Gainsbourg, "rue de Verneuil, tout est presque resté tel quel" trente ans après sa disparition

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Gainsbourg, "rue de Verneuil, tout est presque resté tel quel" trente ans après sa disparition

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Dans le salon du 5 bis rue de Verneuil, il y a encore sur le bar “un paquet de Gitanes, son Zippo et un ou deux mégots de cigarettes dans un cendrier”, raconte Tony Frank, le photographe et ami de Serge Gainsbourg.
Dans le salon du 5 bis rue de Verneuil, il y a encore sur le bar “un paquet de Gitanes, son Zippo et un ou deux mégots de cigarettes dans un cendrier”, raconte Tony Frank, le photographe et ami de Serge Gainsbourg.
- © www.tonyfrank.fr

Entretien. Tony Frank s’est rendu à de très nombreuses reprises au domicile parisien de Serge Gainsbourg pour y faire des photos. L'auteur de la pochette d’”Histoire de Melody Nelson” se demande comment l’hôtel particulier, ce “sanctuaire" dont il connaît chaque recoin, va pouvoir accueillir des visiteurs.

Le 5 bis rue de Verneuil ! De cette adresse mythique de Serge Gainsbourg, on en connait tous la façade recouverte depuis trente ans de graffitis, de dessins et messages de fans. La mystérieuse maison remplie d’objets hétéroclites pourrait bientôt, pour la première fois, être accessible au public : "avant la fin de l’année si possible", selon Charlotte Gainsbourg qui souhaite désormais que le lieu soit "vraiment ancré dans le patrimoine parisien".

Charlotte Gainsbourg a racheté l'appartement mitoyen et lancé des travaux pour permettre au public d'accéder au très étroit hôtel particulier.

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Le 5 bis rue de Verneuil, dans le 7e arrondissement de Paris, a été, dès la fin des années 1960, un décor pour des portraits de pochettes d’album, signés de Tony Frank. Le photographe et ami de Serge Gainsbourg, très sensible à ce que fut et ce que va devenir l’hôtel particulier, est aussi l’auteur des photographies de l’ouvrage Gainsbourg, 5 bis rue de Verneuil, sorti en 2017 aux éditions EPA.

Tony Frank évoque la maison de la rue de Verneuil qu'il a visitée encore il y a peu. Le photographe doute de la possibilité de transformer en musée ce lieu où "il n'y a pas assez de place et où il est un peu risqué de faire entrer beaucoup de monde".

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Le mur extérieur du 5 bis rue de Verneuil, couvert de graffitis le 28 mars 2018, ne laisse rien entrevoir de l’hôtel particulier, lieu familial et lieu de création de Serge Gainsbourg.
Le mur extérieur du 5 bis rue de Verneuil, couvert de graffitis le 28 mars 2018, ne laisse rien entrevoir de l’hôtel particulier, lieu familial et lieu de création de Serge Gainsbourg.
© Getty - Bertrand Rindoff / Petroff

Vous qui connaissez si bien l'endroit, que se cache-t-il derrière cette façade couverte de graffitis et d'hommages en tout genre ?

C'est une maison devenue une espèce de sanctuaire très chic. Mais cette façade est remplie de graffitis... maintenant ! A l’époque où j’allais rue de Verneuil voir Serge, il n’y avait pas de graffitis du tout. La porte d’entrée, d'ailleurs, n’était pas la même. Il y a aujourd’hui une petite avancée, avec une grille qu’il a fait mettre, parce qu’il y avait beaucoup de gens qui venaient sonner chez lui.

En entrant, il y a une grande pièce, avec un sol de dalles noires et blanches que Serge a fait faire exprès. Les murs sont tendus de tissus noirs et le tour des fenêtres ainsi que les portes sont laqués en blanc. Ce salon lui servait de bureau et de salle de musique aussi.

Il y avait plusieurs pianos : un piano à queue sur lequel il travaillait, un piano droit, mécanique, dans lequel on mettait des cassettes - un piano qui jouait tout seul - et il y avait aussi un petit piano électronique avec lequel il donnait des cours à Charlotte. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus vide. Le piano à queue n’est plus là.

Au fond de ce grand salon, il y a la cuisine à gauche et un petit escalier menant à un couloir, avec sur la droite son bureau-bibliothèque et cette machine à écrire, sur laquelle il faisait dactylographier ses textes et un peu plus loin toujours sur la droite, la pièce de Jane Birkin, avec des poupées qu'elle collectionnait. Puis la salle de bain et la chambre de Serge et Jane, recouverte elle aussi de tissus noirs et éclairée par de toutes petites taches de lumière, vraiment très légères.

