omertaFils de paysans, Nicolas Legendre a enquêté sur le modèle agricole breton

« Je pense qu’il y a un déni collectif »… Le journaliste Nicolas Legendre a enquêté sur le mastodonte agricole breton

omertaDans son livre « Silence dans les champs », le journaliste dépeint un visage inquiétant du modèle agro-industriel breton en donnant la parole à ceux que l’on n’entend pas
Le journaliste breton Nicolas Legendre a publié une longue enquête sur l'agroalimentaire et le modèle agricole breton, où ses parents étaient paysans.
Le journaliste breton Nicolas Legendre a publié une longue enquête sur l'agroalimentaire et le modèle agricole breton, où ses parents étaient paysans. - C. Allain/20 Minutes / 20 Minutes
Camille Allain

Propos recueillis par Camille Allain

L'essentiel

  • Pilier de l’économie régionale, l’agriculture bretonne est souvent montrée du doigt pour son modèle productiviste.
  • Dans son ouvrage « Silence dans les champs », le journaliste Nicolas Legendre a tenté de comprendre comment fonctionne le « système » en allant à la rencontre de paysans, de vétérinaires, de salariés de coopératives…
  • A peine publiée, l’enquête a déjà fait du journaliste un « ennemi » de la Bretagne aux yeux de certains défenseurs du modèle.

C’est une enquête fouillée, longue de 300 pages, fruit de plusieurs années de travail et de recueil de la parole. Correspondant du journal Le Monde en Bretagne, Nicolas Legendre a arpenté les fermes de la première région agricole française pour interroger les paysans sur le modèle dans lequel ils vivent ou survivent. Dans Silence dans les champs (Editions Arthaud), le fils de paysans donne la parole à plus de 150 acteurs qui évoluent dans cet empire agroalimentaire qu’il est mal vu de contester. Parce qu’ils avaient peur, bon nombre de ses interlocuteurs ont requis l’anonymat pour raconter les intimidations, les pressions, les empoisonnements et les sabotages dont ils ont été victimes.

Dans l’ouvrage, on découvre une facette bien sombre d’un secteur où se mélangent de très puissants groupes agro-industriels et des éleveurs endettés jusqu’au cou. Un modèle qui use la terre et les hommes, pollue la mer et agit comme une toile d’araignée dans laquelle les paysans seraient prisonniers. Un modèle qui encourage l’agriculteur à s’agrandir et investir toujours plus, sous peine d’être mis de côté. Certains osent parler de mafia, d’autres d’esclave moderne. Le secteur est un poids lourd de l’économie locale. Il a des répercussions économiques, écologiques, sociales, politiques… C’est pour donner de la voix à ceux qui n’en ont pas que le journaliste s’est lancé dans cette enquête menée dans les coins les plus reculés de Bretagne. A peine publiée, elle a déjà fait réagir, parfois violemment.

Un élu breton vous accuse de « taper sur la Bretagne » avec votre enquête. Qu’avez-vous à lui répondre ?

Je n’ai pas voulu réagir à ses propos. Je m’y attendais. C’est bien la preuve de ce que raconte le livre. On ne peut pas remettre en cause le modèle breton. Celui qui le ferait serait un traître à l’économie bretonne, voire même à la Bretagne en général. C’est une rhétorique habituelle dans la région. Si on n’est pas dans le système, alors on devient son ennemi.


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Certains vous traitent déjà d’ennemi de la Bretagne…

Cette région, j’y ai grandi, je l’adore. La Bretagne, pour moi, c’est viscéral. Mais je souffre de la voir telle qu’elle est aujourd’hui. Mes parents étaient paysans, j’ai vu de véritables massacres, la disparition de la faune, de la flore. On a défoncé le pays à certains endroits, on a arraché des haies, asséché des zones humides, remembré des champs. Au nom de quoi ?

En Bretagne, des journalistes qui enquêtent sur l’agriculture ont récemment dénoncé des sabotages les visant. Avez-vous été subi des pressions ?

