L’appauvrissement des victimes de violences intrafamiliales

Par N°252 / p. 19-22 • Mai-juin 2023

Les violences intrafamiliales ont un coût financier pour les victimes et la société dans son ensemble. Un coût qui pèse sur les épaules des victimes et ralentit leur reconstruction.

© Juliette Léveillé, pour axelle magazine

En Belgique, une femme sur quatre vit ou a vécu des violences conjugales. Plus de deux personnes sur cinq connaissent, dans leur cercle d’amies ou dans leur famille, des femmes victimes de violences domestiques. Les auteurs de ces violences sont, dans la très grande majorité des cas, des hommes. Largement répandues dans notre société, les violences masculines intrafamiliales entraînent un ensemble de conséquences pour les femmes qui les subissent, mais aussi pour la collectivité. Parmi ces conséquences, il y a le coût économique, dont on ne parle que trop peu. Car en essayant de fuir et de se protéger, il est fréquent que les femmes s’appauvrissent.

“Je pense à une femme à qui nous rendons visite, qui a quitté son compagnon violent, raconte Jean-Louis Simoens, du Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion (CVFE). Elle vit dans un nouvel appartement, sans table, sans chaise, sans lit, elle dort sur le sol, parce qu’elle n’a pas les moyens de s’acheter des meubles. Ce sont des réalités que l’on constate sur le terrain. On entend régulièrement les femmes dire : “Je lui laisse la voiture, je lui laisse l’appartement”.” Ce que Marie Doutrepont, avocate au sein du cabinet Progress Lawyers Network, appelle “le prix de la paix” : “J’ai une cliente qui a accepté de payer 40.000 euros de dettes que son ex-conjoint a contractées à son nom à elle, en fraudant. Elle n’avait plus la force, ni l’envie de se lancer dans de longues procédures. Les hommes violents ont souvent un rapport particulier à l’argent.”

Les ravages des violences économiques

Les violences économiques font partie du continuum des violences faites aux femmes. Selon le cabinet de la secrétaire d’État à l’Égalité des genres, Sarah Schlitz, une Belge sur sept a subi des violences économiques ou risque d’en subir. Le contrôle des dépenses faites par sa partenaire, l’interdiction de travailler ou encore le non-paiement de la pension alimentaire après une séparation font partie des violences économiques. Des violences avec lesquelles Josiane Coruzzi, directrice de l’asbl Solidarité femmes et refuge pour femmes victimes de violences à La Louvière, est malheureusement familière. “Parmi les femmes qui ont été hébergées ou qui le sont encore, presque aucune ne reçoit la pension alimentaire de l’ex-conjoint en temps et en heure. Très peu d’entre elles font appel au SECAL pour recevoir une avance sur ces sommes, souvent parce que ce sont des démarches administratives en trop pour elles. Elles sont en train d’essayer de récupérer leur vie et sont parfois débordées par ces démarches. Les ex-conjoints, quant à eux, poursuivent les violences avec ce qu’ils ont sous la main.”

Katarina (prénom d’emprunt) vit ces violences au quotidien. Elle partage la garde d’une de ses deux filles avec son ex-conjoint. “Il n’a rien payé pour les enfants depuis des années. Il rechigne même pour payer 30 euros de monture de lunettes. Je me suis appauvrie parce que je paie les frais liés à mes enfants toute seule. Il ne m’aide même pas avec les coûts médicaux. En revanche, ma fille est revenue malade de chez lui ! J’ai dû aller à l’hôpital, on a cru à une appendicite. En fait, elle avait mangé du poulet cru chez son père, d’où ses maux de ventre… Il y a eu beaucoup de procédures judiciaires, souvent initiées par lui, à un certain moment, j’ai fini par renoncer à demander certaines sommes, j’étais fatiguée. Aujourd’hui, il demande une nouvelle audience à la suite de la réforme des rythmes scolaires… Je ne sais pas comment je vais payer mes frais d’avocat ! Si je dois mettre un chiffre, je dirais que j’ai déboursé plusieurs dizaines de milliers d’euros. L’amour, c’est bien beau mais cela rend aveugle !” Marie Doutrepont questionne : “Ces hommes ne comprennent-ils pas qu’en appauvrissant leur ex-partenaire, ils appauvrissent aussi leurs propres enfants ?”

Le coût de l’accès aux droits

La multiplication des procédures judiciaires est l’une des conséquences de la rupture avec un homme violent, car, si la séparation se passe bien, il n’y a aucun besoin de recourir aussi souvent à la Justice, ce qui n’est pas gratuit. Marion de Nanteuil, avocate auprès de victimes, explique : “L’aide juridique existe, qui prend en charge ces sommes, mais seulement sous un certain seuil de revenus. Certaines femmes ne peuvent donc pas en disposer. Une autre chose dont on parle peu est le coût d’exécution des décisions : même lorsqu’un dossier est gagné devant le tribunal, il arrive que les hommes ne paient pas les sommes dues. Il faut alors payer un huissier de justice pour faire exécuter le jugement, sans aucune garantie de recevoir la somme. En résumé, cela coûte de l’argent aux victimes d’obtenir une indemnisation à laquelle elles ont droit. C’est frustrant.”

