“Disparition” du journaliste ukrainien Dmytro Khyliuk en Russie : enquête sur un mensonge d’État

Reporters sans frontières (RSF) a pu obtenir plusieurs témoignages inédits qui confirment que le correspondant de l’Agence ukrainienne d'information indépendante (UNIAN) a bien été enlevé par les forces russes et reste, depuis, détenu en Russie malgré les dénégations répétées du pays. Sa famille était sans nouvelle de lui, à l’exception d’une petite note écrite de sa main en avril 2022.

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Dmytro Khyliuk n’a pas disparu. Et la Russie s’enferme dans ses mensonges sur le sort du journaliste ukrainien. RSF a obtenu cinq témoignages exclusifs qui permettent de retracer le parcours du reporter depuis son arrestation le 3 mars 2022 dans son village au nord de Kyiv jusqu’à son incarcération et les interrogatoires musclés qu’il subit dans une prison russe située près de la frontière ukrainienne.

C’est un petit bout de papier, à peine plus gros qu’une enveloppe. Les parents de Dmytro Khyliuk le gardent précieusement. Leur fils, journaliste, y a laissé un message laconique écrit de sa main le 14 avril 2022 : “Mes chers parents, je suis vivant. Je vais bien.” L’écriture est bien la sienne. Le correspondant de l’Agence ukrainienne d'information indépendante (UNIAN) a été enlevé avec son père par les forces russes un mois et demi plus tôt dans le jardin de la maison familiale de Kozarovychi. Ce village situé à 40 km au nord de Kyiv a été rapidement occupé après l’offensive du 24 février. Ces quelques mots, certainement écrits à l’intérieur d’une prison russe alors non identifiée, ne parviendront à la famille qu’en septembre. Depuis, plus rien. Aucune information n’a filtré sur le sort du journaliste ukrainien.

RSF / Patrick Chauvel

Sollicité à plusieurs reprises par des proches de Dmytro Khyliuk, Moscou s’est enfermée dans le déni ou les réponses évasives. Dans un courrier daté du 19 janvier 2023 consulté par RSF, le ministère de la Défense de la fédération de Russie estime n’avoir à donner aucune information à qui que ce soit concernant les détenus ukrainiens liés à son “opération spéciale”, à l’exception du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Dans cette lettre, les autorités russes assurent par ailleurs “respecter de manière inconditionnelle le droit humanitaire international”. Un mensonge.

Le CICR n’a pour l’instant jamais eu accès aux centaines de prisonniers ukrainiens du centre de détention préventive n°2 de Novozybkov, une petite ville du sud-ouest de la Russie située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière ukrainienne où RSF a retrouvé la trace du journaliste. Cette impossibilité d'accès constitue une violation de l’article 126 de la convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre. Une avocate russe représentant les intérêts de Dmytro Khyliuk s’est exposée au même refus lors de son arrivée à la prison l’année dernière.

“Ils font comme s'il n’existait plus”



Dans une autre lettre officielle datée du 12 janvier 2023 dont nous avons pris connaissance, le comité d’enquête de la Fédération de Russie, le principal organe du pays chargé des investigations dans les institutions fédérales du pays, prétend “ne pas avoir d’information à propos de poursuites criminelles” contre Dmytro Khyliuk. Officiellement, le journaliste n’est donc ni détenu, ni poursuivi. Ils font comme s'il n’existait plus”, résume Tatiana Katrychenko, coordinatrice de la Media Initiative for Human Rights (MIHR), une organisation de la société civile qui a suivi le cas de Dmytro Khyliuk.

Au cours de plusieurs semaines d'enquête, RSF a recueilli plusieurs témoignages inédits permettant de retracer le parcours du journaliste depuis son arrestation le 3 mars 2022 en Ukraine jusqu’à son incarcération en Russie. “Ces témoignages constituent autant de preuves d’une disparition forcée et d’un mensonge d’Etat”, déclare le responsable du bureau d'investigation de RSF Arnaud Froger.

Le 3 mars 2022, des soldats russes arrêtent Dmytro Khyliuk et son père dans le jardin de leur maison. Il relâchent finalement ce dernier 8 jours plus tard mais gardent le journaliste dans plusieurs lieux transformés en prisons de fortune. L’aéroport d’Hostomel qu’ils occupent dès le début de l’offensive en fait partie. De très nombreux prisonniers y ont transité. Ils y sont retenus dans d'immenses réfrigérateurs industriels... Un soldat ukrainien interrogé par RSF affirme y avoir transité en même temps que Dmytro Khyliuk à partir du 12 mars.  

