Découverte d'une prairie sous-marine de la taille du Portugal

Les prairies sous-marines jouent un rôle essentiel pour réguler le réchauffement des océans. Pour déterminer leur étendue dans les eaux des Bahamas, des scientifiques ont fait appel aux meilleurs plongeurs : les requins-tigres.

De Craig Welch
Publication 21 mars 2023, 10:02 CET
Les requins-tigres sont les principaux prédateurs des prairies sous-marines des Bahamas. En plaçant des caméras sur ...

Les requins-tigres sont les principaux prédateurs des prairies sous-marines des Bahamas. En plaçant des caméras sur les nageoires dorsales de plusieurs requins, les scientifiques ont appris que ce petit pays insulaire abritait une zone d'herbiers marins qui pourrait être de la taille du Portugal.

PHOTOGRAPHIE DE SeaLegacy

Les herbiers marins, des prairies sous-marines qui décorent le fond des océans, abritent toutes sortes de formes de vie : tortues, poissons, calmars, hippocampes, anémones, crabes, dugongs. Pourtant, nous ne connaissons pas encore l’étendue de leur présence dans de nombreuses régions du monde marin.

Ces environnements peuvent s’étendre sur des centaines ou des milliers de kilomètres et, dans les zones où l’eau est claire et laisse pénétrer la lumière du soleil, peuvent pousser à des profondeurs bien supérieures à celles où l’être humain peut se rendre avec un simple équipement de plongée. Pour cette raison, lorsqu’Austin Gallagher, spécialiste des sciences de la mer, a entrepris de déterminer l’étendue de ces prairies aux Bahamas avec son équipe, il a fait appel à l’aide de certains des meilleurs plongeurs du monde : les requins-tigres.

En plaçant des caméras sur ces prédateurs tropicaux, le groupe a découvert avec stupéfaction que les Bahamas abritaient plus d’herbiers marins que n’importe quel autre endroit sur Terre… bien plus.

Les nombreuses heures de vidéo filmées par les requins ont révélé que ces prairies couvraient une surface d’au moins 65 000 kilomètres carrés, augmentant de 41 % l’étendue répertoriée jusqu'alors dans le monde. Les chercheurs estiment toutefois que les herbiers marins sont en réalité encore plus vastes dans cette région, peut-être assez pour couvrir une zone de la taille du Portugal, soit environ 93 000 kilomètres carrés, comme l’indique leur étude parue dans Nature Communications.

En regardant les images, « nous pouvions voir ces vastes prairies sous-marines ; et les herbiers marins étaient partout », décrit Gallagher, scientifique principal des recherches et directeur général du groupe scientifique de conservation marine Beneath the Waves. Il était explorateur National Geographic en 2020 et 2021.

Les herbiers marins abritent des mollusques, des poissons, des calmars et de petits crustacés, et servent souvent de zones d'alimentation pour les tortues de mer. Soixante-douze espèces différentes d'herbiers marins existent dans le monde.

PHOTOGRAPHIE DE Cristina Mittermeier, SeaLegacy

 

DES REQUINS DERRIÈRE LA CAMÉRA

Gallagher étudie la vie marine des Bahamas depuis plus de dix ans, et les mouvements des requins-tigres le fascinent depuis encore plus longtemps. Il avait déjà placé des caméras sur des requins par le passé « pour qu’ils nous révèlent leur vie quotidienne ».

Aux Bahamas, les requins-tigres forment des meutes. « Ces prairies marines sont comme la savane, et c’est là que se trouvent tous les grands prédateurs », explique le scientifique. Bien que d’autres espèces, telles que les requins-nourrices, les requins bordés et quelques requins-marteaux habitent également cet environnement, les requins-tigres « sont incontestablement les plus puissants ».

Lorsque Gallagher a commencé à remarquer l’immense quantité d’herbiers marins que les requins traversaient, il a contacté l’un des plus grands spécialistes de ces végétaux dans le monde : Carlos Duarte, de l’Université des sciences et technologies du roi Abdallah, en Arabie saoudite. Intrigués, ils se sont lancés ensemble dans un exercice de cartographie.

L’utilisation de données satellitaires peut ne pas être la meilleure méthode d’observation des environnements sous-marins, car elles ne donnent pas une image complète de la situation. Si l’herbe est trop profonde ou inégale, ou si l’eau est trouble, elle peut ne pas être visible depuis la surface. Ainsi, pour comprendre l’étendue des herbiers marins, sa présence doit aussi être confirmée depuis le fond de l’eau.

