Accueil

Société Agriculture et ruralité
Intimidations, sabotage : en Bretagne, agriculteurs et journalistes accusent l'agroalimentaire
L'épandage de pesticides est au centre de l'affaire.
Jean-François Monier / AFP

Intimidations, sabotage : en Bretagne, agriculteurs et journalistes accusent l'agroalimentaire

Sous pression

Par

Publié le

Agriculteurs sous pression, salariés licenciés, journalistes menacés… En Bretagne, ils sont nombreux à faire les frais de leur opposition aux règles du système agroalimentaire et industriel promues par les coopératives. Pour « Marianne », des connaisseurs du secteur n'hésitent pas à évoquer un modèle impitoyable et violent.

Du côté de l'agriculture bretonne, on ne refuse pas impunément de jouer le jeu selon les règles de l'agroalimentaire. C'est ce dont témoignent les paysans ou les salariés qui s'en affranchissent, ainsi que des journalistes s'intéressant de près au dossier. Tentatives d'intimidation, voire de sabotage : les exemples s'accumulent, peignant un tableau accablant. « On m’a fait comprendre que je dérangeais », nous confie ainsi Gilles Lanio, féru d’agriculture et ancien président de l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF) et du Syndicat des apiculteurs du Morbihan. Il fait partie de ces éleveurs ou cultivateurs bretons qui ont osé s’opposer à certaines pratiques agro-industrielles en vigueur dans la région. À commencer par l’épandage de produits phytosanitaires décidé par une importante coopérative, et dont l'effet sur ses ruches était dévastateur : « Il n’y avait pas une odeur dans l’air, mais les insectes payaient cash. Dans mes deux ruches, les abeilles se tortillaient par terre et mourraient. J’ai pris des photos, et cela avait fait scandale. »

L’utilisation de ces pesticides est très réglementée, du fait de leurs risques à la fois pour l’humain et pour l’environnement. Depuis 2020, ces produits ne peuvent plus être pulvérisés près des habitations, le gouvernement ayant fixé les distances minimales d’épandage à 5 et 10 mètres, selon les types de cultures. Signe que le sujet inquiète les autorités, le Conseil d’État, en décembre 2022, a exigé une distance de sécurité plus importante entre les habitations et les zones d’épandage des pesticides les plus toxiques.

A LIRE AUSSI : Comment les agriculteurs peuvent sauver la France

L’apiculteur a finalement rencontré le président de la coopérative en question : « Il m’a prévenu que j’aurai des ennuis, que je devais arrêter. Je n’ai pas lâché. » Mais ça n’a pas manqué : « On m’a pisté, saboté mon véhicule, piraté mon ordinateur… J’ai eu droit à 36 vacheries. » Si bien que Gilles Lanio a dû, en 2020, quitter son mandat à la présidente de l’UNAF : « Autour de moi, les gens ne me croyaient pas, je me suis retrouvé seul. On m’a traité de traître et de profiteur parce que je refusais les produits nuisibles aux abeilles, c’est quand même pitoyable. » Aujourd’hui, le Breton est membre d’une association apicole nommée « API 56 », qui sensibilise les professionnels et le grand public aux nouvelles pratiques et à la préservation de la biodiversité.

Omerta autour de l'affaire Nutréa-Triskalia

Mais c’est un témoignage parmi tant d’autres. « Les agriculteurs sont les esclaves des coopératives, estime Serge Le Quéau, militant syndical à l’Union syndicale Solidaires et membre du Conseil économique social et environnemental. Ils n’ont plus aucune liberté et s’ils osent sortir du rang, ils le paient au prix fort. » L’ancien postier, breton d’origine, a consacré des années de sa vie au combat des victimes de produits phytosanitaires, notamment dans l’affaire Nutréa-Triskalia – coopérative bretonne désormais renommée Eureden. Plusieurs de ses salariés déclarent avoir été intoxiqués par des pesticides, entre 2009 et 2010. « C’était une hécatombe sur le site de Glomel dans les Côtes-d'Armor se rappelle Serge Le Quéau. Sur les 15 salariés qui y travaillaient en l’an 2000, tous étaient – à l’exception d’un – soit décédés soit malades en 2015. »

Certains de ces employés, que le syndicaliste a pris sous son aile, ont été fortement médiatisés. Un « parti pris », explique-t-il, pour « montrer l’envers du décor ». Par exemple, les cas de Laurent Guillou et Stéphane Rouxel, réceptionneurs de céréales sur le site de Nutréa à Plouisy (Côtes-d’Armor) qui ont été intoxiqués par du dichlorvos, un insecticide dangereux et interdit en France depuis 2007. Les deux hommes ont été licenciés en 2011 pour inaptitude au travail, une décision « sans cause réelle et sérieuse » selon la qualification du tribunal des affaires de sécurité sociale de Saint-Brieuc en septembre 2016. Si ces salariés ont obtenu gain de cause et ont été indemnisés de 100 000 euros pour le préjudice subi, ce n’est pas la norme dans le secteur. « Il y a une pression constante sur les employés observe Serge Le Quéau. Il demeure une omerta : les gens ont très peur de parler. »

A LIRE AUSSI : Monde de demain : ces agriculteurs ont changé de méthode… et ça marche !

