Christelle Taraud, historienne : “À chaque pic de résistance des femmes, on voit immédiatement croître le nombre de féminicides”

Christelle Taraud est historienne, spécialiste des questions de genre et de sexualité(s) dans les espaces coloniaux, mais aussi des féminicides. Pour TelQuel, elle décrypte cette “pandémie mondiale” que sont les meurtres de femmes… parce qu’elles sont femmes.

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Christelle Taraud Crédit: Anne-Christine POUJOULAT / AFP

Le terme “féminicide” est assez récent, quelles réalités recouvre-t-il ?

L’historienne française a coordonné Féminicides, une histoire mondiale, une somme de près de 1000 pages publiée en 2022, pour comprendre le continuum de violences qui s’exerce contre les femmes depuis la préhistoire.Crédit: DR

Le terme en lui-même date du début des années 1990. Mais dès les années 1970, le terme “fémicide” qualifiait le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme, commis par un partenaire intime ou par un homme de sa parenté. La définition s’est ensuite élargie.

Les féminicides de Ciudad Juarez (dès les années 1990, ndlr) entrent dans la catégorie génocidaire, puisque la définition du génocide de 1948, c’est la destruction en totalité ou en partie d’un groupe cible sur un critère spécifique : on cible les femmes en tant que femmes. C’est un crime d’État, un crime sociétal, un crime familial, un crime individuel.

On a pris conscience que le féminicide était polymorphe et qu’il s’agissait d’une pandémie mondiale. Les hommes ont toujours tué des femmes parce qu’elles sont des femmes, quelles que soient les époques et quels que soient les lieux.

On trouve des féminicides du paléolithique jusqu’à aujourd’hui, sur les cinq continents. Il n’y a pas plus de féminicides aujourd’hui, il y en a toujours autant. C’est juste qu’ils passent moins sous les radars, on essaie de les compter et on en parle différemment. Ce qui ne se voyait pas avant nous explose à la figure.

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Comment s’effectue le comptage et qu’inclure dans les féminicides ?

Personnellement, je suis pour un comptage maximal. Les catégories classiques sont les féminicides par partenaire intime et par homme de la famille. Mais en plus de ça, je crois qu’il faut faire entrer les meurtres lesbophobes, les meurtres transphobes, les meurtres putophobes, parce que les travailleuses du sexe, c’est une catégorie qui est particulièrement victime de ces violences féminicidaires.

Intégrer aussi les femmes qui meurent à la suite d’une mutilation sexuelle, d’un avortement forcé ou d’un avortement clandestin. Pour moi, ne pas mettre en place des politiques qui permettent aux femmes d’avorter dans de bonnes conditions, ça participe d’un féminicide d’État.

Inclure aussi des femmes qui se suicident pendant ou après une relation coercitive. C’est le crime parfait pour un féminicidaire, d’arriver à ce que le féminicide ne soit pas commis par lui, mais par sa victime. C’est génial parce qu’en plus, il peut activer l’hystérie, la pathologie mentale, etc., alors que tout ça, c’est le produit de la relation toxique.

Le sujet des féminicides est encore peu abordé au Maroc, que ce soit dans la presse ou au sein des associations qui luttent contre les violences masculines. Est-ce tabou ?

C’est tabou dans toutes les sociétés, parce que ça a été un impensé pendant trop longtemps. C’est un problème de conscientisation. En France, on a pris en compte la question du féminicide en tant que tel il y a peu.

Bien sûr, on en parlait déjà dans les cercles militants ou de la recherche féministe, mais c’est devenu un problème sociétal très récemment. Et on trouve encore des journalistes qui classent les féminicides dans la rubrique “fait divers”, malgré un travail de fond pour montrer que le problème est systémique.

Mais je suis assez optimiste parce qu’à partir du moment où les cercles féministes, la recherche et les associations de terrain prennent conscience du problème et travaillent la société, il émerge assez vite.

Dans l’imaginaire collectif, le féminicide est encore vu comme un “coup de sang”, un acte isolé. Comment sortir de ce discours ?

Le continuum féminicidaire est un outil que je trouve très précieux, car il détruit l’idée que le féminicide est un acte spontané, une perte de contrôle de l’homme. (Au passage, je trouve très intéressant ce discours alors qu’on met toujours en avant le fait que ce sont les femmes qui sont dans la perte de contrôle, qui ne maîtrisent pas leurs émotions et leurs nerfs… Or on voit bien que ce ne sont pas les femmes qui tuent les hommes. Certaines contradictions sont quand même assez fascinantes.)

Quand on regarde la biographie des victimes, on s’aperçoit que c’est toujours inscrit dans une très, très longue histoire de violences, qui peuvent être physiques, psychologiques, symboliques, sexuelles. Il n’y a pas forcément tout le spectre, mais souvent plusieurs formes de violences qui se sont articulées dans un processus qui est allé crescendo.

