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"Qu'on m’apporte sa tête" : la chasse à l’homme sur Twitter d’un dissident saoudien en exil

Après avoir annoncé en direct sur TikTok quitter les forces de l'ordre, un ancien colonel de police saoudien exilé au Royaume-Uni a vu sa tête mise à prix sur Twitter. Harcèlement en ligne, menaces, déplacements dévoilés… l’ancien agent de 44 ans est traqué depuis mi-mars par une horde de comptes Twitter certifiés, qui l’accusent d'être un "traître à la nation". Il dit aujourd’hui avoir peur pour sa vie.

Gauche : capture d'écran d'une publication dans laquelle Rabih Alenezi, un ancien colonel saoudien, annonce que son compte Twitter a été piraté le 17 mars 2023. Droite : le compte @fahadnoi offre une récompense de plus de 10 000 riyals saoudiens (2 400 euros) à quiconque aurait des informations sur sa localisation.
Gauche : capture d'écran d'une publication dans laquelle Rabih Alenezi, un ancien colonel saoudien, annonce que son compte Twitter a été piraté le 17 mars 2023. Droite : le compte @fahadnoi offre une récompense de plus de 10 000 riyals saoudiens (2 400 euros) à quiconque aurait des informations sur sa localisation. © Emission des Observateurs de France 24
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"Les menaces pleuvent de partout : sur TikTok, YouTube, Twitter… Ils veulent me tuer avant que je n’obtienne l’asile politique au Royaume Uni." C’est par ces mots que Rabih Alenezi, ancien colonel de la police saoudienne, entame sa conversation téléphonique avec la rédaction des Observateurs de France 24. Depuis un logement qu’il tient secret pour sa sécurité, il dit vivre dans une peur constante et dans la méfiance, notamment depuis qu’une prime de 10 000 riyals saoudiens (soit 2 400 euros) a été promise par un mystérieux compte Twitter pour quiconque fournirait des informations sur sa localisation.

Vidéo de Rabih Alenezi, publiée sur son compte Twitter le 7 mars 2023, depuis piraté et vidé de son contenu. Il y annonce sa démission des forces de l’ordre saoudiennes. La vidéo a été republiée par le média Middle East Eye par la suite.

Je suis arrivé en Grande-Bretagne en février. Ce n’était pas mon intention à l’origine de rester y vivre mais j’étais déjà bouleversé par la situation des droits humains en Arabie saoudite.

Deux semaines après mon arrivée, j’ai publié une vidéo dans laquelle je parlais des raisons qui m’ont poussé à quitter les forces de police et j’ai annoncé ma démission en direct. Des comptes m’ont harcelé, mais je me suis dit, foutu pour foutu, que je pouvais poursuivre mes vidéos.

MISE À JOUR 10/4/2023

Après la publication initiale de cet article le 7 avril 2023, le compte Twitter "Fahad Bin Sattam" (@fahadnoic), à l'origine du harcèlement de Rabih Alenezi, a été supprimé.

Une chasse à l’homme ouverte sur Twitter

Le 17 mars, le compte Twitter de Rabih Alenezi est piraté et inondé de photos de Mohammed ben Salmane (surnommé "MBS"), le prince héritier du royaume saoudien, puis l'intégralité de ses tweets critiquant le régime sont effacés.

Le cauchemar commence réellement pour Rabih Alenezi le 22 mars. Ce jour-là, il se rend dans un restaurant du centre de Londres et commence un live sur TikTok. Parmi les 5 000 internautes qui le suivent, le compte Twitter "Fahad Bin Sattam" (@fahadnoic) se vante d’avoir pu localiser la position de l’ancien colonel et tweete à ses "followers" : "Je suis le direct. Donnez-moi quelques minutes, je fais le faire virer du café."

