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Au moins 150 civils massacrés dans le nord du Burkina Faso

Un peu plus d’une semaine après une attaque jihadiste au nord de Ouahigouya, des troupes de la junte burkinabè d’Ibrahim Traoré ont répliqué en massacrant au moins 150 civils. Le procureur du Faso, qui évoque une soixantaine de victimes, a lancé un appel à témoins.
par Agnès Faivre
publié le 23 avril 2023 à 19h05
(mis à jour le 24 avril 2023 à 9h32)

«Aïd Moubarak !» Dès vendredi 21 avril au matin, les vœux de «bonne fête» affluaient sur les réseaux sociaux burkinabè pour célébrer la fin du mois de ramadan. Une parenthèse dans le tourment et les violences quotidiennes. Un moment de partage, aussi, en famille, entre voisins, musulmans ou non. «Rupture de jeûne interconfessionnelle, intercommunautaire et intergénérationnelle !» exaltaient certains messages accompagnant des photos partagées sur WhatsApp.

Mais à Karma et dans d’autres villages de la commune de Barga, à 35 km au nord-est de la grande ville du nord, Ouahigouya, la fête a tourné au bain de sang. Environ 150 civils, selon un premier bilan recueilli auprès de sources locales, ont été exécutés par des forces de défense et de sécurité (FDS). «Une hécatombe», lâche un ressortissant de Karma, localité de moins de 400 habitants, où tout a commencé jeudi matin. «Aux environ de 7h30, des centaines d’hommes en tenue militaire ont encerclé le village qui s’étire sur plus de deux kilomètres. Les gens ont commencé à applaudir, car ils les considèrent comme des sauveurs. Mais ces soldats sont venus avec une mission que Dieu seul connaît, poursuit-il. Ils ont tué presque la moitié du village.»

Selon son récit, les habitants ont été regroupés dans les cours des concessions, avant d’être abattus «à bout portant» ou parfois dans leurs maisons, dont certaines ont été incendiées. D’autres ont été exécutés alors qu’ils étaient «en train de ramasser des mangues». Seuls quelques «militaires sensibles» ont tenté de protéger des villageois. Plus de 120 personnes ont péri selon lui, «dont des vieillards, des enfants et des femmes». D’autres proches de ces familles avancent un bilan approchant 200 morts. Contactées, les autorités burkinabè n’ont pour l’instant pas réagi.

Dimanche soir, dans un communique, Lamine Kaboré, Procureur du Faso, a indiqué qu’« une soixantaine de personnes auraient été tuées par des personnes arborant des tenues de nos forces armées nationales ». « Saisi de ces faits dont la gravité est avérée », il a « donné les instructions nécessaires (...) en vue de les élucider et d’interpeller toutes les personnes qui y sont impliquées ».

Le Procureur a lancé « un appel à toutes les personnes qui disposeraient d’informations sur ces faits » à « en faire la dénonciation ».

«Les FDS avaient reçu pour instruction de ratisser»

«C’était la veille de la fête [de l’Aïd-el-Fitr], complète l’une d’elles. Des hommes partis faire l’orpaillage en Guinée ou en Côte d’Ivoire et des volontaires pour la défense de la patrie [VDP, supplétifs civils de l’armée, ndlr] étaient revenus pour l’occasion. La plupart d’entre eux ont été assassinés.» Les FDS auraient quitté la zone entre 14 heures et 15 heures selon les témoignages. Mais ces exécutions sommaires se sont poursuivies dans des localités voisines. Samedi 22 avril, au moins trois villageois de Dingri ont été tués par des VDP, selon une famille de la zone qui s’est échappée. A l’instar de nombreuses autres, qui affluent encore à Ouahigouya à moto, à pied, en tricycle ou en charrette.

Barga s’était totalement vidée de sa population sous la pression des jihadistes d’Ansarul Islam (affilié au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, dans le giron d’Al-Qaeda) qui règnent en maître dans les zones rurales du nord de Ouahigouya, frontalières avec le Mali. Mais les 20 villages de la commune, dont Karma, désertés par l’administration, étaient restés habités. «Il semble que les FDS avaient reçu pour instruction de ratisser, mais peut-être ne savaient-ils pas que des villageois étaient encore là», avance une source humanitaire.

Opération de représailles

Le 15 avril, une base des VDP à mi-chemin entre Ouahigouya et Barga avait été attaquée par des groupes jihadistes. Ce camp situé à Aoréma, proche d’un aérodrome, marquait une avancée significative des FDS dans des zones sous influence ennemie, et avait été instauré depuis quelques semaines. L’assaut a tué 8 soldats et 32 volontaires, selon le gouvernement. Des sources sécuritaires convergent de leur côté sur un bilan de plus de 75 morts, dont une majorité de VDP.

L’une d’elles avance l’hypothèse d’une opération de représailles, conduite par le Bataillon d’intervention rapide. Six unités de ce type ont été créées par un décret du 14 novembre 2022 signé du capitaine Ibrahim Traoré, chef de la junte au pouvoir depuis le coup d’Etat du 30 septembre. Basées à Ouagadougou, elles ont notamment pour mission d’«intervenir le plus vite possible et le plus en avant en privilégiant la mobilité et la puissance de feu face à toute menace». Vers 4 heures du matin jeudi, un habitant de Ouahigouya indique avoir vu une impressionnante colonne de FDS traverser la ville, en provenance de la capitale.

Si de nombreuses exactions de FDS et VDP contre les Peuls (traditionnellement éleveurs), associés aux jihadistes, sont documentées au Burkina, c’est la première fois qu’un tel nombre de Mossis (traditionnellement agriculteurs), communauté majoritaire et surreprésentée dans l’élite politique et économique, est exécuté. «[Dites] à Ibrahim Traoré que le village de Karma, qui a été rayé de la carte du Burkina, l’aimait», se lamente sur Facebook un ressortissant de ce village «réduit en cendres».

Mis à jour le 24 avril 2023 à 09h35 avec communiqué du Procureur du Faso.

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