“Certaines femmes sont épuisées car elles subissent du harcèlement à travers les procédures, confirme Josiane Coruzzi. Parfois, elles préfèrent ne pas exiger ce à quoi elles ont droit, pour éviter que ce harcèlement reprenne, elles craignent d’être à nouveau confrontées à leur agresseur. L’aide juridique, c’est très bien et nécessaire, heureusement que cela existe. Ce n’est cependant pas le système le plus adapté en cas de violences, car il faut redemander l’aide aux services judiciaires pour chaque procédure, et c’est très long avant de recevoir une réponse. Quand on se retrouve devant des situations d’urgence et des questions de vie et de mort, nous avançons les sommes pour qu’elles puissent se défendre.”

“Je me suis effondrée”

Pour Marie Doutrepont, la précarisation des victimes de violences conjugales est aussi due au fait que l’attribution préférentielle du logement à la victime en cas de violences conjugales n’est pas appliquée : “Ce sont les femmes qui quittent leur lieu de vie, elles se retrouvent dans des refuges. Souvent, elles repartent de zéro.” Julie (prénom d’emprunt), victime de violences physiques, verbales et sexuelles, a vécu cette situation. “J’ai eu un déclic quand les violences ont commencé sur mon fils. Un mois après l’avoir vu en pleurs, terrorisé par son père qui lui hurlait dessus, j’ai quitté mon compagnon. Il était propriétaire de son appartement, je n’aurais de toute façon rien pu reprendre, alors que nous avions investi ensemble dans la rénovation et le mobilier. Je suis uniquement partie avec mes bébés – qui avaient 10 mois et 2 ans et demi –, mes deux chats, ma voiture et nos valises.”

Ce sont les femmes qui quittent leur lieu de vie, elles se retrouvent dans des refuges. Souvent, elles repartent de zéro.

Au sujet de l’argent, elle explique : “Il n’a rien payé durant des mois. Au départ, le plus lourd a été de nous meubler décemment, même si j’ai eu la chance de bénéficier d’un énorme élan de solidarité grâce aux réseaux sociaux. La crèche pèse aussi beaucoup dans mon budget, et les couches qu’ils portent encore tous les deux ! J’ai payé environ 6.000 euros pour avoir ce nouvel appartement et nous créer un nid douillet à nous trois. Jusqu’à il y a peu, je ne pratiquais plus aucune activité, je ne sortais plus, car je n’avais pas les moyens.” La conséquence principale fut néanmoins sa faillite. “J’étais indépendante depuis des années, et au moment où mon plus gros projet se lançait, je me suis effondrée. Après des mois de harcèlement post-séparation, de menaces, etc., j’ai été diagnostiquée en syndrome de stress post-traumatique et burn out. J’ai dû faire appel au CPAS en novembre dernier pour une aide d’urgence afin que nous puissions payer le loyer de notre appartement. J’ai été avec mes enfants au frigo solidaire de notre commune pour nous nourrir.” Aujourd’hui, Julie explique avoir trouvé un nouvel emploi et commencé à rembourser ses dettes, qui s’élevaient à 17.000 euros au total.

Difficile à chiffrer

“Les victimes, même celles qui n’étaient pas précaires, s’appauvrissent car elles se retrouvent, d’un coup, à la tête d’une famille monoparentale. Tout coûte plus cher car elles n’ont plus qu’une seule source de revenus, souligne Josiane Coruzzi. Quand on est hébergée en maison d’accueil pour victimes de violences, il faut payer un loyer, dont une partie peut être prise en charge, par exemple par le CPAS. Certaines femmes hébergées renoncent néanmoins à se soigner. La mutuelle peut rembourser certains frais médicaux, mais il faut d’abord les avancer ! Vu le prix des soins dentaires en Belgique, beaucoup de celles que nous hébergeons ou suivons perdent leurs dents. Certaines développent aussi un cancer du sein après des violences, c’est assez fréquent, c’est le cas de quatre femmes que nous suivons en ce moment.”

Voilà pourquoi il est si difficile de chiffrer le coût économique total des violences masculines : leurs conséquences sont disséminées dans notre société tout entière, et affectent de nombreuses personnes ; en premier lieu les victimes mais aussi les professionnel·les qui les accompagnent.

