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ReportageCulture

Les Alpes fondent, une librairie conserve leur mémoire

Jean-Louis Vibert, propriétaire de la librairie des Alpes depuis quelques années.

À Paris, une librairie quasi centenaire conserve les vestiges du massif alpin. Ici, livres, cartographies et photos témoignent du bouleversement climatique dans l’un des écosystèmes les plus menacés du monde.

« Sur cette photo du XIXe siècle, on aperçoit un sérac, un grand bloc de glace pratiquement introuvable dans les Alpes aujourd’hui », montre Jean-Louis Vibert, propriétaire de la librairie des Alpes, feuilletant avec nostalgie un ouvrage sur les glaciers français. Située rue de Seine, nichée derrière l’Académie française, dans le 6e arrondissement, sa librairie bientôt centenaire conserve précieusement les nombreux trésors du massif alpin. « Un lieu anachronique, mais surtout une histoire de famille férue de montagne originaire du Beaufortain, en Savoie », précise Jean-Louis Vibert, sans cacher une fierté familiale.

Ouverte en 1933 par un grand-oncle nommé André Wahl, l’unique enseigne de livres spécialisée dans la montagne à Paris a ensuite appartenu à sa mère, Élise Vibert, alors maîtresse du lieu jusqu’à ses 87 ans. Passionnée de littérature de montagne et alpiniste convaincue, elle a habité cette boutique jusqu’à la fin de sa vie. « Quand elle est morte il y a quelques années, c’était une évidence, je devais continuer à faire vivre cet endroit », justifie Jean-Louis Vibert, lui aussi grimpeur depuis son plus jeune âge.

Près de 10 000 archives sont conservées dans cette librairie quasi centenaire. © Mathieu Génon/Reporterre

Dans ce désordre organisé, aussi point de ralliement des amoureux du grand air, les archives sont soigneusement classées par thème. Lithographies, tirages à l’argentique, gravures anciennes, livres rares, cartes IGN introuvables ailleurs, près de 10 000 archives se serrent dans cette pièce en longueur où gît la mémoire des siècles passés. De la France à l’Autriche, tout y est. Les glaciers fondus, les versants abîmés, les vallées épargnées par l’urbanisation ; le récit des ascensions historiques aux sommets, la biodiversité originelle des alpages. « Il suffit de pousser la porte de cette librairie et d’y regarder les images des dernières décennies pour réaliser l’ampleur de la métamorphose dans les Alpes », estime le gérant, amer.

« Ce sont devenus des objets de collection »

À plus de 600 kilomètres des hauts lieux alpins, clients habitués, passants ou vieux amis aiment se replonger dans les archives entassées dans cette étroite boutique de la capitale. Du fond des tiroirs aux étagères reposent les cartes postales couleur sépia de vacanciers inconnus, posant fièrement devant la Mer de Glace en plein été (plus grand glacier français, il perd 4 à 5 mètres d’épaisseur par an aujourd’hui). Dénichés en brocante ou gracieusement donnés par des éperdus de la montagne, ces vestiges offrent à voir des paysages aujourd’hui disparus.

Lithographies, photos, livres... ont été dénichés en brocante ou ont été donnés par des particuliers. © Mathieu Génon/Reporterre

« Avec les temps qui courent, ce sont devenus des objets de collection », dit Jean-Louis Vibert, marqué d’un sourire inquiet. Certains objets n’ont pas quitté les lieux depuis 80 ans. L’une de ses archives préférées est une photographie du glacier du Rhône, en Suisse, qui date de 2015. « Pour ralentir leur fonte localement, les élus de l’époque avaient eu l’idée de couvrir les glaciers d’une bâche protectrice. Une vue de l’esprit qui traduit bien l’angoisse humaine face au changement », commente-t-il. À ses yeux, la métamorphose des Alpes est une lecture directe des aléas du réchauffement climatique.

Les Alpes françaises, l’un des écosystèmes les plus menacés au monde par le changement climatique, ont vu la température augmenter de +2 °C au cours du XXᵉ siècle (contre +1,4 °C dans le reste de la France). « La montagne pleure bien plus qu’avant. Des fragments de montagne se détachent, des sentiers s’érodent, les glaciers deviennent noirs en été », déplore Jean-Louis Vibert, le regard rivé sur une gravure d’un glacier suisse de 1890. Depuis cette époque, les glaciers ont perdu environ 70 % de leur volume.

Alors depuis peu, les clients délaissent les récits d’ascension au sommet pour se tourner vers des ouvrages qui explicitent les contours du réchauffement dans les Alpes. « L’ouvrage Coup de chaud sur les montagnes : ce qu’elles ont à nous dire sur le réchauffement climatique, [de Bernard Francou et Marie-Antoinette Mélières] publié chez Guérin est très demandé. J’ai vendu le dernier hier », confirme son propriétaire.

Dans cette librairie se croisent chercheurs, glaciologues, climatologues et adeptes de randonnées. © Mathieu Génon/Reporterre

Conserver des traces

Avant que l’urgence s’installe chez les passionnés de montagne, la librairie des Alpes fut surtout le camp de base de grands noms de l’alpinisme, comme Maurice Herzog ou Catherine Destivelle. « De passage à Paris entre deux ascensions à Chamonix (Haute-Savoie) et Katmandou (capitale du Népal), certains grands alpinistes confiaient leurs sacs à dos à ma mère, qui les gardait au fond de la librairie », raconte Jean-Louis Vibert. Aujourd’hui, les alpinistes convaincus s’y rendent par espoir de réminiscence. Chercheurs, glaciologues, climatologues y poussent la porte en quête d’images effacées, de chiffres oubliés.

Les plus jeunes adeptes de randonnée, eux, sont séduits par l’aspect cabinet de curiosités. Venus chercher des topo-guides de micro-aventure en région parisienne, ils sont happés par les images des Alpes qu’ils ne verront plus. C’est ainsi que la librairie résiste au temps. Depuis qu’il a repris le lieu, Jean-Louis Vibert a intégré l’imagerie de montagne qui reste, selon lui, la preuve directe et puissante du bouleversement climatique dans les Alpes. « Quand ils arrivent, les gens, surtout les jeunes, sont en quête d’images », poursuit-il.

À l’image de Marie-Charlotte Iratzoquy, 23 ans, athlète dans l’équipe de France de ski alpinisme basée à Chamonix à l’année, qui trouve le lieu réconfortant quand elle pousse la porte de la librairie ce jour-là. Pour cette sportive de haut niveau, qui a grandi dans les montagnes pyrénéennes, il est important de garder des traces visibles d’une disparition rapide. « Avant, on parlait des changements d’une année sur l’autre. Moi, c’est tous les jours que je vois les signes de détérioration des glaciers, pleins de crevasses, qui se rétractent », raconte-t-elle, préoccupée.

Dans de vieux magazines, des photos dévoilent la splendeur passée des glaciers. © Mathieu Génon/Reporterre

Un constat désastreux qui la forcera sans doute à revoir sa feuille de route pour l’avenir, certaine que son métier va disparaître. « Là-bas, on en parle quasiment tous les jours », témoigne la jeune alpiniste. Si la faible quantité de neige est l’indicateur le plus alarmant et visible, les conséquences sous-jacentes angoissent les habitants qui y vivent à l’année. Rivières à sec, effondrements glaciaires, glissements de terrain, chutes de séracs : la fonte des glaciers augmente les aléas naturels locaux. « Au-delà des risques évidents, voir fondre ces glaciers, c’est regarder impuissante une histoire qui s’en va », s’attriste Marie-Charlotte Iratzoquy.



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