Pour cause, à l’image des deux salariés indemnisés de Plouisy, « les employés sont licenciés comme des malpropres dès lors qu’ils osent dire la vérité ». En 2013, deux salariés, Pascal Brigant et Claude Le Guyader, avaient également été remerciés à la suite d'un arrêt de travail. Ces hommes présentaient de nombreux symptômes, dus à l'exposition importante aux produits chimiques. En outre, Serge Le Quéau évoque des faits d'empoisonnements de cheptels appartenant à des paysans ayant ouvertement fustigé certaines méthodes. Pour lui, tous les agriculteurs sont « dépendants » de la coopérative : non seulement, ils lui vendent leurs produits finis mais aussi, ils reçoivent de cette société la nourriture pour leurs animaux.

Ce qui les expose encore à d'autres désastres. De fait, « ils ne sont jamais à l’abri de ne pas avoir, dans le lot, des aliments empoisonnés », reprend Serge Le Quéau. Il se souvient du cas de Christophe Thomas, responsable d’une exploitation de 80 vaches laitières, près de Guingamp. En mars 2018, son cheptel a été empoisonné par des aliments contenant des antibiotiques destinés aux lapins et fournis par Triskalia. Les faits ont été reconnus par des experts, mandatés par les assurances Groupama, du même groupe que l'entreprise. « On ne saura jamais si c’est accidentel ou volontaire. Ceci étant dit, la coopérative a refusé d’indemniser l’éleveur, parce que ce dernier avait eu l’outrecuidance de révéler son histoire à la presse », déplore le syndicaliste.

Sabotage de voiture

Un « système mafieux », conclut ce dernier, comparable à un véritable mastodonte dans la région. Le secteur pèse pour 19,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, selon la Chambre d’agriculture de Bretagne. L’industrie agroalimentaire représente 41 % des emplois industriels de la région, soit quelque 70 000 salariés. Et s’il semble que les paysans bretons ne puissent lutter contre ce modèle, il en va de même pour les journalistes. Car il ne fait pas bon enquêter sur l'agro-industrie en Bretagne et la journaliste Morgan Large, exerçant dans une radio locale, « Radio Kreiz Breizh » (RKB) depuis plus de vingt ans, n'a pu que le constater.

Depuis son apparition dans le documentaire « Bretagne, une terre sacrifiée », diffusé sur France 3 en 2020 et consacré aux conséquences du modèle productiviste breton, elle fait l’objet de menaces et d’intimidations. Appels anonymes nocturnes, intoxication de son chien, dégradation des portes des locaux de sa rédaction… Ces pressions sont allées jusqu’au sabotage de sa voiture, à deux reprises et à deux ans d’intervalle. En mars 2021, Morgan Large découvre que deux boulons d’une de ses roues manquent à l’appel. Elle décide alors de porter plainte. Le parquet de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor) a alors ouvert une information judiciaire contre X, notamment pour « entrave concertée à la liberté d’expression ». Aucun suspect n’a été identifié. Résultat : une ordonnance de non-lieu a été rendue en décembre 2022. Rebelote en mars dernier quand son véhicule est une nouvelle fois saboté.

A LIRE AUSSI : Tentative d'annuler l’interdiction d'un pesticide : "Marc Fesneau veut juste faire plaisir à la FNSEA"

Malgré tout, elle continue d’affirmer qu’elle « ne le voit pas comme des atteintes personnelles, mais plutôt envers la profession de journaliste ». Il faut dire que sa situation n'est pas isolée. En février dernier, les locaux du Poher, un journal dont la rédaction est basée à Carhaix (Finistère), ont été évacués après un appel menaçant évoquant la pose d’une bombe. Là encore, les investigations n'ont pas permis d'établir l'identité des responsables. Et c'est là que les menaces planant sur la presse locale se complexifient. Car l’hebdomadaire était notamment visé par l’extrême droite pour sa couverture des différentes mobilisations contre l’installation d’un centre d’accueil pour réfugiés à Callac (Côtes-d’Armor). De fait, Morgan Large admet qu’elle n’a aucune idée de l’origine de toutes ces pressions visant les journalistes en Bretagne : « Je ne sais pas si elles proviennent de l’agroalimentaire, du syndicat majoritaire agricole, de l’extrême droite… »

L'ampleur de l'adversité est d'autant plus éprouvante. Aujourd’hui, elle envisage même de quitter la profession : « C’est la première idée qui m’est venue à l’esprit quand le garagiste a constaté le sabotage de mes pneus », admet la journaliste. Et de poursuivre : « La prise de risque est de plus en plus grande, et cela m’inquiète. Je dors trois heures par nuit depuis la fin mars. J’ai également pensé à déménager et à travailler sous un autre pseudo. » Dans la région, la difficulté d’exercer en tant que journaliste est avérée, comme l’avait confirmé Sylvain Ernault, membre du Syndicat national des journalistes (SNJ), à Marianne : « Quand on est journaliste à Morlaix [Finistère], on y réfléchit à deux fois avant de couvrir un sujet sur l'agriculture. »

Votre abonnement nous engage

En vous abonnant, vous soutenez le projet de la rédaction de Marianne : un journalisme libre, ni partisan, ni pactisant, toujours engagé ; un journalisme à la fois critique et force de proposition.

Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne