En Afrique de l’Est, les LGBT par pertes et profits politiques

Réputé moins répressif que ses voisins d’Afrique de l’Est, le Kenya subit une pression croissante pour durcir sa législation contre les homosexuels. Influencé notamment par les évangéliques états-uniens, l’Ouganda vient de son côté de criminaliser les LGBT et ceux qui les soutiennent.

Lors de la London Pride, à Londres, en juin 2016, des Ougandais réclament leurs droits de vivre leur sexualité comme ils l’entendent.
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Le 24 février 2023, la Cour suprême du Kenya a rendu un arrêt qui fait désormais date mais qui a suscité la controverse : lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels, queers et intersexués (LGBTQI) peuvent légalement former des associations. Cet arrêt confirme les décisions rendues précédemment par différents tribunaux. L’affaire avait en effet été portée devant la Haute Cour et la Cour d’appel, et les deux juridictions avaient rendu le même verdict, à savoir que les associations LGBTQI avaient le droit d’être enregistrées. La décision de la plus haute juridiction du pays a ainsi mis fin à dix ans de bataille pour la reconnaissance juridique des minorités sexuelles.

Cet arrêt fait suite à un appel interjeté par le Conseil national de coordination des organisations non gouvernementales (le National Non-Governmental Organisations Coordination Board, qui dépend du ministère de l’Intérieur), qui contestait les décisions des juridictions inférieures selon lesquelles il avait eu tort de refuser d’enregistrer la Commission nationale des droits de l’homme des gays et des lesbiennes (National Gay and Lesbian Human Rights Commission, NGLHRC). Cette autorité avait demandé à la justice de rejeter l’enregistrement de la NGLHRC au motif qu’elle conduirait à « l’érosion des valeurs familiales » protégées par la Constitution.

L’affirmation du droit d’association a provoqué un énorme tollé national. Des hommes politiques et le clergé ont condamné non seulement la décision mais aussi les membres de la communauté LGBTQI. Ils ont qualifié le verdict d’attaque contre les valeurs religieuses, nationales et culturelles. Cette décision a également été suivie d’appels à l’abrogation de la décision par des groupes de pression qui y voient une tentative d’enraciner et d’accepter le mode de vie LGBTQI dans la société kényane.

Au Kenya, un gouvernement soutenu par l’Église

Les réactions ont été encore plus vives sur les réseaux sociaux, où le débat a fait rage et où les utilisateurs ont livré le nom de personnalités supposément homosexuelles, notamment des politiciens, des membres du clergé et des célébrités. Les personnes citées ont fait l’objet de toutes sortes d’attaques haineuses en ligne. Parmi elles, l’artiste DJ Fatxo, que les internautes avaient auparavant lié à la mort d’un jeune homme, Jeff Mwathi, sous-entendant qu’il aurait eu des relations avec celui-ci. La pression du public pour qu’il soit arrêté n’a pas influencé les enquêteurs, qui n’ont pas établi de lien entre l’artiste et la mort du jeune homme, survenue à Nairobi en mars dans des circonstances troubles.

De son côté, le gouvernement n’a pas été épargné par les critiques. Élu en août 2022, le président William Ruto a lui-même annoncé que son gouvernement demanderait l’abrogation du verdict – la justice est pourtant censée être indépendante du pouvoir exécutif. L’objectif est d’apaiser ses millions de partisans, dont beaucoup considèrent son administration comme « pieuse », car élue avec le soutien de l’Église kényane.

Dans une déclaration sur l’état général du pays publiée le 17 avril 2023, l’Église presbytérienne d’Afrique de l’Est (PCEA), l’une des principales Églises du Kenya, a considéré la montée en puissance des questions LGBTQI comme « une menace pour [le] pays ». « La PCEA est préoccupée par cette tendance qui va à l’encontre de la foi et de la pratique chrétiennes. Le récent arrêt de la Cour suprême autorisant les LGBTQI à former des associations inquiète l’Église car il est contraire à l’ordre créé par Dieu pour l’humanité », indique le document signé par Thegu Mutahi, le modérateur général, et Robert Waihenya, le secrétaire général. L’Église a appelé les chrétiens à « renoncer à cette pratique » et a demandé à son tour l’abrogation de cette décision.