Dans cette vidéo du 22 mars 2023 tournée par Rabih Alenezi et diffusée en direct, on entend le gérant du restaurant hors champs lui demander de stopper la diffusion sur TikTok depuis le restaurant. Il lui précise que l’établissement a reçu des appels qui seraient dérangés par “ce genre de discours” et que “le restaurant ne souhaite pas être associé à des sujets politiques”.
Dans cette vidéo du 22 mars 2023 tournée par Rabih Alenezi et diffusée en direct, on entend le gérant du restaurant hors champs lui demander de stopper la diffusion sur TikTok depuis le restaurant. Il lui précise que l’établissement a reçu des appels qui seraient dérangés par “ce genre de discours” et que “le restaurant ne souhaite pas être associé à des sujets politiques”. © Observateurs

Après environ 45 minutes de diffusion, un serveur interrompt Rabih Alenezi pour lui dire que le restaurant a reçu des plaintes et lui demande d'interrompre la diffusion. Sur un extrait de la vidéo, on entend le gérant du restaurant expliquer que l’établissement a reçu des appels de gens se plaignant de ce "genre de discours politique". Rabih Alenezi arrête alors son direct.

 

Sur Twitter, "Fahad Bin Sattam" confirme avoir appelé à plusieurs reprises l’établissement pour "dénoncer" son compatriote. Il tweete un extrait du live TikTok en s'adressant directement à l'ancien colonel : "Je serai toujours à tes trousses... Cette fois-ci, c'était un restaurant, mais la prochaine fois, ce sera ton logement."

Le compte est acclamé par ses "followers" pour ses "efforts patriotes". L'un d'entre eux écrit : "Les traîtres, et surtout ceux qui sont militaires, méritent le tranchant de l’épée."

Dans une vidéo filmée le lendemain et publiée sur TikTok le 23 mars, Rabih Alenezi revient, dans la rue, sur l’incident du restaurant.

Le 23 mars toujours, autre café, autre tentative de harcèlement. Lorsque Rabih Alenezi commence une nouvelle vidéo en direct à partir d’un café londonien, "Fahad Bin Sattam" s’empresse de révéler son emplacement et d’annoncer qu’il va retenter le même coup avec cet établissement. Mais trop tard cette fois : l’ancien policier était déjà parti.

Le 27 mars, "Fahad Bin Sattam" publie une sorte d’avis de recherche avec une prime de 10 000 riyals saoudiens (2 400 euros) pour "quiconque aurait une information sur cet individu à partir de ces éléments : il loue un studio à Londres, probablement dans les environs du quartier Kensington". Il ajoute à sa publication des images de l’intérieur du logement de l’ancien colonel, prises de ses vidéos TikTok.

 

“Fahad Bin Sattam” a publié un avis de recherche avec une prime de 10 000 riyals saoudiens (2 442€) pour “quiconque aurait une information sur cet individu avec ces informations : il loue un studio à Londres, probablement autour du quartier Kensington”. Il ajoute à sa publication des images de l’intérieur du logement de l’ancien colonel, prises de ses vidéos TikTok.
“Fahad Bin Sattam” a publié un avis de recherche avec une prime de 10 000 riyals saoudiens (2 442€) pour “quiconque aurait une information sur cet individu avec ces informations : il loue un studio à Londres, probablement autour du quartier Kensington”. Il ajoute à sa publication des images de l’intérieur du logement de l’ancien colonel, prises de ses vidéos TikTok. © Observateurs

Trois jours plus tard, le compte conseille à ses abonnés de concentrer leurs recherches sur les sites de logements britanniques Zoopla et OnTheMarket. Il dit offrir 5 000 riyals (1 230 euros) supplémentaires "au premier qui le trouve avant moi".

Une chasse à l’homme mobilisant des centaines de comptes saoudiens

Sous les tweets de "Fahad Bin Sattam", des centaines de commentaires acclament ses efforts. Un utilisateur fait même une proposition : "Mon frère, accepte de ma part 1 000 riyals supplémentaires (200 euros) à la prime de 10 000 riyals que tu offres déjà."

Un autre se réjouit du sort réservé à Rabih Alenezi s’il est attrapé par les autorités saoudiennes : "Son langage corporel trahit sa terreur, il se tâte le cou, qui sera séparé de son corps."

Répondant à l’appel du même compte, de nombreux internautes suivent les diffusions en direct de Rabih Alenezi sur TikTok pour le menacer et l’insulter dans les commentaires, visibles dans les captures d’écran publiées par @fahdnoic. "Il m’a bloqué, ce c***rd ! Je l’ai vraiment emmerdé par mes commentaires : il n'a pas supporté de lire la vérité", dit une internaute.

D’autres partagent des localisations possibles de Rabih Alenezi.

