus grande sur les jeunes. Je pense qu’elle a radicalisé toute une génération de jeunes artistes. Elle a su capturer les problèmes raciaux de l’Amérique mieux qu’aucune chanson ne l’a jamais fait. David Margolick, journaliste

En vieillissant, Billie Holiday habite de plus en plus la chanson qui devient sa signature. Elle la modifie, en ralentissant sa mélodie et la rend quasiment agonisante. La chanteuse poursuit sa carrière mais n’interprétera plus jamais un titre aussi politique.

Billie Holiday enregistre en studio son avant-dernier album "Lady in Satin", en 1957 à New York.
Billie Holiday enregistre en studio son avant-dernier album "Lady in Satin", en 1957 à New York.
© Getty - Michael Ochs Archives

Billie Holiday meurt à 44 ans après des années teintées d’addictions et de démêlés judiciaires. Près de 60 ans après sa mort, “Strange Fruit” est restée éminemment actuelle. 

En 2017, la  chanteuse britannique Rebecca Ferguson a accepté de chanter à l’investiture du président américain Donald Trump à la condition qu’elle puisse interpréter “Strange Fruit”. Ce qu'il a refusé.

A lire : 

Strange Fruit : la biographie d’une chanson de David Margolick, aux éditions Allia, 2009.