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Analyse

Révolution féministe ou écran de fumée ? Le Japon prêt à légaliser la pilule abortive

Les associations de défense du droit à l'avortement au Japon maintiennent la pression sur le gouvernement. (Source : Telegraph)
Les associations de défense du droit à l'avortement au Japon maintiennent la pression sur le gouvernement. (Source : Telegraph)
Le Japon s’apprêterait à autoriser l’interruption volontaire de grossesse par voie médicamenteuse. Le 27 janvier dernier, les experts du ministère de la Santé ont donné un avis favorable à la circulation de la pilule abortive, plus d’un an après la demande par un groupe pharmaceutique britannique, et plusieurs décennies après l’arrivée de ce médicament dans des pays comme la France et la Chine en 1988, le Royaume-Uni en 1991 ou les États-Unis en 2000. La décision finale du ministère est attendue d’un jour à l’autre, après un mois de février consacré à une campagne de consultation du public. Une autorisation de prescription pourrait avoir lieu aussitôt. Est-ce une avancée pour le Japon, encore classé cette année parmi les derniers pays du monde en matière d’égalité des genres par le Forum économique mondial ? Cet article défend la position contraire.
Actuellement, l’IVG au Japon est permise jusqu’à 22 semaines de grossesse. Elle n’est possible que par voie chirurgicale, les techniques pratiquées étant l’aspiration ou le curetage. En plus de celle de la patiente, l’approbation de l’époux est requise. L’opération n’est pas couverte par le système national de santé, l’évaluation du prix est donc laissée à la discrétion des différentes cliniques. Résultat : l’intervention coûte généralement entre 100 et 200 mille yens (soit entre 700 et 1 400 euros). Ce système soulève de nombreuses critiques, à plusieurs égards.
Commençons par le coût. Il serait l’un des plus élevés au monde, selon Sakiko Enmi, gynécologue-obstétricienne et directrice du Safe Abortion Japan Project. Or, comme le note l’organisation mondiale de la santé (OMS), un coût élevé fait partie, au même titre qu’une législation restrictive ou que la discrimination, des entraves à un IVG sans risque. De fait, un coût aussi élevé coupe l’accès de l’IVG aux femmes les plus précaires, aux jeunes et aux mineures, qui comptent pour une part importante de la demande. Par ailleurs, il est souvent ressenti comme une punition, souligne le docteur Sakiko Enmi.
Passons aux techniques utilisées. Non seulement la voie médicamenteuse, pourtant recommandée par l’OMS, est pour l’heure interdite dans l’archipel, mais le Japon a encore recours au curetage. Soit l’utilisation d’instruments pour gratter la surface de l’utérus et retirer tout élément qui y serait logé. Or l’OMS et de nombreux pays dont la France le reconnaissent : ce procédé comporte des risques importants de complications – hémorragies, perforations de l’utérus ou infections. Il peut entraîner dans les cas les plus graves la stérilisation ou le décès. Les pays développés l’utilisent donc de moins en moins, ce qui souligne le retard du Japon sur ce point.
Que penser maintenant de la nécessité pour les patientes d’obtenir le consentement écrit de leur partenaire ? En plus du Japon, seuls 10 pays dans le monde, dont la Turquie et l’Arabie saoudite, posent une telle condition. L’OMS comme l’ONU ont déjà demandé au Japon d’y mettre fin, en vain. Selon la loi, ce n’est qu’en cas de mariage fonctionnel que cet accord est nécessaire. Dans les faits, sauf en cas de viol hors mariage, les médecins demandent systématiquement l’aval du partenaire, marié ou non, sinon la preuve de son décès ou de sa disparition. Depuis mars 2021, il n’est certes plus nécessaire de fournir cette approbation dans les cas de violences domestiques ou de mariages dits « dysfonctionnels » (séparation géographique, adultère). Une règle floue et incomplète, critiquent les associations de soutien aux victimes de violences domestiques. Faut-il fournir un rapport de police, un témoignage ou la preuve d’un appel à des associations d’aide ? Ce n’est pas précisé. Par ailleurs, demander de prouver l’existence de violences domestiques, c’est ignorer que le stigmate autour de la question empêche bien souvent les victimes d’en parler, même autour d’elles. Faute de progrès, les cas de femmes n’ayant pas obtenu de consentement et ne pouvant procéder à l’intervention se multiplient. Le quotidien britannique The Guardian rapportait en mai 2022 l’affaire d’une jeune femme de 21 ans non mariée, condamnée pour homicide après que le corps de son bébé a été retrouvé abandonné dans un parc. N’ayant pas obtenu l’approbation du père, alors injoignable, elle avait été forcée d’aller au terme de sa grossesse.
En 2020, selon le ministère de la Santé, 145 340 Japonaises ont eu recours à l’avortement. Pour référence, la France, malgré une population moindre, compte chaque année plus ou moins 200 000 IVG.

Comment en est-on arrivé là ?