À la même période, un agent des services de renseignement ukrainiens interviewé par RSF, Yuri, est également arrêté et fait prisonnier. Le 21 mars, lorsqu’il est transféré au centre de détention préventive n°2 de Novozybkov, une petite ville du sud-ouest de la Russie située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière ukrainienne, Dmytro Khyliuk est déjà sur place. L’appel des prisonniers a lieu deux fois par jour. Le couloir du bâtiment principal résonne. Yuri y mémorise les noms que les détenus ukrainiens sont contraints de prononcer à voix haute face à leurs geôliers.”Khyliuk” en fait partie. 

Des détenus interrogés, frappés et coupés du monde extérieur

Autre témoignage exclusif, celui d’un ancien prisonnier qui se trouvait dans la cellule voisine du journaliste. Ce soldat, qui préfère rester anonyme, a livré des détails très précis sur la situation de Dymtro Khyliuk. Selon lui, le reporter a d’abord occupé d’abord une cellule collective de l’ancien bâtiment de la prison avec au moins une dizaine de personnes avant d’être transféré dans la cellule 42, sans doute au mois d’avril 2022. Il est alors rapidement  placé à l’isolement, au moins jusqu’à la fin du mois de mai. Les “forces spéciales” l’interrogent régulièrement sur ses activités, l’accusant de “propagande ukrainienne” ou de “travailler contre la Russie”. Dmytro Khyliuk a aussi été frappé à plusieurs reprises. Une pratique courante lors des interrogatoires.

Qu’ils soient militaires ou civils, aucune distinction n’est faite entre les détenus arrêtés en Ukraine. Ils sont à la fois gérés par le personnel de la prison mais aussi par les forces spéciales ou le FSB, les services de renseignement russes. Si les conditions de détention de cette prison ne sont pas les pires du système carcéral russe, les violences, les intimidations et les privations restent monnaie courante et aucune visite n’est autorisée.

Témoignage glaçant, illustration du calvaire et des conditions parfois ignobles auxquelles ont été soumises les personnes arrêtées en Ukraine, Yuri raconte par exemple avoir été mordu par des chiens lâchés sur lui après son admission dans la prison russe. Lors de son arrestation le 8 mars 2022, il a déjà dû passer une nuit dans une fosse commune, utilisant les corps et les vêtements des personnes tuées pour se protéger du froid.

Ainsi, RSF a pu interroger cinq témoins qui attestent de la présence de Dmytro Khyliuk à l’intérieur du centre de détention préventive n°2 de Novozybkov au cours de l’année 2022. Sa détention par la Russie ne fait donc plus aucun doute. Selon ces témoignages, au moins 500 Ukrainiens seraient encore détenus dans cette prison. La Media Initiative for Human Rights (MIHR), une organisation ukrainienne de défense des droits de l'homme, estime de son côté que Dmytro Kyliuk fait partie des 123 civils arrêtés dans la région de Kyiv et toujours détenus en Russie.

Un journaliste diplômé en littérature russe.

Mais où se trouve-t-il désormais ? Fin février 2023, RSF a pu avoir accès à une source interne à cette prison de Novozybkov. Elle dispose d’un accès à l’ensemble des cellules de l’ancien bâtiment. Selon elle, le journaliste ne se trouve plus dans cette partie de la prison depuis début janvier. A-t-il été transféré dans le nouveau bâtiment ? Dans une autre prison ? Est-il en soin ? Rencontré en février, le cabinet du procureur général d’Ukraine a assuré à RSF que Dmytro Khyliuk faisait toujours partie des personnes réclamées par Kyiv sans donner plus de précision et sans que nous n’ayons été en mesure de pouvoir vérifier cette information. 

Depuis un an, le silence et l'attente sont devenus le quotidien des parents du journaliste. À l’entrée de leur maison de Kozarovychi, le portail bleu est encore criblé de balles. Le jardin est calme. Baskerville, le chien de Dmytro, n’aboie plus. Il a été tué d’une balle dans le cou par des soldats russes lors de l’occupation. Assise dans le salon, Halyna, la mère du reporter, est désemparée. Les accusations portées contre son fils lors des interrogatoires semblent d’autant plus grotesques qu’elle a elle-même consacré toute sa carrière à l’enseignement du Russe dans un collège ukrainien. Elle nous montre le diplôme de Dmytro, un master de littérature russe… Vasyl, le père, nous conduit dans la chambre du reporter à l’étage de leur petite maison. Pas vraiment la cache d’un “terroriste”, qualification souvent retenue contre les Ukrainiens hostiles à “l’opération spéciale”. Les poèmes de Lermontov, les œuvres de Dostoïevski et de Nabokov se partagent une petite étagère avec les cassettes audio de “Défense civile” et “Aria”, des groupes de rock russe très populaires de la fin des années 1980. “Mon fils n’a commis aucun crime. Je voudrais juste qu’il soit là. Il nous manque terriblement.”

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