Un député de l’opposition, Peter Kaluma, a également promis de faire appel de la décision afin de « protéger la famille ». Il a également rédigé un projet de loi qui doit être déposé et discuté à l’Assemblée nationale et qui vise à criminaliser le comportement des LGBTQI dans le pays. Baptisé « Family Protection Bill » (projet de loi sur la protection de la famille), ce texte vise notamment à interdire l’homosexualité et les mariages entre personnes du même sexe, ainsi que toutes les formes d’activités et de lobbying en faveur des LGBTQI, et à criminaliser la promotion, le recrutement et le financement de l’homosexualité et du comportement des LGBTQI.

« Une escalade de la rhétorique négative »

Selon l’avocate Marceline Sande Ligunya, le choix du député de rédiger un projet de loi au lieu de poursuivre la décision de la Cour suprême, et le fait que le gouvernement, par l’intermédiaire du procureur général, n’ait pas encore demandé l’annulation du verdict peuvent s’expliquer par l’absence de motifs valables sur lesquels reposerait cette contre-attaque. Pour cette avocate qui a représenté Eric Gitari, le représentant de la NGLHRC qui a poursuivi le bureau de coordination des ONG, la Cour ne peut réexaminer cette décision que si celle-ci a été prise sur la base d’une tromperie, d’une preuve frauduleuse ou d’une déformation évidente des faits. « Dans le cas présent, il n’y a aucun motif de révision, et je ne m’attends pas à ce que la Cour revienne sur sa décision », déclare-t-elle à Afrique XXI.

La loi kényane, rappelle-t-elle, ne criminalise pas les personnes LGBTQI, ni même leur droit d’association. Mais le code pénal interdit les actes sexuels entre personnes du même sexe, les « relations sexuelles contre nature » ou les relations sexuelles allant à l’encontre de « l’ordre naturel ». « L’arrêt a affirmé le droit d’association des personnes LGBTQI, il a estimé qu’il n’y avait aucune raison pour que leur association ne soit pas enregistrée », explique l’avocate, ajoutant que les minorités sexuelles étaient déjà victimes de discriminations, notamment d’expulsions par les propriétaires, et subissaient des difficultés à accéder aux soins médicaux. Pour elle, une reconnaissance juridique est donc nécessaire afin de les aider à lutter pour leurs droits.

Ce constat est partagé par Emmy Kageha Igonya, chercheuse au Centre de recherche sur la population et la santé en Afrique, basé à Nairobi, et Lucy Wanjiku Mung’ala, chercheuse à l’université d’Amsterdam. « La sécurité est l’un des plus grands défis auxquels sont confrontées les minorités sexuelles et de genre au Kenya. Le Kenya a connu une escalade de la rhétorique négative et de la violence visant les minorités sexuelles et de genre, ainsi que les organisations qui leur sont liées. Les discours haineux, les violences verbales et physiques, les violences sexuelles et le harcèlement policier ont augmenté », ont écrit les chercheuses dans un article publié le 18 avril 2023 par la revue scientifique en ligne The Conversation Africa.

Si les personnes LGBTQI sont devenues de plus en plus visibles au Kenya, cette évolution s’est heurtée à « une réaction de rejet croissante » de la part de la société, avec la complicité tacite de la police et des autorités. « Des responsables religieux et politiques ont diffusé un discours homophobe et transphobe. Cela s’est produit malgré un appareil législatif censé garantir à tous le droit à une protection égale », indiquent les deux chercheuses. L’homophobie croissante dans un pays par ailleurs progressiste, doté d’une des Constitutions les plus libérales d’Afrique, et la criminalisation de l’homosexualité ont, selon elles, aggravé « les disparités et les inégalités sociales ».

En Ouganda, la « pire loi anti-gay du monde »

Une décision a été encore plus médiatisée en Ouganda. Le 1er mars 2023, le Parlement a autorisé Asuman Basalirwa, un député de l’opposition, à présenter un projet de loi anti-homosexualité, finalement adopté le 23 mars. Le texte prévoit une peine de dix ans d’emprisonnement pour les personnes reconnues coupables d’homosexualité, « d’homosexualité aggravée » et de « tentative d’homosexualité ». Il prévoit également une peine de deux ans d’emprisonnement pour les personnes qui « aident et encouragent l’homosexualité », et une peine de cinq ans pour celles qui en font la promotion. La loi entend « protéger la famille traditionnelle » en criminalisant, entre autres, les actes homosexuels et « la promotion ou la reconnaissance des relations sexuelles entre personnes du même sexe ».

