Dans quel monde on vit

"Faire paysan, c’est travailler plus que tout le monde, gagner moins que tout le monde pour nourrir des gens qui croient qu’on les empoisonne"

Dans quel Monde on vit

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Par Pascal Claude, avec A.P.

C’est un livre qui s’ancre d’emblée dans le fumier. Un tas de fumier travaillé, presque coiffé, quotidiennement par la fourche de l’agriculteur. Un objet concret, puissant par son odeur. Et hautement symbolique dans une exploitation agricole : "on dit même que la dot, lors d’un mariage, était alignée sur la taille du fumier. C’est vous dire l’importance".

L’agriculteur, c’est le grand-père, puis le père de Blaise Hofmann, 45 ans, écrivain et chroniqueur suisse, auteur de "Faire Paysan". Cet essai, au-delà du témoignage, tente aussi de retisser le lien entre monde rural et urbain.

Alors qu’il revient vivre à la campagne, pour exploiter un hectare de vignes, dans son village natal de Villars-sous-Yens, Blaise Hoffman est témoin de ces tensions. Même avec ses racines de paysan, mot qu’il revendique, les susceptibilités ne sont jamais loin. Pour le père, je resterai toujours un citadin puisque j’ai vécu une quinzaine d’années à Lausanne, puisque ces années m’ont transformé."

Moins de vaches, moins d’âme

Dans ce village de 400 habitants, situé sur les rives du Léman, les exploitations agricoles disparaissent peu à peu. "On trouvait énormément d’agriculteurs, d’éleveurs aussi, de vaches. Depuis deux ans maintenant, par exemple, il n’y a plus de vaches laitières. Mini révolution dans ce mini village.

"Lorsque les dernières vaches laitières sont montées dans une bétaillère en 2021, personne ne s’en est autrement ému", écrivez-vous. Qu’est ce qui a véritablement changé depuis la disparition de ces vaches ?

C’est l’âme des campagnes. Il y a un attachement à cet animal et qui, par certains choix politiques, économiques, disparaît. De même en Europe, où l’élevage se modifie; soit il disparaît, soit il devient des sortes d’usines à viande ou des fermes-usines. C’est cet attachement aux petits élevages que l’on est en train de perdre.

Ça aurait dû faire, ou ça devrait faire, la une des journaux selon vous ?

C’est important, je trouve. Voilà 10.000 ans qu’on a changé de mode de production. On n’est plus des chasseurs-cueilleurs, on est devenus des cultivateurs, on est devenus des éleveurs. Et puis la modification se fait là, en quelques années. En Suisse, (j’ai regardé les chiffres pour la Belgique, c’est à peu près la même chose), en une vingtaine d’années, on a perdu la moitié des éleveurs, certains élevages sont devenus beaucoup plus grands pour remplacer, mais beaucoup ont disparu.

Un dialogue difficile

Vous en parlez beaucoup, dans ce livre, de l’impossibilité du dialogue…

C’est le combustible du livre, c’est vraiment l’étincelle. J’ai gardé en moi cette sensibilité paysanne. Et puis j’ai cette sensibilité urbaine qui est là en contraste. Et puis, à l’extérieur de moi, en Suisse, il y a eu ces fameuses votations sur les pesticides en 2021. On aurait pu devenir le premier pays du monde à abolir complètement les pesticides. Et ça a créé un immense débat qui a duré six mois, qui aurait pu être un débat fertile où on aurait pu apprendre à se connaître. Et ça a été en fait un défilé d’agressivité, de malentendus, d’incompréhension. Moi, je l’ai vécu assez mal. On est beaucoup à l’avoir vécu, assez mal, mais c’est de cette ambiance, de ce manque de débat suisse qu’est né ce livre.

"Faire paysan, c’est travailler plus que tout le monde et gagner moins que tout le monde pour nourrir des gens qui croient qu’on les empoisonne". Ça, c’est ce que vous dit, à un moment, un tout jeune agriculteur...

Là, les mots suffisent… Que ce soit les médias, que ce soit les consommateurs -en Suisse, c’est 98% de la population, en Belgique, je crois que c’est à peu près pareil, on est même à 99% de la population-, les agriculteurs, il y a toujours un pollueur qui n’est pas loin, quelqu’un qui maltraite son bétail… Dans les médias, on aime bien aussi parler de ça.

La plupart des journalistes vivent en ville et il y a une approche très simpliste de cette agriculture.

Vous critiquez pas mal les médias dans votre texte, d'ailleurs ...