Un autre internaute suggère une possible localisation du dissident, en s’appuyant sur les résultats d'une recherche sur un site immobilier britannique. (La localisation, ici floutée par la rédaction des Observateurs, est incorrecte.)
Un autre internaute suggère une possible localisation du dissident, en s’appuyant sur les résultats d'une recherche sur un site immobilier britannique. (La localisation, ici floutée par la rédaction des Observateurs, est incorrecte.) © Observateurs

Malgré de nombreux signalements, Twitter laisse faire

De nombreux internautes défendant le droit de Rabih Alenezi de s’exprimer librement disent avoir signalé les messages menaçants de "Fahad Bin Sattam" à Twitter pour incitation à la violence et à la haine.

Le 28 mars, le compte de "Fahad Bin Sattam" révèle qu’un signalement a été émis en Allemagne envers son tweet annonçant la prime de 10 000 rials. Il se réjouit que Twitter ait jugé que son tweet mettant la tête de Rabih Alenezi à prix ne soit "pas susceptible d'être supprimé en vertu des règles de Twitter et de la loi allemande".

Contacté à plusieurs reprises par notre rédaction, le service sécurité de Twitter n’a pas répondu à nos sollicitations pour un commentaire, en dehors de l’émoji "caca", réponse désormais automatisée aux requêtes de presse, annoncée par Elon Musk le 19 mars.

"À tout moment, je crains qu’un homme masqué ne se présente à ma porte pour me tuer"

Rabih Alenezi reprend :

En ce moment, j’évite au maximum le contact avec des inconnus, surtout des Arabes. Je ne vais pas à la mosquée, je suis extrêmement anxieux. Quand le compte "Fahad Bin Sattam" a localisé l'hôtel où je résidais le 27 mars, j’ai changé d’adresse en urgence. Puis il a réussi à trouver la rue de mon nouveau logement, que j’ai quitté immédiatement après son tweet.

À tout moment, je crains qu’un homme masqué ne se présente à ma porte pour me tuer. En passant devant la terrasse d’un café, un homme a crié "Traître à ta patrie !" en arabe. Je suis certain qu’il parlait de moi.

Ils [les trolls] sont apparus terrorisés par mes publications, comme si je représentais un danger imminent pour le Royaume, mais je n’ai fait que parler de mon expérience [dans la police] et exprimer mon opinion.

Ils disent de moi que je suis un lâche et un traître. Ils écrivent : "Qu'on m’apporte sa tête."

En règle générale, personne n’ose menacer publiquement un colonel sans le consentement ou sans ordre direct des autorités saoudiennes, au risque d'être arrêté et jeté en prison... Ce qui me laisse penser que ce compte Twitter est soutenu par le régime.

"J’ai assisté à des raids nocturnes sur des maisons de civils, j’ai vu des policiers tirer une femme à terre de chez elle"

En Arabie saoudite, un tweet critiquant le régime peut conduire directement en prison. On peut être condamné jusqu’à 30 ans de prison pour avoir critiqué un ministère ou même un décret. Le régime saoudien n’a plus peur des condamnations internationales. On le voit avec le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi ou la condamnation de Saad Ibrahim Almadi pour quelques tweets critiquant le régime [condamné à 19 ans de prison, ce dernier, un Saoudien-Américain, a été libéré en mars 2023, mais il lui est interdit de voyager, NDLR], et ils étaient tous deux résidents à l’étranger.

En avril 2022, j’ai été missionné pour espionner des fidèles chiites pendant le mois de ramadan, à Al Qatif, dans l'est du pays. Sur ce volet, le régime veut monter l’opinion publique contre ces tribus chiites qui se battent pour leurs droits. En 2020, j'ai refusé de participer à une autre mission où il était question de réprimer les manifestations à Tubuk protestant le délogement des tribus locales dans le cadre du projet Neom [à cause de tensions entre des tribus et les autorités au sujet d’un projet controversé d’expansion urbaine, NDLR].

Mais j’ai prétexté des vacances en famille pour ne pas y aller.

J’ai été témoin de raids policiers nocturnes sur des maisons de civils, j’ai vu des policiers tirer une femme de chez elle au milieu de la nuit… Dans les prisons, on entend les hurlements des prisonniers torturés ou violés. Ce qui sort dans les médias ne représente qu’une fraction des violations des droits humains en Arabie saoudite.