Cet hôtel particulier est un lieu intime, un lieu de création ? Les deux à la fois ?

Il faut savoir qu’à part le salon, le 5 bis rue de Verneuil n’est pas grand du tout. Pas grand, mais suffisant pour un couple avec des enfants. C’est un lieu familial où Serge avait l’air très heureux et en même temps un lieu propice à la création, oui ! Il composait sa musique et il écrivait tous ses textes dans le salon, là où il y avait son piano.

Serge Gainsbourg, avec Charlotte sur ses genoux, Jane et sa fille Kate, le 5 août 1978, dans le salon du 5 bis rue de Verneuil qui était, pour Tony Frank, “un lieu familial où Serge avait l’air très heureux et un lieu propice à sa création".
Serge Gainsbourg, avec Charlotte sur ses genoux, Jane et sa fille Kate, le 5 août 1978, dans le salon du 5 bis rue de Verneuil qui était, pour Tony Frank, “un lieu familial où Serge avait l’air très heureux et un lieu propice à sa création".
© Getty - Picot / Gamma-Rapho
Une vie, une oeuvre
59 min

Quand avez-vous mis les pieds pour la première fois dans l'hôtel particulier ?

C'était avant la naissance de Charlotte. En 1968, à la demande de la maison de disques Philips, je m’y suis rendu, alors que je n'avais dormi que quatre heures, pour une séance de photos. Je suis arrivé en fin de matinée. Serge, aussi intimidé que moi, me dit : "Faut que j'aille chercher des citrons". Donc, on est parti chercher des citrons.

Et en revenant chez lui, il a pris deux grands verres, il a mis une bonne dose de vodka, un peu moins de jus de tomate, de la sauce anglaise ou du Tabasco et... un petit coup de citron. Il a fait des Bloody Mary, mais dosage Gainsbourg.

Et je dois dire qu'après deux gorgées, mes yeux pleuraient et il m'a dit à ce moment-là : "J'espère que maintenant, vous êtes réveillé, parce que si vous avez dormi quatre heures, moi, je n'ai pas dormi du tout".

Ça nous a effectivement bien secoués et nous sommes allés faire les photos dans la cour. Ça nous a tellement bien secoués qu'au lieu de faire une pochette de disque ce jour-là, on a fait de quoi faire quatre pochettes !

Ces photos, il en était hyper content, tellement content qu'en plus, chacune de "ses femmes" - Jane, Bambou et Charlotte - ont un portrait de cette série, chez elles.

L'intérieur de la pochette d'"Histoire de Melodie Nelson" est une photo prise par Tony Frank, dans la cour du 5 bis rue de Verneuil.
L'intérieur de la pochette d'"Histoire de Melodie Nelson" est une photo prise par Tony Frank, dans la cour du 5 bis rue de Verneuil.
- © www.tonyfrank.fr.

Et il y a une photo mythique de Serge Gainsbourg, dans la pochette intérieure de l'album "Histoire de Melody Nelson". Cela se passe aussi au 5 bis rue de Verneuil ?

Oui, l'intérieur de la pochette de Melody Nelson est fait aussi dans la cour du 5 bis rue de Verneuil, à un autre endroit. J'avais vu ce mur de briques qui n'existe quasiment plus maintenant. Mais j'ai fait trois ou quatre films à l'époque, ce qui représente 120 ou 130 photos.

Pour moi, le mystère reste entier puisque sur toutes ces photos, c'est pratiquement la seule photo sur laquelle Serge ne regarde pas l'objectif, la seule de profil où il regarde vers le bas.

Est-ce parce qu'il voulait être, disons, modeste par rapport à son œuvre ? Est-ce qu'il voulait ne pas être en avant sur la photo et que ce ce soit Melody Nelson qui prime ? Je ne lui ai jamais posé la question de savoir pourquoi il l'avait choisie. Sur toutes les autres prises, on le voit me regarder. Je lui parlais pour qu'il soit détendu, je disais même des conneries. Et d'ailleurs, on sent qu'il ricane sur certaines photos.

