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ReportageMonde

En Inde, les attaques de tigres augmentent à cause du changement climatique

Les maris de Rita Mandol, Lolita Bisaas et Sohba Rani ont tous les trois été tués par un tigre.

Dans la région des Sundarbans, les attaques de tigres augmentent à cause du changement climatique. Des centaines de pêcheurs sont tués chaque année, tandis que leurs femmes, devenues veuves, sont exclues socialement.

Sundarbans, Île de Bali, Satyanarayanpur (Inde), reportage

Ce matin de janvier, Prashanta Mandol monte sur sa barque. Sur son visage, une cicatrice lui lézarde la tempe, souvenir d’une attaque du tigre qui a tué un de ses cousins, deux ans auparavant. Lui s’en est sorti avec des blessures à la tête et au torse, un mois d’hôpital et des traumatismes pour toute une vie. Le pêcheur se dirige pourtant sur les lieux du crime : en face de l’île de Bali en Inde. Là, une zone est barrée d’un grand et large filet et derrière, le lieu de vie du tigre. Une aire protégée, interdite d’accès. Malgré le risque, celui-ci taille une ouverture et glisse son embarcation. Comme Prashanta Mandol, de nombreux pêcheurs font fi des interdictions.

© Louise Allain / Reporterre

Nous sommes en plein cœur des Sundarbans, une région à cheval entre l’Inde et le Bangladesh, où le Gange se jette dans la mer. La pollution charriée par le fleuve sur des milliers de kilomètres se mêle à un écosystème unique : 140 000 hectares de mangroves, des îles détrempées, des rivières boueuses. Le lieu abrite des espèces en voie de disparition, comme le crocodile marin, le python indien et surtout le tigre du Bengale, dont on ne compte plus que 130 spécimens dans cette partie du monde.

Alors que c’est interdit, Prashenta Mandol et son frère vont pêcher dans la réserve protégée des Sundarbans. © Coline Renault/Reporterre

Dans l’espoir d’apercevoir ce dernier, les touristes se pressent par milliers chaque année. Mais la plupart des étrangers ou locaux qui ont vu le prédateur ne sont plus là pour le dire. Depuis quelques années, la zone est devenue le théâtre d’un face-à-face sanglant entre les êtres humains et le royal félin. En 2022, le tigre a tué 104 personnes. Et le bilan des victimes ne cesse de s’alourdir : à la fin du mois de février, on en comptait déjà 31.

Salinité et montée des eaux

En cause : le changement climatique, et tout particulièrement la montée des eaux. En résumé, la mer gagne du terrain et se mêle aux rivières qui se jettent dans le Gange. Cela participe à augmenter la salinité de l’eau, attaquant au passage les mangroves et détruisant le milieu aquatique. Les pêcheurs locaux se retrouvent alors obligés d’aller sur le fleuve, lieu de vie du tigre, dans l’espoir de trouver du poisson. Autre problème, en montant, le niveau de la mer grignote aussi le reste de surfaces terrestres disponibles pour le prédateur. Deux conséquences qui rendent d’autant plus probable la rencontre entre le fauve et les habitants.

« Avec l’augmentation continue de la population, la production de l’agriculture ne peut pas suivre la demande. D’autant que l’agriculture est victime des cyclones et des tempêtes, parfois en dehors de la saison de la mousson », écrit Kanksha Mahadevia, juriste spécialisée sur l’environnement à l’Université de Toronto et autrice d’un rapport sur le sujet. Ainsi, les résidents des territoires reculés deviennent encore plus dépendants de la pêche.

« Il a pris mon mari »

Le phénomène ne touche pas uniquement les pêcheurs. Au village de Satyanarayanpur, sur l’île de Bali, Rita Mandol lance un œil inquiet depuis le seuil de sa porte et ferme soigneusement les grilles bleues qui condamnent sa maison. En décembre, le tigre est monté sur son toit. Elle l’a d’abord reconnu à son odeur musquée, puissante, puis a entendu son pas souple au-dessus de sa tête. Un son qui lui rappelle un terrible souvenir : « Il a pris mon mari », sanglote celle qui craint désormais pour ses fils.