Le Japon n’a pas de tradition d’opposition à l’avortement, ni de religions qui y soient hostiles. Auparavant, la population y avait d’ailleurs recours de façon plus libre, comme en atteste des témoignages de cette pratique dès le XIIIème siècle. L’histoire de l’accès à l’IVG dans l’archipel est jalonnée d’opportunismes politiques, entre visions natalistes et contextes économiques difficiles. Résultat, le Japon a tantôt été précurseur mondial dans le domaine, tantôt en retard sur la scène scientifique et politique internationale.
Les premières interdictions datent de la moitié du XIXème siècle, fruits de politiques de natalité, alors que la taille de la population commence à être associée au poids militaire et diplomatique d’un pays. En 1880 naît le tout premier code pénal : l’avortement devient un crime. Sa mise à jour en 1907 durcit les sanctions.
Le premier XXème siècle est, lui, marqué par un combat d’idées entre les militaristes pro-natalité au pouvoir et les défenseurs des droits des femmes. Quelques exceptions cependant à cette criminalisation : en 1923, l’avortement est autorisé si la vie de la mère est en danger et en 1948, pour les cas de viol ou si la vie du fœtus est menacé. Il est alors question d’eugénisme, comme le laisse deviner le nom de la loi qui contient cette disposition.
Il faut attendre la sortie de la Seconde Guerre mondiale pour que la plus grande avancée ait lieu. Le Japon affronte alors un défi démographique : tandis que 10 millions de personnes sont exposées à la famine en 1946, la natalité explose avec 11 millions de naissances entre 1945 et 1950. Après plusieurs décennies d’encouragement à la procréation pour soutenir les ambitions militaristes, avec même une interdiction pure et simple de toute forme de contraception en 1941, la population japonaise se retrouve démunie. Les avortements clandestins se multiplient, au détriment de la santé des femmes ; la mortalité infantile est en hausse. En 1949, pour répondre à cette situation de crise, la loi eugéniste de 1948 est amendée : le Japon devient l’un des premiers pas à autoriser l’IVG pour des raisons économiques.
Un bond de la demande inquiète cependant le gouvernement. Dès 1951, il se lance dans une large politique de planification familiale, thème d’ailleurs de la première conférence internationale au Japon après la guerre. En 1952, toutes les institutions de santé doivent se doter de centres de conseil chargés d’éduquer à la contraception – seul le préservatif est autorisé à cette date, fourni à bas coût et distribué aux foyers les plus pauvres. Dans les années 1960 et 1970, les politiques de planification familiale produisent leurs effets : le recours à l’IVG baisse et le taux de contraception augmente – plus de 50 % des femmes mariées en âge de procréer au début des années 1970. De son côté, la population active jeune diminue elle aussi. Peu à peu, le gouvernement se désintéresse de cette politique, et en confie la responsabilité aux associations.
Dans les années 1980, face à la baisse de la natalité des campagnes sont lancées au parlement pour restreindre l’accès à l’avortement. Stimulées par le mouvement international pour les droits des femmes, les associations nippones se mobilisent pour que la planification familiale soit un droit à la santé et à la reproduction, et non plus un outil de contrôle de la population. Le gouvernement perd de sa latitude, et n’a d’autre moyen d’action que le maintien du statu quo, en ignorant les critiques grandissantes sur les modalités de l’avortement. En 1996, les lois eugénistes sont abrogées, et les exceptions à l’interdiction de l’avortement sont inscrites sans modification dans la Loi de Protection maternelle. Depuis, rien ne bouge. Pas découragées, les associations ont poursuivi leurs campagnes pour réduire les coûts liés à l’IVG ou mettre fin au consentement obligatoire du partenaire, avec la dernière en date lancée dans la foulée de l’annulation de l’arrêt Roe vs. Wade aux États-Unis – mais sans résultat.

L’IVG médicamenteuse : révolution au écran de fumée ?