L’équipe de Gallagher a réalisé plus de 2 500 enquêtes individuelles. Les scientifiques ont également placé des balises satellites sur la nageoire dorsale de huit requins-tigres pour aider à cartographier leurs déplacements, et ont fixé des caméras sur sept autres individus, dont une caméra de réalité virtuelle à 360 degrés, qui a enregistré de longues heures d’images sur plusieurs années. En analysant toutes ces informations, ils ont pu montrer que les précédents rapports concernant les herbiers marins de la région avaient considérablement sous-estimé leur étendue.

Gauche: Supérieur:

Les recherches d'Austin Gallagher sur les requins-tigres ont contribué à la découverte d'une vaste prairie d'herbiers marins qui a permis d'agrandir d'au moins 41 % l'étendue répertoriée des herbiers marins dans le monde.

Droite: Fond:

La vie végétale renferme de grandes quantités de carbone. Les herbiers marins comptent parmi les systèmes naturels les plus importants et méconnus en termes de stockage du carbone.

Photographies de Cristina Mittermeier, SeaLegacy

« Cette découverte souligne réellement toutes les choses incroyables dont ces animaux sont capables », s’émerveille-t-il.

Ce n’est pas la première fois que des scientifiques utilisent des animaux marins pour comprendre les herbiers marins. En 2015, des caméras fixées sur des tortues de mer ont révélé un déclin massif de ces végétaux au large de l’Australie-Occidentale à la suite d’une vague de chaleur. En 2018, des chercheurs ont remarqué que les tortues marquées par des dispositifs de suivi convergeaient toutes vers un même point de l’océan Indien. Ils les ont suivies jusqu’au site et ont découvert un herbier marin profond jusqu’alors inconnu dans la région du banc des Great Chagos.

 

UNE IMPORTANCE INDÉNIABLE

Cette découverte s’explique par le fait que, bien qu’importants, les herbiers marins ne sont pas aussi étudiés que les récifs coralliens. Leurs soixante-douze espèces sont pourtant bien plus largement réparties sur la planète que ces derniers. « Ils n’ont pas été considérés comme des éléments prioritaires », explique Benjamin Jones, responsable de la conservation et cofondateur de Project Seagrass, un groupe de conservation des herbiers marins établi au Royaume-Uni. Selon lui, quatre ou cinq fois plus de scientifiques étudient les coraux que les herbiers marins dans le monde.

Les herbiers marins sont un peu comme « les plantes qui décorent le chemin qui mène jusqu’au récif corallien », poursuit-il. Selon un autre expert, le végétal serait le « vilain petit canard » des sciences marines. « Le Royaume-Uni a une grande expérience en matière de sciences biologiques, mais nous en savons beaucoup plus sur les laminaires et les algues que sur les herbiers marins. »

Bien que sous-estimés, les herbiers marins ont une importance indéniable. Ils abritent en effet de nombreuses espèces, et stockent une immense quantité de carbone, ce qui contribue à lutter contre le changement climatique. Dans certaines régions, ils sont même plus importants pour les humains que les récifs coralliens.

Des raies survolent des herbiers marins aux Bahamas.

PHOTOGRAPHIE DE Cristina Mittermeier, SeaLegacy

Lors d’une récente enquête menée auprès d’un millier d’habitants de 147 villages côtiers de Tanzanie, du Sri Lanka, d’Indonésie et du Cambodge, Jones a constaté que davantage de personnes préféraient pêcher dans les herbiers marins que sur les récifs coralliens. Bien que les poissons soient plus nombreux et plus divers dans les récifs coralliens, les poissons qui vivent dans les herbiers marins protégés sont en effet plus nutritifs pour les humains.

Si les requins-tigres et les tortues de mer ont permis de documenter les prairies sous-marines, pour améliorer notre compréhension de ces écosystèmes, le Project Seagrass fait également appel à nous, les humains. L’association a créé SeagrassSpotter, une application mobile qui permet de recueillir des informations sur les nouvelles prairies qui n’apparaissent dans aucune base de données. En utilisant cette application, des scientifiques citoyens ont déjà aidé à cartographier de nouveaux environnements autour de la République démocratique du Timor oriental.

« Nous commençons à peine à prendre conscience de l’importance des herbiers marins », conclut Jones. C’est pourquoi il est de plus en plus important de déterminer leur quantité et leur emplacement.

Les requins patrouillent dans les océans depuis plus de 420 millions d'années. Aux Bahamas, les requins-tigres ont tendance à se déplacer en meutes, comme des loups, et en tant que prédateurs, ils contribuent à maintenir l'équilibre des écosystèmes d'herbiers marins.

PHOTOGRAPHIE DE Cristina Mittermeier, SeaLegacy

Ces photographies sont le fruit du travail de Cristina Mittermeier et de SeaLegacy.

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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