"Barrez-vous !" : en Russie, des plates-formes en ligne pour fuir le front

Parade militaire pour le 77e anniversaire de la victoire de 1945, 7 mai 2022, Moscou, Russie. ©Getty
Parade militaire pour le 77e anniversaire de la victoire de 1945, 7 mai 2022, Moscou, Russie. ©Getty
Parade militaire pour le 77e anniversaire de la victoire de 1945, 7 mai 2022, Moscou, Russie. ©Getty
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Comment éviter d’être envoyé au front, en Ukraine ? C’est la question que se posent des milliers de jeunes Russes, alors que la contre-offensive ukrainienne se profile.

En septembre dernier, Vladimir Poutine avait annoncé une "mobilisation partielle" provoquant la fuite à l’étranger de centaine de milliers de personnes. Des craintes ravivées en Russie avec le vote, le 11 avril dernier, d'une nouvelle loi permettant de mobiliser les réservistes par voie électronique. Nous avons pu recueillir le témoignage d’un jeune Russe qui a décidé de fuir bientôt le pays.

Roman [son prénom a été changé] a accepté de nous parler, à condition de préserver son anonymat. "Vous parler de tout cela, d’ici, tombe désormais sous le coup de la loi", avance-t-il prudemment via le réseau social Telegram. À 28 ans, cet éducateur, ingénieur de formation, vit dans une grande ville de Russie. Pacifiste, il a tout fait jusqu’à présent pour éviter de faire son service militaire, allant jusqu’à payer un pot de vin en 2019 – l’équivalent alors de 250 euros. "Je suis passé, reconnaît-il, par un réseau de corruption. En fait, j’ai payé pour qu’on m’oublie. Disons… qu’ils ont perdu mes papiers !"

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Avant la guerre, le service militaire était obligatoire en Russie de 18 à 27 ans. Mais depuis, la loi a changé : les jeunes Russes doivent servir entre 18 et 30 ans. Roman le sait : à 28 ans, il ne pourra donc pas échapper à la vague d'appels du mois d'octobre. "Je me sens dupé, explique-t-il. Parce que tu planifies ta vie, tu as envie de te réaliser. Mais au final, ils te trompent, et tu deviens un jouet, le pion d’un immense jeu sanglant et inutile. C’est pour cela que je veux fuir." Le jeune homme prévoit de quitter le pays, in extremis, en septembre prochain, direction : la Moldavie.

En septembre dernier, Vladimir Poutine avait annoncé une « mobilisation partielle » provoquant la fuite à l’étranger de centaine de milliers de personnes.
En septembre dernier, Vladimir Poutine avait annoncé une « mobilisation partielle » provoquant la fuite à l’étranger de centaine de milliers de personnes.
© Getty
40 min

La mobilisation électronique, une mort sociale

Avec la mobilisation électronique, il sera bientôt presque impossible pour les jeunes Russes d'éviter les convocations. Elles devraient arriver directement sur une plateforme de service public que tout le monde utilise en Russie. "On a bénéficié de très bons services en ligne et confié toutes nos données sur cette plateforme, explique Roman, amer. Et maintenant, ils vont s’en servir contre nous."

Ouvert ou non, lu ou pas, le document sera considéré comme reçu dans tous les cas par les autorités. "Pour l’instant, ce n’est pas en fonction. Mais quand cela va être le cas, on le saura vite, et ce sera effrayant. Cela va aller vite et ce sera le début des ennuis." Une fois que le document sera considéré comme reçu par les autorités, il ne sera plus possible pour la personne concernée d'emprunter de l'argent auprès des banques, ni de vendre ou d'acheter une voiture ou un appartement : ne pas se présenter au bureau de recrutement signera une sorte de mort de sociale.

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Des chaînes Telegram pour éviter le front

Pour éviter le bureau de recrutement et d’être envoyé par la suite au front, des milliers de jeunes Russes peuvent trouver de l’aide via des plates-formes spécialisées en ligne. Des groupes qui ont fleuri sur le réseau social Telegram – très prisé en Russie –, comme "Идите лесом" Как избежать мобилизации FAQ - Идителесом (iditelesom.org), lire "iditié lessom", que l’on peut traduire en français de la façon suivante : "Barrez-vous dans les bois." Créé au lendemain de la mobilisation, il regroupe aujourd'hui des centaines de volontaires, des juristes, des psychologues, disponibles sept jours sur sept. Depuis le début du conflit, le groupe, fort de 50 000 abonnés, a aidé 8 000 personnes à éviter l'armée et reçoit en ce moment 600 à 700 appels par jour.

Grigory Sverdlin, réfugié en Géorgie depuis le début de la guerre, est à l'origine de l'initiative. "Malheureusement, explique-t-il, il n'y a presque plus de moyens légaux d'éviter d'être convoqué. Donc, comme avant, nous recommandons de ne pas aller dans les bureaux de recrutement, de ne pas vivre là on vous êtes domicilié, de faire une procuration chez le notaire au nom de vos amis proches ou à celui de membres de votre famille. Au cas où on vous mobilise, que vous ayez un représentant légal. Nous recommandons de faire un transfert de vos biens au nom de vos proches ou à des amis, pour que vous ne perdiez pas la possibilité de les gérer. Voilà. Ce sont les recommandations essentielles. Pour le reste, il n'y a pas de généralité, cela dépend des cas personnels."

Pour éviter le bureau de recrutement et d’être envoyé au front, des milliers de jeunes Russes peuvent trouver de l’aide sur le réseau social Telegram.
Pour éviter le bureau de recrutement et d’être envoyé au front, des milliers de jeunes Russes peuvent trouver de l’aide sur le réseau social Telegram.
© AFP

Ne le dire à personne

En attendant de quitter la Russie, Roman, lui, ne peut confier à personne ou presque sa volonté de fuir le pays. "Non, je ne peux pas le faire, c’est dangereux. Il faut que je choisisse mes mots, je dois parler au second degré. Si je me trouve avec quelqu’un qui partage mes points de vue, nous communiquons avec beaucoup de précautions, nous nous soutenons, mais cela ne dépasse pas ce cadre." Alors que les autorités russes s'en défendent, Roman, lui en est persuadé : il y aura bientôt, dit-il, une deuxième vague de mobilisation.

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