Quelques années plus tard, ce qui m'a fait sourire surtout, c'est que, dans cette série, on voit les plis de la chemise de Serge. Aujourd'hui, il y aurait forcément une styliste pour repasser la chemise avant. A l'époque, on faisait des photos à la bonne franquette. On décidait un peu des idées avant, on en parlait et ensuite on faisait les photos. Mais il n'y avait pas de maquilleur, pas de coiffeur, pas de styliste, comme de nos jours.

Par exemple, sur la séance de photos de Melody Nelson, Jane s'est maquillée elle-même. Elle s'est coiffée elle-même. Et on a décidé des vêtements nous-mêmes et du fait aussi que Jane soit torse nu avec la peluche, "monkey", qu'elle tient devant elle pour cacher un peu sa nudité, alors qu'elle était enceinte, que Charlotte avait trois mois à l'époque dans son ventre.

Tony Frank devant le tirage d’une de ses nombreuses photos de Serge Gainsbourg, prises dans la cour du 5 bis rue de Verneuil, pour l’album “Histoire de Melodie Nelson”, lors d’une exposition à Paris, le 26 février 2013.
Tony Frank devant le tirage d’une de ses nombreuses photos de Serge Gainsbourg, prises dans la cour du 5 bis rue de Verneuil, pour l’album “Histoire de Melodie Nelson”, lors d’une exposition à Paris, le 26 février 2013.
© Getty - Foc Kan / WireImage

Et au 5 bis rue de Verneuil, vous avez vu l'évolution du lieu vous-même ?

Je n'ai pas vu tellement d'évolution à l'époque car quand je venais voir Serge, c'était immuablement la même chose. Il y avait des platines de disques en verre, ses pianos. Quand j'arrivais, il était toujours assis sur son canapé en métal à gauche, toujours avec ses paquets de Gitanes, son Zippo, son "cendar" et souvent son petit agenda Hermès dans la main, dans lequel il avait noté les coups de téléphone à passer, ses rendez-vous de la journée, etc. C'était immuablement la même chose quand j'arrivais chez lui. Et on discutait, le temps qu'il passe ses coups de fil.

Il y avait un endroit où Serge disposait les unes des journaux qui parlaient de lui, des quotidiens comme France-Soir, Paris-Presse, Paris jour. Et il mettait aussi en exergue les pochettes de disques auxquelles il avait contribué, pour Régine, Isabelle Adjani, Catherine Deneuve, etc. Il posait ces pochettes sous une table parce qu'il aimait bien profiter de tout ce qu'il avait fait.

Il n'y a pas vraiment eu de changement à l'époque de Serge. Simplement, à un moment, il a condamné la petite fenêtre qui donnait sur la rue parce que les gens marchaient et au fur et à mesure du temps ont commencé à regarder chez lui.

Quand j'y suis retourné à la demande de Charlotte, pour faire un livre, il y a quatre, cinq ans, le but n'était pas de faire un livre. J'y suis allé pour faire une espèce d'inventaire de tout ce qu'il y avait dans la maison, les objets, des disques d'or, des partitions, tous ces objets que Serge avait aussi collectionnés pendant des années. Charlotte voulait savoir tout ce qu'il y avait et j'y suis retourné pour faire des photos de l'endroit. Mais je voulais le photographier différemment.

A l'époque de Serge, je venais tout seul, ou de temps en temps avec un assistant, mais j'éclairais avec du matériel de studio photo, donc cela écrasait un peu le lieu. Lui était bien éclairé, mais cela effaçait un peu tout le reste de ce qu'il y avait dans la maison. Là, j'ai voulu traiter les choses différemment puisqu'il fallait surtout que l'on voit la maison telle qu'elle est.

Comme c'est très sombre, j'ai fait appel à un copain chef électricien de cinéma, et nous sommes venus pendant pratiquement une semaine. Il fallait faire des longues pauses pour continuer à garder l'ambiance de la maison avec ces toutes petites lumières qui éclairent. Nous y sommes même retournés une deuxième semaine parce que Charlotte avait ressorti d'autres objets mis de côté. A ce moment-là, je me suis rendu compte que certaines choses n'étaient plus là, dont le piano à queue et quelques petits objets que les héritiers, j'imagine, ont pris en souvenir. Et sur une table, à la place de toutes ces pochettes de disques que Serge gardait, étaient disposés un tas de petits écussons que les agents de police lui donnaient quand ils le ramenaient le soir chez lui.

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La vie de Serge Gainsbourg au 5 bis rue de Verneuil est-elle encore palpable, trente ans après sa disparition ?