“On s’est aperçu que la grossesse pouvait être un facteur déclenchant de féminicides, parce que l’homme qui, jusque-là, était le roi de sa femme, ne l’est plus forcément”

Christelle Taraud

Ça commence par des reproches qui paraissent anodins et que souvent, d’ailleurs, les femmes victimes ne perçoivent pas comme le signe qu’il faudrait commencer à se poser des questions sur la relation. Le meurtre est la dernière étape et s’inscrit toujours dans certains contextes.

Par exemple, on s’est aperçu que la grossesse pouvait être un facteur déclenchant de féminicides, parce que l’homme qui, jusque-là, était le roi de sa femme, ne l’est plus forcément. Et pour certains, c’est insupportable. Idem quand une femme menace de quitter un homme ou le quitte, c’est un facteur de féminicide. On voit bien, à travers ces exemples, qu’on est vraiment face à des crimes de propriétaire, et qu’ils ne sont pas du tout spontanés.

Cette idée de propriété des hommes sur les femmes se trouve encore dans certaines lois…

Et même quand ce n’est plus le cas, l’esprit de la loi continue de travailler le corps social… En France, pendant très longtemps, il était inscrit dans le Code civil que “la femme est la propriété de l’homme”, et par extension les enfants aussi, évidemment.

Aujourd’hui, dans une cour d’assises, il n’est pas rare d’entendre un féminicidaire justifier ses actes en disant: “Elle n’avait pas le droit de me quitter. Elle n’avait pas le droit de partir avec mes enfants. Elle était à moi.” Cela traduit bien la chosification des femmes, qui sont là pour servir les hommes dans toutes les composantes de leur vie : soin émotionnel, affectif, domestique, reproductif, sexuel…

Quand elles refusent cela, même partiellement, même de manière extrêmement douce et mesurée, c’est pris comme une attaque, comme une agression contre leur statut. Et ça conduit bien évidemment, encore une fois, à des punitions qui sont plus ou moins graves selon les contextes.

Mais prendre une gifle parce que tu as répliqué, en fait, ce n’est pas très différent en substance que de te faire tuer parce que tu as quitté le domicile conjugal. C’est la même logique.

… et dans des textes religieux.

Le régime patriarcal, c’est une forme d’incarnation du divin dans l’homme. C’est d’ailleurs ce que toutes les religions, en particulier monothéistes, qui sont ultra patriarcales, ont posé de manière extrêmement claire : l’homme règne sur le monde. La masculinité hégémonique utilise tous les ressorts qui sont à sa disposition pour assurer la légitimité de son discours, donc le religieux aussi.

Et quand le religieux disparaît ou est marginalisé comme en France, qui est quand même une nation très sécularisée, reste le vieux fond patriarcal qui s’est nourri pendant très longtemps de religion, et qui se nourrit maintenant d’autres choses.

Il y a une très forte mutabilité dans le patriarcat : il utilise tout, tout le temps, c’est fou. Au Maroc, vous avez la triple peine : la question religieuse qui est très prégnante ; la question légale, malgré quelques avancées ; et la question sociétale. Les trois niveaux s’interpénètrent.

En contexte très patriarcal, le nombre de féminicides aurait-il tendance à être supérieur ?

Le féminicide répond à une logique de coercition et de punition. À chaque fois qu’il y a un pic de résistance des femmes dans un pays, on voit immédiatement croître le nombre de féminicides. À l’inverse, moins les femmes résistent, moins il y a de féminicides. Si les femmes résistent peu ou pas du tout, il n’y a pas nécessité d’aller jusqu’au crime.

Comment expliquer que seuls les cas de féminicides aux modes opératoires les plus sordides soient médiatisés ?

“Le surmeurtre, c’est l’attaque identitaire. Ils ne se contentent pas de tuer les corps physiques des femmes, ils veulent les détruire en totalité”

Christelle Taraud

Dans la grande majorité des cas de féminicide, il y a surmeurtre. C’est une récurrence qui est liée à la nature même du crime, parce que le surmeurtre, c’est l’attaque identitaire. Ils ne se contentent pas de tuer les corps physiques des femmes, ils veulent les détruire en totalité.

Le surmeurtre est essentiel à tous les processus génocidaires qui sont des massacres identitaires de masse. C’est ça dont il est question. Si c’est un pétage de plomb spontané, la personne prend un objet dans son salon, tape sa victime. Elle meurt, il appelle la police. C’est un meurtre. Ce n’est pas prémédité. Mais étrangler sa femme, la couper en morceaux, prendre le temps d’amener les morceaux dans des sacs poubelles, pour les disperser dans plusieurs endroits, ce n’est pas la même chose.

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