Dans les médias, il y a un idéal vert que je partage, je veux que cette agriculture soit verte. La plupart des journalistes vivent en ville et il y a une approche très simpliste de cette agriculture. On a envie de mettre en évidence une agriculture à alternatives. On fait des portraits assez simples de personnes qui sont sorties du modèle industriel, du modèle vraiment chimique. Et ça, c’est super. Mais on oublie les sujets de fond,  se dire : mais pourquoi on en est là ? C’est-à-dire d’aller un petit peu frapper aux portes de l’agrochimie et de l’agro alimentaire, de la grande distribution, de l’Etat, les écoles d’agriculture aussi, et de comprendre comment on est arrivé là-dedans. Et je pense qu’on tape toujours en bas, on tape le petit producteur, on culpabilise le consommateur et puis on oublie de regarder en haut.

Je rappelle aussi les paysans à leurs responsabilités. Ils ont fait n’importe quoi à la fin du XXᵉ siècle, ça c’est clair.

Le paysan, vous le soutenez, vous vous le défendez. Et puis, à un moment, il y a un coup de gueule !

Le portrait idéal de l’homme en harmonie avec la nature, avec les éléments, ça ne tient pas la route. […] Je rappelle aussi les paysans à leurs responsabilités. Ils ont fait n’importe quoi à la fin du XXᵉ siècle, ça c’est clair. Maintenant, ce que l’on peut comprendre, c’est que le virage s’est amorcé depuis les années nonante. Depuis 30 ans, il y a énormément de choses qui se font pour révolutionner cette agriculture.

J’ai l’impression qu’il y a chez les agriculteurs une trop grande susceptibilité. C’est-à-dire que les questions de la ville, elles sont légitimes, elles se reposent sur quelque chose de solide et c’est la responsabilité des paysans aujourd’hui d’y répondre, de ne pas répondre par le silence ou la colère, mais d’avoir un dialogue, de permettre ce dialogue.

Blaise Hofmann
Blaise Hofmann © Roman Lusser/ Editions Zoé

Ce n’est pas une population qui va chez le psychologue, qui va se confier.

"Moins de corde autour des poutres des granges"

Il y a ce terrible titre de l’un de vos chapitres : "moins de corde autour des poutres des granges", on comprend très bien de quoi il s’agit. Votre famille a d’ailleurs été touchée par cette réalité.

On n’en parle pas. Ce n’est pas une population qui va chez le psychologue, qui va se confier. Et moi, je l’ai appris à une vingtaine d’années, tout à coup, en parlant avec une cousine. Mon arrière-grand-père s’est donné la mort. C’est une histoire qui n’est pas liée à l’économie, dans mon cas. Mais en Suisse, dans les années 2010 jusqu’à 2018, il y a eu vraiment là une immense hausse de suicides. On dit qu’il y a 40% de plus de suicides chez les paysans que dans les autres métiers. Beaucoup de mesures ont été prises. On s’est intéressé à une pratique qui se faisait à Québec : ce sont des sentinelles, un peu périphériques du monde paysan, des vétérinaire, des bouchers, etc, pour pouvoir donner des alertes. Si quelqu’un se referme, si on constate un problème, on peut au moins l’annoncer. Et puis après, il y a un système de psychologues qui prend le relais. Et on le constate en Suisse depuis cinq ans, il y a beaucoup moins de suicides. Est ce dû à la nouvelle génération qui est un peu plus sociable ? Parce que l’isolement, c’était vraiment toujours un des un des gros critères.

Loin des champs, vivent, et je vous cite "ceux qui parlent de slow food et de fermes coopératives écoresponsables. Ceux qui, comme moi, ne savent pourtant pas distinguer un épi d’orge d’un épi de seigle". Y a-t-il moyen de faire paysan autrement aujourd’hui ?

Ce que j’avais envie de dire avec ce livre, c’est de ne pas non plus idéaliser ces structures. On ne va pas en faire une politique agricole, pour l’instant.

C’est fantastique ce qui se passe. C’est surtout des jeunes qui lancent énormément de micro fermes, beaucoup de projets alternatifs, de coopératives. Et c’est comme des laboratoires pour l’agriculture de demain.

Mais ce que j’avais envie de dire avec ce livre, c’est de ne pas non plus idéaliser ces structures. On ne va pas en faire une politique agricole, pour l’instant. Ça reste vraiment un produit de niche. Énormément de jeunes se cassent la gueule avec ces projets. Il y a un discours en ville qui est bien établi, mais il n’y a pas encore des habitudes d’achat. On engage beaucoup de jeunes à ce retour à la terre, à se lancer dans des micro maraîchage. Et puis,  financièrement, ça ne tourne pas. Donc quand on est jeune, on fait du bénévolat, on se tue à la tâche, on a l’enthousiasme, on peut faire du financement participatif, on peut avoir des mécènes, mais pour que ça tourne, il faut que ça rentre dans un certain système.

La solution, elle est entre la ville et la campagne, entre le système conventionnel et le système bio alternatif. C’est de la conversation, de la discussion. Moi, je crois vraiment à cette voie du milieu pour l’agriculture.

L’interview complète de Blaise Hofmann est à retrouver dans l’émission Dans quel Monde on vit de Pascal Claude samedi 13 mai sur La Première.

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