Rita Mandol a déjà perdu son mari. Aujourd’hui, elle craint pour ses fils. © Coline Renault/Reporterre

En août 2020, Rita Mandol était partie au marché acheter du riz quand des villageois l’ont emmenée près de la rivière Datta. Là, une foule de badauds écoutaient des pêcheurs à l’air épouvanté. Elle a compris tout de suite : son mari, parti pêcher à l’aube dans la réserve des Sundarbans, avait été attaqué par un tigre. Les coups et les hurlements des collègues ont permis de ramener le corps, mais il était trop tard pour lui sauver la vie. Malgré le traumatisme, Rita Mandol a tenté de continuer à vivre. Mais comment se reconstruire, lorsque le bourreau rôde aux alentours ? « Chaque nuit, j’ai peur. Je m’attends à chaque instant à le voir surgir. »

Veuve d’un époux tué par un tigre, Rita Mandol est devenue ce qu’on appelle une « Bagh-Bidhoba », une « veuve du tigre ». Dans la région, on en recense près de 3 000 comme elle. Plus qu’un nom, c’est une véritable malédiction. Car le chagrin de ces femmes est alors doublé du poids du bannissement. Sobha Rani est elle aussi une Bagh-Bidhoba. Le visage vide de toute expression, elle raconte la solitude qui est la sienne depuis la mort de son mari, il y a neuf ans. Autrefois connue et respectée à Satyanarayanpur, elle doit affronter les chuchotements et les regards fuyants. Plus question de participer aux différents festivals.

« Les habitants disent que je porte malheur »

« Les habitants disent que je porte malheur, que c’est de ma faute si mon mari est mort : je ne suis pas née avec la bonne fortune », explique-t-elle. Sobha Rani n’a pas été invitée au mariage de sa fille, et son fils a déménagé dans un autre état, pour « échapper au mauvais sort », s’est-il justifié. « Je pleure toutes les nuits », livre-t-elle. Les autres femmes, terrorisées à l’idée que la malédiction ne se répande, s’en tiennent à prier la déesse Bonbibi au temple du village. L’esprit gardien de la forêt des Sundarbans, vénéré aussi bien par les musulmans que les hindous de la région, est le seul, selon les locaux, à pouvoir protéger les pêcheurs des griffes du tigre.

Les femmes du village, terrorisées à l’idée que le tigre s’en prenne à leur mari, prient régulièrement la déesse Bonbibi, gardienne de la forêt. © Coline Renault/Reporterre

À quelques centaines de mètres de chez Sohba Rani, Lolita Bisaas, 38 ans, coiffe sa fille de 17 ans dans la cabane en bois qui leur tient lieu d’habitation. Toutes les deux tentent de survivre depuis la mort du père, Shekar, attaqué neuf ans auparavant alors qu’il ramassait des crabes. Car comme celui-ci ne possédait pas de permis de pêche, elles ne touchent aucune pension du gouvernement. Une situation extrêmement précaire qui force la mère à s’aventurer sur les terres du tigre à son tour. Avec, toujours, le risque de se faire tuer.

Casser l’isolement

Si le fauve inspire la peur auprès de la majorité des villageois, Amal Mistri, lui, n’est pas effrayé : au contraire l’ancien braconnier, aujourd’hui à la tête de l’ONG Wildlife protection society of India, le connaît bien. Après vingt ans à brandir triomphalement des peaux de fauves, l’homme cherche désormais, à l’aide de chasseurs repentis, à repenser les délimitations des réserves. L’an dernier, huit tigres ont été capturés dans le village. Preuve, selon lui, que les fauves manquent d’espace.

« À l’époque, on pensait qu’un tigre tué, c’était un tigre en moins dans le village, dit l’ancien braconnier. Depuis, j’ai compris qu’on ne peut sauver les tigres qu’en sauvant les humains. » C’est-à-dire, en leur proposant des alternatives de vie autres que la pêche. Il a donc ouvert il y a deux ans une école de couture, qui écoule sa production dans les boutiques des hôtels. On y retrouve Laboni, la fille de Lolita, qui, par cette voie, espère échapper au destin de sa mère.

Amal Mistri a ouvert une école de couture pour permettre aux veuves du tigre de sortir de l’isolement. © Coline Renault/Reporterre

D’autres initiatives ont suivi celle d’Amal Mistri : une coopérative laitière, à quelques kilomètres de là, exporte le lait trait par les femmes de la région à Calcutta. Une production artisanale et biologique, vendue au prix fort. Une entreprise de collecte de miels doit suivre. « Avec le travail, les veuves du tigre doivent sortir de l’isolement, et être indépendantes. C’est leur seule issue », explique Biswajit Sharma, en charge du programme de coopérative laitière.

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