
Elle avait passé le flambeau, sans jamais renoncer à se battre. Auditionnée en 2017 devant l’Instance vérité et dignité (IVD), la commission créée après la révolution tunisienne, pour enquêter sur les violations des droits humains commises par l’Etat de 1955 et 2013, Ahlem Belhadj était revenu sur son riche parcours de militante. « Des générations de femmes tunisiennes vont poursuivre la lutte », confiait-elle, pleine d’espoir. Trotskiste, syndicaliste et féministe, la pédopsychiatre et enseignante est morte samedi 11 mars des suites d’une longue maladie à l’âge de 58 ans.
Originaire de Korba, petite ville du littoral au nord-est de la Tunisie, Ahlem Belhadj est entrée à la faculté de médecine de Tunis en 1982. Le campus universitaire, encore imprégné des mouvements de protestations lycéens et étudiants de l’année précédente, est en pleine ébullition. « Ma génération s’est radicalisée à ce moment-là », se souvient Olfa Lamloum, ancienne camarade de lutte. Ahlem Belhadj rallie le mouvement communiste révolutionnaire de tendance trotskiste (la section tunisienne de la Quatrième Internationale) où elle rencontre son futur mari, Jalel Ben Brik Zoghlami.
Parallèlement, la militante participe le 8 mars 1983 à un événement organisé par des féministes du groupe Tahar Haddad, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes. « C’était ma première rencontre avec le mouvement féministe, raconte-t-elle, lors de son audition devant l’IVD. A l’époque, on ne pouvait pas célébrer le 8 mars sans être soumises à des pressions à la fois du pouvoir, des islamistes, mais aussi de la gauche. » Le mouvement féministe en construction dérange déjà.
« Une femme de tous les combats »
En 1989, tout s’accélère. Fraîchement diplômée, Ahlem Belhadj rejoint l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et relance la « commission femmes » au sein de la centrale syndicale. La même année, elle entreprend avec ses camarades trotskistes une campagne de boycott des élections législatives organisées par Zine El-Abidine Ben Ali à la suite du coup d’Etat du 7 novembre 1987. « Nous étions sorties vers 4 heures du matin avec nos tracts pour les distribuer dans un quartier populaire, se souvient Olfa Lamloum avec une pointe de nostalgie. Au petit matin, nous sommes allées les accrocher sur les murs des hôpitaux de Bab Saadoun [à Tunis], Ahlem devait être interne à l’époque. »
Quelques mois plus tard, le 6 août 1989, l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) obtient son visa légal. Ahlem Belhadj y adhère dans la foulée. « C’est une femme de tous les combats », insiste Hafidha Chekir, membre fondatrice de l’ATFD et amie de longue date. « Même dans l’adversité, la répression et la maladie, elle restait toujours debout, forte », ajoute Bochra Belhaj Hamida, ancienne présidente de l’association.
Très vite, la répression contre les militantes de l’ATFD s’intensifie, le régime autoritaire de Ben Ali voyant d’un mauvais œil cette concurrence sur la question des droits des femmes, jusque-là monopole du pouvoir. « L’Etat tunisien, depuis Bourguiba, se présentait comme le porte-parole des droits des femmes (…). C’est ce que nous appelions le féminisme d’Etat. A l’époque de Ben Ali, c’est devenu la vitrine démocratique de la Tunisie », explique Ahlem Belhadj pendant son audition devant l’IVD.
Défendre un « féminisme transversal »
Dans les années 1990, le pouvoir tente de faire taire les militantes féministes par divers moyens : écoutes téléphoniques, interdiction de réunions publiques, censure, attaques sur la vie privée et harcèlement quotidien. Malgré tout, l’ATFD crée son centre d’écoute dès 1993 et accueille dans ses locaux opposants politiques et femmes victimes de violences.
Au début des années 2000, l’étau se resserre encore sur la militante quand son mari est poursuivi en justice puis emprisonné. Dans le même temps, elle devient présidente de l’ATFD pour la première fois en 2004. De cette période, Ahlem Belhadj garde le souvenir des humiliations, des violences physiques et morales, du harcèlement de sa famille et de ses enfants : « Je ne suis pas allée en prison, mais j’étais dans une grande prison », précise-t-elle devant l’IVD.
Des révoltes du bassin minier en 2008 jusqu’à la chute de Ben Ali en 2011, Ahlem Belhadj n’aura de cesse de défendre un « féminisme transversal, qui traverse toutes les luttes ». Elle s’y attèle aussi en défendant l’intégration des causes LGBT + dans les objectifs de l’association après avoir rempilé pour un deuxième mandat en 2012. « C’est grâce à elle qu’on a pu avancer sur cette question », assure Hafidha Chekir.
Cheffe du service de pédopsychiatrie dans un hôpital public, Ahlem Belhadj s’engage aussi activement dans le secteur de la santé et en faveur des enfants autistes. « Ahlem était une femme radicale, ferme dans ses positions, mais toujours dans l’écoute et pleine d’amour », décrit Bochra Belhaj Hamida.
Mère de deux enfants, Ahlem Belhadj a été enterrée le 12 mars à Korba, sa ville natale. Elle a été accompagnée dans sa dernière demeure par sa famille, ses amis et ses camarades de lutte.
Contribuer
Réutiliser ce contenu