Assuré d’un large soutien de la part d’un public largement homophobe, ce n’est pas la première fois que le Parlement ougandais élabore des lois punitives contre les homosexuels. La plus célèbre date de 2014, validée par Yoweri Museveni mais annulée par la Cour constitutionnelle. Qualifiée d’« épouvantable », de « draconienne » et de « pire loi anti-gay au monde » par l’organisation de défense des droits Amnesty International, la nouvelle loi vise à condamner les contrevenants à la prison à vie, voire à la peine de mort en cas d’infraction « aggravée ».

C’est peut-être en raison de ces dispositions extrêmement sévères que le président Museveni et son parti au pouvoir, le Mouvement de résistance nationale, ont renvoyé le 21 avril le projet de loi au Parlement pour qu’il soit « renforcé » et qu’il fasse l’objet de « nouvelles délibérations ». Une manière détournée, estiment des observateurs, de revoir le texte et, peut-être, de l’assouplir. Cette décision pourrait également être une réaction face à la pression exercée par les dirigeants mondiaux, notamment Joe Biden, le président états-unien, et António Guterres, le secrétaire général des Nations unies, qui ont exhorté le président ougandais à ne pas promulguer la loi.

Selon Graeme Reid, directeur du programme des droits des LGBT à Human Rights Watch, au cours des trente dernières années, les LGBTQI du continent sont devenus plus visibles et ont été plus entendus. Dans certains cas, l’hostilité du public pourrait même être considérée comme un élément prouvant un certain succès des mouvements pro-LGBT sur le continent. « Les recherches montrent que lorsque les individus connaissent quelqu’un qui est gay, lesbienne ou transsexuel, leur attitude est plus positive et plus tolérante. Mais, avec des lois sévères, les minorités sexuelles n’ont d’autre choix que de vivre leur vie dans l’ombre, ce qui est préjudiciable à tout le monde », précise Graeme Reid à Afrique XXI.

Évangéliques états-uniens et héritage colonial

Il rappelle que l’influence des évangéliques états-uniens de droite est très forte en Ouganda – ce fut le cas notamment lors du vote de la loi sur l’homosexualité présentée en 2013. Mais « les messages de ces groupes évangéliques tombent sur un terrain fertile, et ce sont les députés ougandais qui sont à l’origine de cette législation, souligne-t-il. Ce n’est pas uniquement la faute de l’un ou de l’autre. Il y a des composantes locales et transnationales. »

« En Ouganda, comme ailleurs dans le monde, les droits des personnes LGBTQI sont devenus un outil politique commode, ajoute-t-il. Les politiciens sont passés maîtres dans l’art d’utiliser la désinformation à leur sujet pour provoquer une panique morale et détourner l’attention des vrais problèmes – notamment les scandales de corruption, la répression de l’opposition politique et les restrictions imposées à la presse. » Il accuse le gouvernement de cibler un groupe minoritaire vulnérable, marginalisé et largement invisible, et d’en faire un bouc émissaire pour servir un « objectif politique plus large ». Selon le militant Frank Mugisha, les mesures anti-LGBTQI en Ouganda sont le fruit de « l’héritage du colonialisme britannique », qui a introduit des lois anti-sodomie, et de l’influence de la droite religieuse américaine. « L’homophobie et la transphobie que nous observons à l’égard des personnes homosexuelles et transgenres en Ouganda proviennent de l’Occident », a-t-il déclaré le 17 avril 2023 dans le média Democracy Now.

Parmi les justifications souvent brandies par ses partisans, cette loi permettrait de protéger les enfants. Mais, comme le rappelle Graeme Reid, le code pénal ougandais punit déjà les transgressions sexuelles avec des mineurs. D’ailleurs, les groupes LGBTQI du pays ont été de fervents défenseurs de la protection des enfants contre les prédateurs sexuels. « En Russie, en Hongrie, en Pologne, au Brésil et aux États-Unis, les dirigeants ont attaqué les droits des personnes LGBTQI dans le cadre d’un programme visant à saper les normes et les institutions démocratiques », déplore Graeme Reid.