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«Il nous traite comme des esclaves»: une journée avec une réfugiée syrienne au Liban

Dans ce pays, la majorité des travailleuses agricoles viennent de la Syrie en guerre. Portrait de l'une d'elles.

Philippe Pernot
Philippe Pernot

Temps de lecture: 5 minutes

Dans la plaine de la Bekaa (Liban).

Pliée en deux, Khaoula Hassan creuse des trous autour de pommiers, pruniers et manguiers. La moitié de son visage est cachée dans son foulard lui servant à se protéger de la poussière. Une douce brise fait danser les arbres encore en hibernation dans ce champ proche d'Anjar, dans la vallée de la Bekaa, au Liban.

Il est à peine 10h en ce début mars, le soleil tape déjà fort. Le printemps arrive, mais pour Khaoula, c'est toujours l'hiver. «La saison commence seulement dans deux mois [en mai, ndlr]», explique la femme syrienne de 38 ans, sa pioche à la main, pour préparer l'irrigation des arbres en été. «Ici, à Anjar, il n'y a pas de plantations pendant les cinq mois d'hiver, pas même des pommes de terre», regrette-t-elle.

En attendant l'été, cette mère de six enfants n'a donc pas de salaire. «Aucun champ aux alentours n'a besoin de travailleurs», déplore-t-elle. Sa seule tâche: entretenir le verger géré par Ali Ibrahim, un concierge syrien qui vit sur le terrain avec sa femme et ses quatre enfants. «En hiver, on a juste besoin d'aide pour enlever le bois mort et les cailloux. Le propriétaire ne nous paie pas, mais en retour, il nous permet de récupérer le bois gratuitement pour nous chauffer», précise Ali Ibrahim, originaire d'Alep.

Un travail harassant, douloureux et principalement féminin

«Nous n'avons pas de congés ou de vacances, nous travaillons tous les jours, entre cinq et dix heures par jour», signale Khaoula Hassan. Sa journée commence entre 6h et 7h du matin. «Je me lève, je prépare les enfants pour l'école, je fais le ménage», raconte-t-elle mécaniquement. Elle part ensuite en camionnette avec sa fille Ikhlass, 16 ans, vers le champ où elles travaillent ce jour-là, en fonction des besoins.

«Parfois, je ne peux pas travailler, j'ai des douleurs constantes aux jambes et aux pieds», décrit Khaoula.| Philippe Pernot

Leur situation est loin d'être unique: au Liban, les femmes constituent 43% de la main-d'œuvre agricole, selon une étude de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) datant de 2021. En réalité, ce pourcentage est probablement plus élevé, car 85,7% des travailleurs agricoles (dont une majorité de femmes) sont employés de manière informelle selon cette même étude.

«Il n'y a pas de chiffres confirmés, mais on peut estimer que les femmes syriennes représentent la grande majorité des personnes dans les champs. Et, pour le même travail, elles gagnent moitié moins que les hommes», confirme Zeinab Dirani, agente de terrain pour Fe-Male, une ONG féministe ayant un bureau dans la Bekaa.

Le salaire est d'autant plus insuffisant que le travail est dur. Les pauses sont proscrites, de même que les arrêts maladie, et les tâches sont harassantes. Khaoula se plaint de douleurs chroniques au dos, d'autant qu'elle doit travailler en portant son benjamin de 19 mois. «Parfois, je ne peux pas travailler, j'ai des douleurs constantes aux jambes et aux pieds. Je prends des antidouleurs contre cela, mais ils sont très chers et je n'ai pas les moyens de me les offrir», décrit-elle.

Abandonnés par les Nations unies, violentés par l'État libanais

Cette mère doit pourtant nourrir sa famille, payer un loyer de 4 millions de livres (équivalent à 40 dollars selon le taux du marché noir début mars) et l'électricité à hauteur de 25 dollars par mois. Même en été, son salaire ne dépasse pas les 100.000 livres (1 dollar environ) par jour. «Mon mari est un chauffeur de camion, il gagne un peu d'argent, mais nos deux salaires ne suffisent pas pour huit personnes», souffle-t-elle.

En attendant l'été, Khaoula, mère de six enfants n'a pas de salaire. | Philippe Pernot

Ils sont donc dépendants des quelques aides du Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations unies (UNHCR), responsable des Syriens au Liban. «On reçoit un soutien financier de 5 millions LL [50 dollars environ sur le marché noir, ndlr] que l'on peut seulement utiliser dans des supermarchés, qui se prennent un pourcentage», déplore Khaoula. Elle se sent abandonnée par le HCR. «Ils n'aident pas mon fils qui est en situation de handicap, et on attend encore que notre statut soit renouvelé.»

«Nous sommes quarante travailleurs et nous devons travailler comme des machines. [Notre shawish] nous traite comme des esclaves.»
Khaoula Hassan, réfugiée syrienne au Liban

Quant à l'État libanais, il ne fournit aucun soutien aux réfugiés syriens sur son territoire. En 2022, dans la lignée d'une politique de «retour volontaire» pour pousser ces populations à retourner vivre en Syrie, l'armée a effectué des raids dans les camps de la Bekaa pour retirer les télévisions et les satellites, ainsi que mettre en détention des personnes non enregistrées.