Non, aucune. Peut-être parce que je travaille pour Le Monde. Peut-être que c’est parce que c’est une étiquette qui protège. Je n’ai subi aucune intimidation. J’ai trouvé des portes fermées bien sûr, mais tout mon travail était de passer par la fenêtre. Il y a un effet bâillon évident dans la région, de gens qui ne veulent pas qu’on parle de ce qu’il se passe dans les fermes. Au fil de l’enquête, j’ai dû me découvrir un peu. J’ai commencé à me méfier de ce que je disais au téléphone, j’ai même plusieurs fois vérifié mes pneus de bagnole. C’est peut-être débile, mais ce qui est arrivé à Morgan Large a fait écho dans mon esprit. Tout au long de l’enquête, je l’avais dans la tête.

Pourquoi avez-vous décidé de publier ce livre ?

Cela fait plusieurs années que je traite des sujets agricoles. Je sentais qu’il y avait des choses à raconter. J’ai vu des paysans à bout de nerfs, au bord des larmes quand ils me parlaient de leur situation. Le système agricole breton est arrivé dans une impasse et il produit beaucoup de souffrance. Je le savais avant cette enquête parce qu’on entend parler de suicide, de pollution. Mais je ne pensais pas que la situation était aussi dramatique.



Dans votre ouvrage, vous évoquez « les ombres » qui s’en prennent aux paysans. De quoi parlez-vous ?

J’ai rencontré énormément de personnes qui m’ont raconté des choses graves. Des antibiotiques balancés dans le tank à lait, des vaches empoisonnées, des prairies grillées à l’herbicide, des refus bancaires, des lettres de menaces anonymes. On peut penser que c’est ça, le monde rural et la campagne. Mais il n’y a pas que ça. Il y a des gens organisés qui pourrissent la vie de certaines personnes qui les dérangent. Je ne pense pas que ce soit une coordination globale. Juste des gens qui veulent défendre une union sacrée autour de l’agro-industrie. En Bretagne, on a la sensation que tout le monde doit faire corps autour du modèle.

Avec ce livre, vous espérez changer quoi ?

Ce que j’aimerais, c’est libérer la parole. On a longtemps cru que l’on pourrait changer le modèle lentement et tranquillement. Je pense surtout qu’il y a un déni collectif, comme un secret de famille. La Bretagne ne se porte pas trop mal d’un point de vue général. Mais toutes les familles peuvent porter de lourds secrets. J’ai envie de faire entendre différentes voix, pas seulement celle de la FNSEA. J’en ai parlé avec certains hauts gradés du syndicat. Ils sont lucides, ils savent qu’il y a des choses à changer. Certains sont prisonniers de leur situation. Leur coopérative est à la fois leur client et leur créancier. Leur liberté de parole est donc relativement restreinte.

Selon vous, quelle serait la solution pour sortir du seul modèle productiviste ?

Certains se plaisent à critiquer ceux qui veulent un autre modèle en disant qu’on ne peut pas revenir à la charrette et aux bœufs. Mais personne ne souhaite ça, personne. Ce qu’il faudrait, c’est une planification rigoureuse pour sortir du modèle. Un plan sur plusieurs décennies où l’on mettrait les moyens et la méthode. Alors oui, il y aura de la sueur et des larmes mais c’est ça ou le chaos quand la terre va dire stop. C’est déjà le cas d’ailleurs. Il faut arrêter la course à la grandeur. Certains se tuent à travailler pour ne rien gagner. Avoir un grand tracteur, d’accord mais pour quoi faire ? L’agrandissement est parfois non maîtrisé. S’agrandir, mais pour faire quoi ? Pour aller où ?

«C’est pire que la Corse ici »

Parmi les centaines de citations que comporte l’ouvrage « Silence dans les champs », nous avons choisi de n’en retenir qu’une, qui résume bien le contenu du livre et la difficulté à enquêter sur ce sujet. Elle est signée d’un certain Clément, présenté comme un ancien salarié de l’agroalimentaire. « Ça fait quarante ans qu’on dit qu’il faut changer de méthode. Y’a des gens à qui ça profite, mais c’est pas les agriculteurs ! Pour le moment, on fait l’autruche. Il faut que les gens puissent entendre. Qu’on dise enfin la vérité. C’est pire que la Corse ici : il y a une omerta agroalimentaire. Ici, les gens gueulent derrière les murs des maisons. A l’intérieur. On ne les entend pas autrement. »

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