Les conséquences directes physiques et psychologiques des violences entraînent des soins particuliers. “J’ai par exemple une cliente que le mari a droguée avec des médicaments avant d’essayer de l’étouffer, précise Marion de Nanteuil. Dans le cadre d’une procédure judiciaire, on peut demander que l’auteur rembourse les frais médiaux. On va calculer les préjudices corporels et l’incapacité de travail. Quand on parle de soins, tout ne peut cependant pas être chiffré, je pense au stress engendré et à ses conséquences futures sur la vie de ces femmes, les victimes ne pourront donc jamais être remboursées intégralement. À ma connaissance, le remboursement de frais de thérapies futures n’a par exemple encore jamais été octroyé devant un tribunal, mais je pense que cela pourrait se tenter, analyse l’avocate. Par contre, si moi, avocate, j’ai besoin de me faire suivre psychologiquement à cause de tout ce que j’entends en accompagnant des victimes, cela se fera sur mon propre budget.” Voilà pourquoi il est si difficile de chiffrer le coût économique total des violences masculines : leurs conséquences sont disséminées dans notre société tout entière, et affectent de nombreuses personnes ; en premier lieu les victimes mais aussi les professionnel·les qui les accompagnent.

Et aussi de l’argent public

De l’argent public est déboursé par les différentes entités fédérées du pays pour soutenir les victimes, les institutions et les associations qui leur viennent en aide. Là encore, il est difficile d’avoir une somme globale. Du côté de Sarah Schlitz, 2,5 millions d’euros par an sont prévus dans le cadre du Plan d’Action National de lutte contre les violences (PAN) et 24 millions d’euros pour les Centres de prise en charge des violences sexuelles (CPVS). “À cela s’ajoutent donc tous les budgets des autres ministères fédéraux impliqués et tous les ministères des entités fédérées impliquées”, nous répond son cabinet. En 2023, chaque ministre fédéral·e engagé·e dans le PAN devra identifier les montants à prévoir pour ses politiques spécifiques. Cette information fera partie du rapport intermédiaire qui sera transmis au Parlement. Au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il est également question d’un budget de plusieurs millions d’euros, notamment pour visibiliser les lignes d’écoute pour les victimes de violences, pour soutenir certaines associations féministes de terrain, dont Garance ou SOS Viol, mais aussi pour la prévention à destination de potentiels auteurs (à hauteur de 30.000 à 50.000 euros).

“Je pense qu’il faudrait beaucoup plus investir dans cette prévention, avant que les violences ne surviennent”, regrette Josiane Coruzzi. Et donc avant qu’il ne faille débourser de l’argent pour en contrer les conséquences. “En attendant, poursuit-elle, il est vrai qu’il ne faut pas oublier les victimes ! Cela ne fait que quarante ans environ que l’on s’intéresse à elles ! On est au tout début du processus de déconstruction de cette violence systémique. Ce n’est qu’après le Tribunal international des crimes contre les femmes à Bruxelles, en 1976, que les premiers refuges ont été créés, celui de La Louvière date de 1979.”

Josiane Coruzzi conseille aux victimes de se faire suivre par des services spécialisés féministes. “Nous sommes devenues expertes dans toutes les démarches administratives à entreprendre. Nous prenons le relais face aux institutions, qui sont parfois violentes, quand les femmes baissent les bras.” Ne pas rester seules, et se faire accompagner le plus tôt possible par des professionnel·les, c’est aussi le conseil de Marion de Nanteuil. “Je pense également à des solutions comme les tribunaux spécialisés dans les violences de genre, comme en Espagne. En Belgique, les compétences des tribunaux sont morcelées en cas de séparation, et cela peut compliquer la défense des victimes.” Julie abonde : “Quand on est entourée des bonnes personnes, qu’on trouve les professionnel·les qui nous entendent réellement, les choses finissent par s’améliorer, et on en ressort plus forte.” Comme une lueur d’espoir et d’humanité au milieu des chiffres et autres calculs savants.

• À écouter, le quatrième épisode de notre série L’heure des éclaireuses consacré aux différents besoins de réparation des femmes victimes de violences >>

Le numéro gratuit pour les victimes de violences conjugales est le 0800 30 030.

En chiffres

• En 2016, la société civile belge a remis un rapport alternatif au GREVIO, le comité d’expert·es qui veille à l’application de la Convention d’Istanbul contre les violences faites aux femmes. On pouvait y lire qu’il faudrait accorder un budget spécifique, de l’ordre de 2 % du PIB (produit intérieur brut) de la Belgique (soit environ 10 milliards d’euros) pour pouvoir mener une politique coordonnée intégrant la prévention, l’accueil des victimes, la prise en charge des auteurs, etc.

• En 2014, l’économiste de l’Université d’Oxford, Anke Hoeffler, et le politologue de l’Université de Stanford, James Fearon, ont estimé le coût des violences faites aux femmes et aux enfants à 9,4 % du PIB mondial, soit 8.000 milliards de dollars. Un chiffre colossal.