«Ils sont venus alors que l'on dormait. Mohamed, mon mari, est enregistré, donc ils ne nous ont rien fait. Mais d'autres hommes, sans papiers, ont été emmenés au poste de police et battus avant d'être libérés», relate Khaoula. Des techniques pour instaurer un climat de peur et indirectement pousser les individus à retourner en Syrie.

Violences et harcèlement sexuel à travers champs

Souvent, la violence provient directement du shawish, le responsable du champ, qui répond au propriétaire. «Le shawish avec qui je travaille à Bar Elias est raciste et se comporte mal. Nous sommes quarante travailleurs et nous devons travailler comme des machines. Il nous traite comme des esclaves», rapporte-t-elle. Elle raconte que ces hommes peuvent être violents avec les femmes afin de respecter des quotas de productivité. «Ils nous crient dessus –“Allez, plus vite!”– ou nous insultent parfois. Ils nous frappent si on est trop lentes», témoigne-t-elle.

Des violences que confirme Zeinab Dirani, de Fe-Male: «Sur le terrain, j'ai vu énormément de violence de la part des shawish, qui vont jusqu'au harcèlement sexuel envers les femmes dans les champs.» Selon l'agente de terrain, elles sont nombreuses à ne pas se lever contre ce harcèlement, de peur d'être réprimandées ou virées. «Aller au poste de police n'est pas une option, parce qu'il n'y aura aucune suite. Et il leur est difficile de partir, car elles auraient besoin de l'accord de leur mari et devraient quitter toute leur communauté», développe-t-elle.

Alors, quand changer de champ n'est pas possible, elles n'ont d'autres choix que de tenir et de se soutenir. «On s'entraide. Par exemple, si je tombe malade, une autre femme prend mon poste», soutient Khaoula, depuis le terrain d'Anjar. Si les femmes ne peuvent s'aider financièrement, il demeure un soutien émotionnel.

Dans le champ de mangues et de pommes géré par Ali Ibrahim à Anjar, Khaoula peut échapper à la surveillance d'un shawish. C'est justement là qu'elle préfère travailler: «Ici, on se connaît depuis longtemps, il y a du respect pour les travailleurs. On est plus payés et je peux me reposer et aller à mon rythme.» Car s'il n'y a pas de contrats, c'est la confiance entre travailleuses et responsables qui dicte les règles. «C'est déjà arrivé qu'elles cessent de travailler pour demander aux shawish d'augmenter les tarifs», rapporte ainsi Ali Ibrahim.

Abandonnés à eux-mêmes, alors que ni les Nations unies ni l'État libanais ne leur apportent du soutien, les travailleuses et travailleurs de la Bekaa se mobilisent entre eux pour leurs droits. Et tous les shawish de la vallée doivent alors s'accorder sur un salaire journalier. «On espère ainsi être payés 6 dollars par jour durant la prochaine saison», indique Khaoula.

Dans une autre vie...

À défaut de soutien externe, Khaoula trouve le sien au sein sa famille, notamment auprès de sa fille Ikhlass, qui partage ses tâches et travaille avec elle. Lorsqu'elles reviennent au camp, entre 13h et 15h, elles doivent s'affairer à leur deuxième emploi: «Il faut ensuite cuisiner pendant trois heures et nettoyer, ce qui prend deux heures.» Sans compter que son fils Hussein, 7 ans, est handicapé moteur et a besoin d'un soutien supplémentaire. «Parfois c'est trop, je ne suis pas forcément d'humeur, mais il faut garder le moral pour lui», partage la maman d'une voix fatiguée.

«Ils sont venus alors que l'on dormait. Mohamed, mon mari, est enregistré, donc ils ne nous ont rien fait. Mais d'autres hommes, sans papiers, ont été emmenés au poste de police et battus avant d'être libérés», relate Khaoula. | Philippe Pernot

Il est 22h, le froid s'installe dans la vallée et mère et fille ont déjà plusieurs journées dans le corps. D'épaisses couvertures cachent les autres enfants, profondément endormis dans un coin de la pièce, accordant ainsi du calme à la mère de famille. «Je travaille pour eux. Mon rêve est d'offrir une vie décente à mes enfants, un bon logement, ainsi qu'une meilleure éducation», confie-t-elle.

Dans une autre vie, Khaoula serait couturière, comme elle l'était avant de devoir quitter la Syrie sous les bombes. Sa fille de 12 ans, Israa, deviendrait avocate, et Zakaria, 16 ans, partirait en Allemagne pour être photographe. Loin de ces champs dont tous rêvent de se libérer, mais où ils devront retourner le lendemain matin.

 

Nous remercions nos fixeurs et traducteur/traductrice, Hussein al-Freij et Rayanne Tawil.

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