Les migrants, en route vers la Libye depuis le Niger, empruntent des itinéraires plus éloignés à travers le désert pour passer en dehors des radars des autorités. Crédit : Ansa
Les migrants, en route vers la Libye depuis le Niger, empruntent des itinéraires plus éloignés à travers le désert pour passer en dehors des radars des autorités. Crédit : Ansa

L’organisation Border Forensics a publié, lundi, un rapport montrant que les migrants n'ont presque pas de chance de survie en traversant le désert du Niger vers la Libye. En cause : la criminalisation de la migration, via la loi nigérienne de 2015, qui a poussé les trafiquants à emprunter des itinéraires toujours plus éloignés des axes routiers, et donc toujours plus isolés.

Border Forensics, une agence qui utilise des méthodes d'analyse spatiale pour enquêter sur les pratiques de violence aux frontières, a mené une enquête, publiée lundi 8 mai, sur les conséquences du renforcement des contrôles entre le Niger et la Libye. Le collectif, composé notamment de chercheurs et de géographes, a démontré que depuis 2015 les migrants traversant le désert pour atteindre la Libye font face à des risques de mort accrus.

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Cette année-là, Niamey a rendu illégal le transport et l’hébergement des migrants contraignant les trafiquants à trouver de nouvelles routes, plus éloignées des axes routiers et moins visibles des autorités.

Huit ans plus tard, d’après le rapport de Border Forensics, le nombre de décès dans le désert du Sahara n’a jamais été aussi élevé.

Entretien avec Rhoumour Ahmet Tchilouta, membre de l’organisation et doctorant en géographie politique à l’université de Grenoble.

InfoMigrants : Quelles techniques avez-vous utilisées pour votre enquête ?

Rhoumour Ahmet Tchilouta : Nous avons utilisé des données géospatiales. Le but était de mesurer les conséquences de la loi nigérienne de 2015 sur les itinéraires empruntés par les migrants à travers le désert du Sahara.

Nous nous sommes focalisés sur l’axe reliant Agadez, au nord du Niger, à Sabha, en Libye.

Nous avons analysé des images satellites à haute résolution pour comprendre les nouveaux chemins que prennent les migrants, afin d’échapper aux radars des autorités. Avec les données satellitaires, il est possible d'obtenir des images très nettes et voir très précisément les moindres détails. On peut, par exemple, observer la présence d’une carcasse de véhicule, ou des flux de personnes.

Nous avons également analysé les risques liés à la déshydratation à l'aide d'une technique également utilisée par les chercheurs qui travaillent sur la route allant du Mexique aux États-Unis.

Je m’explique. Nous avons réalisé des entretiens avec des transporteurs [membres d'un réseau d'immigration irrégulière chargés de conduire les véhicules dans lesquels sont transportés les exilés, ndlr] qui nous ont expliqué quelles étaient les nouvelles zones de passages.

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Nous avons comparé ces routes avec les axes principaux, puis nous avons pris en compte plusieurs facteurs - comme l’élévation du sol, la chaleur ou le vent. Nous avons aussi analysé la quantité de sudation d’une personne. C’est-à-dire la quantité de litres d’eau que va perdre un migrant abandonné dans le désert en tentant de rejoindre la route principale.

Avec toutes ces données assemblées les unes aux autres, nous pouvons désormais affirmer que les migrants laissés dans le désert du Sahara n’ont aucune chance de survivre.


Dans le désert du Niger, on retrouve régulièrement des corps de migrants. Crédit : DR
Dans le désert du Niger, on retrouve régulièrement des corps de migrants. Crédit : DR


Les exilés sont trop éloignés des axes routiers pour être repérés et aidés dans un temps imparti en cas d’accident. Le corps humain ne peut pas tenir aussi longtemps.

De plus, grâce à l’analyse du champ de vision, c’est-à-dire la visibilité ou l’invisibilité des routes, on prouve la corrélation entre invisibilité et dangers auxquels les migrants sont confrontés. En clair, plus les pistes sont invisibles, plus les passagers risquent de mourir. Et la cause principale des décès est toujours la même : le manque d’eau.

IM : Dans le rapport, on peut lire que le "Sahara est un tombeau à ciel ouvert". Vous dites que les corps peuvent être retrouvés des mois, voire des années après les décès…

R.A.T. : Dans le désert du Sahara, les tempêtes de sable et de vent sont fréquentes. Les traces des véhicules disparaissent rapidement. Si vous posez un objet dans le sable, il disparaîtra très vite.

C’est pareil avec les cadavres. Certaines dépouilles sont ensevelies à tout jamais.

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Mais les tempêtes de vent peuvent aussi déterrer des corps. On signale très régulièrement des découvertes macabres dans le désert. On retrouve des corps asséchés, subitement exposés par les mouvements de sable.

IM : Pourquoi un tel travail de recherche, dans quel but ?

R.A.T. : L’objectif de cette enquête est d’apporter des preuves. Depuis des années, des journalistes, des chercheurs, des organisations affirment que la loi de 2015 a entrainé beaucoup de souffrances et a rendu la route vers la Libye bien plus dangereuse. Mais il n’y avait aucune preuve.

Ce rapport permet de montrer que c’est bel et bien le contrôle frontalier qui a accentué les dangers auxquels font face les migrants sur la route entre le Niger et la Libye.

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Désormais une base de travail existe et sert à documenter la situation.

Mais il y a aussi un autre objectif : mettre en lumière la violence des politiques migratoires mises en œuvre au Niger.

IM : Selon vous, les responsabilités de ces drames sont partagées ?

R.A.T. : Il y a toujours eu des morts dans le désert mais jamais de cette proportion.

Il est évident que la loi de 2015 au Niger a eu des effets dévastateurs et que le responsable principal des drames migratoires est nigérien. Mais sans les financements européens et onusiens, le Niger n'aurait jamais pu mettre en œuvre sa politique.

L’un des principaux partenaires du contrôle des migrations au Niger est l’Organisation internationale des migrations (OIM) : elle est partie prenante dans la construction de poste-frontières et dans le renforcement des forces de défense et de sécurité nigérienne.


Départs de pick up pour le désert depuis Agadez au Niger. Crédit : RFI/Bineta Diagne
Départs de pick up pour le désert depuis Agadez au Niger. Crédit : RFI/Bineta Diagne


L’agence onusienne est le principal partenaire de Niamey. Et ce partenariat est financé par l’UE.

Les acteurs européens jouent donc, eux aussi, un rôle important. Environ 300 millions d’euros ont été alloués au Niger dans le cadre du fond fiduciaire d’urgence de l’UE.

Tous ces acteurs estiment que la mission de stopper les flux migratoires est en partie remplie. C'est faux, cette politique a simplement forcé les migrants à prendre des itinéraires toujours plus éloignés et plus dangereux.

 

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