Dans un tel contexte, il est facile de voir l’arrivée de la pilule abortive comme une révolution dans la pratique de l’IVG au Japon. Il s’agit d’une prise double, à réaliser dans les 63 premiers jours de grossesse (9 semaines). Un premier médicament bloque les hormones qui maintiennent la grossesse ; un deuxième, à prendre 48h plus tard, fait se contracter l’utérus, évacuant son contenu. Les essais cliniques réalisés au Japon sur 120 femmes ont révélé 93,3 % de chance de réussite en 24h. Près de 60 % des patientes ont connu des effets indésirables – saignements, crampes abdominales ou vomissements – mais de façon modérée dans le pire des cas. Le prix d’un de ces médicaments dans le monde varie de 8 à 16 euros, portant le total de la prise de 16 à 32 euros. Au total, moins de risques pour la santé des patientes, qui évitent un passage par la chirurgie, et des coûts réduits, pour la même raison.
Mais c’est sans compter sur les garde-fous prévus par la Loi de Protection maternelle, directement hérités des dispositions de 1948. En mai 2022, Yasuhiro Hashimoto, secrétaore à l’Enfance et à la Famille au ministère japonais de la Santé, fait état devant le Parlement des discussions sur la circulation de la pilule abortive. L’obligation du consentement du partenaire, déclare-t-il, s’appliquera dans le cas de l’IVG médicamenteuse. En janvier dernier, citant l’obligation prévue par la loi d’un encadrement par une institution médicale pour toute procédure d’IVG, le ministère évoque la possibilité d’une hospitalisation forcée pour toute prise de la pilule abortive. Étant donné le délai entre la prise des deux pilules qui constitue le traitement, les hospitalisations deviendraient de fait plus longues que ce qui est nécessaire pour une intervention chirurgicale, explique le docteur Tsugio Maeda à la BBC, fin janvier. Cela ajouté au prix des médicaments, non pris en charge, l’IVG médicamenteuse deviendrait plus chère qu’une opération.
Les associations de défense du droit à l’IVG ont lancé des campagnes pour demander au gouvernement de réguler le coût de ce traitement. La collecte de commentaires publics organisée par le ministère du 1er au 28 février derniers, a aussi été l’occasion de grandes campagnes d’information de la part des associations. Auront-elles un impact décisif ? Difficile de le croire. D’un côté, le gouvernement japonais a l’air décidé à camper sur ses positions. De l’autre, l’opinion publique n’est ni informée par les médias sur l’existence de cette campagne, ni sensibilisée à l’école par un programme d’éducation sexuelle obligatoire.

Qu’en est-il de la contraception ?

Au Japon aujourd’hui, le premier moyen de contraception, c’est le préservatif. Longtemps seule technique contraceptive disponible dans le pays, il est familier, bénéficie d’une bonne image pour lutter contre les IST, facile d’accès et peu cher. En 2000, il était le choix de contraception de 3 Japonais sur 4.
La pilule contraceptive, à l’inverse, est laissée pour compte : seules 3 % des Japonaises y ont recours. À raison : autorisée tardivement – en 1999, 40 ans après sa mise en circulation aux États-Unis et plus de 20 ans après les premières demandes informelles au gouvernement japonais -, elle est fournie uniquement sur ordonnance et n’est pas remboursée (2 000 à 3 000 yens par mois, soit 13 à 20 euros). Sans compter les longues campagnes contre son utilisation par les médecins dans les années 1980 et 1990, et peut-être encore aujourd’hui. Certaines études citées par la JICA, l’Agence japonaise de coopération internationale, soupçonnent les médecins de s’y opposer même dans le cadre de la consultation, pour protéger l’entrée d’argent que l’IVG représente pour la profession. Elle est aujourd’hui en circulation à condition d’être toujours accompagnée d’un livret explicatif. La pilule du viagra, acceptée la même année, seulement 6 mois après la demande de mise en circulation, et qui contrairement à la pilule contraceptive n’avait pas été accusée risquer une détérioration des mœurs, n’est pas soumise à une telle règle.
Quant à la pilule de contraception d’urgence, ou pilule du lendemain, elle a été approuvée en 2011. Mais elle subit des encadrements lourds qui gênent son recours. Disponible sur ordonnance uniquement, elle coûte entre 6 000 et 20 000 yens (de 40 à 190 euros) et n’est pas non plus remboursée. C’est en outre le seul médicament au Japon qui doit être pris en présence d’un praticien. En 2017, le ministère avait lancé une campagne de commentaires publics sur sa libre mise en circulation. Résultat, pas moins de 92 % d’avis favorables. Mais cela n’a pas suffi. Le Ministère a préféré maintenir le statu quo, évoquant l’opposition de nombreux gynécologues – le médicament serait soi-disant inefficace et le public ignorant -, des craintes sur une potentielle chute de l’utilisation des préservatifs et donc une hausse des IST, ainsi que sur une détérioration des mœurs.
L’arrivée de la pilule abortive fera peut-être gagner au Japon quelques rangs dans le « Rapport mondial 2023 sur les inégalités de genre » publié par le Forum économique mondial. Mais les Japonaises resteront perdantes. Difficile de leur imaginer une porte de sortie quand on sait que l’IVG au Japon n’est pas une question religieuse comme en Occident, mais une question de contrôle pur et simple du corps des femmes. Aujourd’hui, l’archipel connaît un défi de décroissance démographique qu’il n’est plus nécessaire d’expliquer. Par le contrôle de l’accès à l’IVG, les femmes japonaises pourraient bien en faire les frais.
Par Sarah Chloé

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A propos de l'auteur
Après des études en science politique et géopolitique, Sarah s’est spécialisée sur la zone du Nord-Est asiatique, en suivant un parcours d’études japonaises et en apprenant le coréen. Aujourd’hui traductrice free-lance, elle continue de s’intéresser aux différentes évolutions politiques de cette région.