Pour l'instant, Rabih Alenezi dit ne pas bénéficier de protection policière au Royaume-Uni. Il a demandé l’asile politique au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada, et espère pouvoir bénéficier d’une procédure d’asile afin de se sentir en sécurité. La rédaction des Observateurs de France 24 a pu confirmer auprès de la police de Londres qu’une plainte avait bien été déposée, et qu’une enquête était toujours en cours au 31 mars.

Contactée, l’ambassade saoudienne au Royaume Uni n’a pas répondu à nos sollicitations.

Qui se cache derrière le compte "Fahad Bin Sattam" ?

La rédaction des Observateurs de France 24 a cherché à en savoir plus sur le compte Twitter à l’origine de cette chasse à l’homme – un compte créé en décembre 2021 qui tweete également à propos d’autres opposants saoudiens résidant à l’étranger. Il n’y a pas de trace d’une activité quelconque avant le 24 décembre 2022. D’après nos recherches, aucun autre nom n'a été utilisé depuis sa création.

Le compte interagit initialement au sujet du football local et international, mais beaucoup d’anciens tweets relatifs à ce sujet ont été supprimés.

Dans sa bio, "Fahad Bin Sattam" dit avoir une "passion et une identité saoudiennes". Il indique aussi une adresse électronique pour "toute information sur l'opposition saoudienne". Suivi par plus de 34 000 abonnés, il suit de son côté 713 personnes, essentiellement des opposants au régime saoudien, des demandeurs d’asile politique et des journalistes arabophones.

Une "armée électronique" indirectement gérée par le régime

Abdullah Alaoudh est le responsable Arabie saoudite de l’ONG The Freedom Initiative basée à Washington. Il fait du lobbying auprès du Congrès américain pour la protection des dissidents saoudiens à l’étranger et sensibilise les États d’accueil aux risques qu’encourent les réfugiés politiques saoudiens.

Sous les tweets d'Abdullah Alaoudh signalant l’affaire Rabih Alenezi, de nombreuses réponses provenant de comptes portant le drapeau saoudien se moquent de son indignation. L’une des réponses inclut un photomontage montrant "MBS" avec les portraits des deux hommes à ses pieds et les phrases en vers : "Écrase leur visage dans la terre. Tranche leur cou avec ton couperet."

Pour Abdullah Alaoudh, le compte qui menace le policier en exil fait partie de la stratégie saoudienne consistant à traquer en ligne ceux que le régime désigne comme opposants. En 2018, une enquête du New York Times révélait l’étendue des efforts déployés par le régime pour faire taire ses opposants, alliant usines à trolls et espions pour le compte du régime au sein même de l’entreprise Twitter.

Le phénomène des "armées électroniques" au service des régimes oppresseurs n’est pas nouveau, mais Mohammed ben Salmane emploie cette tactique pour occuper tout l’espace d’expression de ses concitoyens. Internet, c’était une sorte de Parlement saoudien informel que nous n’avons jamais eu, et "MBS" cherche à envahir cet espace de liberté virtuel.

Les armées électroniques servent à promouvoir le régime, terroriser et harceler les opposants, et jouer sur l’algorithme des réseaux sociaux afin de changer les tendances des discussions en Arabie saoudite. Elles ont certainement des bots détecteurs de mots-clés, comme les initiales "MBS" ou "Vision 2030" [un projet global lancé par le royaume visant à étendre les investissements saoudiens à l’étranger, NDLR].

Ces "guerriers électroniques" ciblent typiquement les dissidents saoudiens comme moi résidant à l’étranger. Pour faire le test, j’ai tweeté quelques versets coraniques sans critique politique, et ça ne m’a pas empêché d’être inondé de commentaires haineux. Le but de ces attaques étant de provoquer la victime et de souiller son image auprès de son public saoudien.

Par exemple, ces comptes vont inonder les tweets critiquant le régime avec des hashtags prorégime ou glorifiant le prince héritier.

Ce "Fahad Bin Sattam" dit ouvertement "pourchasser tous les traîtres". C’est de l’oppression transcontinentale. Nous avons signalé en masse plusieurs comptes de trolls à Twitter, sans réponse significative.

Nous avons également signalé officiellement ce harcèlement aux autorités, au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni, là où se trouvent la plupart des Saoudiens réfugiés ou demandeurs d’asile. Ces pays ne veulent certainement pas être le théâtre d’exactions extrajudiciaires.

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