Dans la maison, il reste plein de choses en l'état, c'est-à-dire qu'effectivement il y a un paquet de Gitanes dans lequel il manque quelques cigarettes, il y a son Zippo et un ou deux mégots de cigarettes dans un cendrier. Ça n'a pas bougé.

Dans la cuisine, il y a une toute petite armoire dans laquelle il y a des sauces, Tabasco, sauces anglaises qui sont entamées. Il y a quelques bouteilles de vin vides parce que quand c'était de bonnes bouteilles, du château Petrus par exemple et de son année de naissance, Serge les rapportait chez lui. Il y a même encore des additions de restaurants. Dans un placard, il reste des paires de chaussures blanches Repetto, chaussures qu'il mettait tout le temps. Il y a aussi trois ou quatre paires de jeans identiques puisqu'il portait toujours les mêmes jeans.

Il reste donc pas mal de choses de Serge. Tout est pratiquement resté dans son jus, tout est quasiment resté en l'état. Quand j'y suis retourné à la demande de Charlotte, j'ai eu un mal fou à entrer dans la maison. Pour tout vous dire, j'ai eu une espèce de chair de poule. Mais il fallait bien que je passe la porte finalement pour faire ces photos.

Je suis rentré, puis, très bizarrement, sur le canapé, j'ai vu la trace des fesses de Serge sur le canapé. Il y a donc la marque de Serge qui est là.

Serge s'est éteint chez lui rue de Verneuil. C'est vrai que lorsque je suis allé dans sa chambre faire des photos, je contournais l'endroit où il est tombé. C'était délicat. Déjà que le lieu est sombre, c'était encore plus émouvant.

Serge Gainsbourg, photographié ici dans son salon peu avant sa mort en février 199I, a laissé une marque, celle de “ses fesses” sur le canapé, affirme Tony Frank : “tout est pratiquement resté dans son jus", au 5 bis rue de Verneuil.
Serge Gainsbourg, photographié ici dans son salon peu avant sa mort en février 199I, a laissé une marque, celle de “ses fesses” sur le canapé, affirme Tony Frank : “tout est pratiquement resté dans son jus", au 5 bis rue de Verneuil.
© Getty - Jerome Prebois / Sygma

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Charlotte Gainsbourg veut donc aujourd'hui ouvrir le 5 bis rue de Verneuil au public, pour qu'il "s'ancre dans le patrimoine parisien". Que pensez-vous de ce projet ?

Charlotte me parle depuis quelques années de ce projet de musée. Moi, j'ai toujours eu un peu peur. Je lui ai dit que ce n'était pas très facile à faire dans la mesure où l'endroit n'est pas très grand. On ne peut pas faire visiter beaucoup de gens en même temps. D'abord, on risque de casser des choses et puis je pense surtout que des personnes vont se dire : "Tiens, je vais ramener un petit souvenir" et vont piquer par-ci, par-là un petit objet.

Chaque objet est dans une direction précise, à un endroit précis. Le 5 bis rue de Verneuil n'est pas un capharnaüm comme certains peuvent le dire. C'est au contraire très bien organisé par Serge. Je me souviens que parfois, je me levais, je prenais un petit objet, je regardais l'objet puis je le reposais à un endroit un peu au hasard. Et dès que j'avais le dos tourné, Serge le remettait à sa place. Tout avait vraiment une place déterminée. Ce sont des choses qu'il a collectionnées pendant des années et tout est ordonné.

C'est un musée pour Serge Gainsbourg, soit. Simplement, je pense qu'il n'y a pas assez de place. C'est un peu risqué de faire rentrer beaucoup de monde. C'est pour cela qu'après avoir décidé avec Charlotte des photographies que j'ai faites, de cet espèce d'inventaire pour elle, je lui ai dit : "Mais comme tout le monde veut connaître cet endroit, pourquoi on n'en fait pas un livre ? Comme ça, les gens pourront déjà voir le lieu où vivait ton père, ta mère et toi aussi quand tu étais petite !".

On a donc publié ce livre, Gainsbourg, 5 bis rue de Verneuil, pour que les gens profitent un peu de l'intérieur. Maintenant, des visites en vrai, cela me paraît compliqué, parce que c'est petit, rempli d'un tas de petits objets, disons pas très praticable. Il y a sûrement des solutions à trouver. Charlotte m'a dit qu'elle travaillait là-dessus.

Avec la collaboration d'Éric Chaverou

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