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justiceGuet-apens meurtrier ciblant des gays : 30 ans de prison mais l'homophobie négligée

Par Youen Tanguy le 22/05/2023
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Pour le meurtre et la tentative de meurtre commis en 2019 sur deux hommes gays à Villejuif, dans le Val-de-Marne, Sami A. a été condamné à 30 ans de prison. Élément clé de ce dossier, l'homophobie n’a pourtant pas été retenue en tant que circonstance aggravante, comme dans de nombreuses affaires de guets-apens ciblant des hommes gays.

Sami A. pénètre dans le box des accusés. Crâne rasé, barbichette, tatouages aux bras, le jeune homme porte un t-shirt noir, une doudoune sans manches et un jogging gris. Il échange avec son avocat : quelques mots et un sourire. Puis s’assoit, serein, le visage fermé. Difficile d’imaginer que quelques minutes plus tard, il sera condamné à trente ans de réclusion criminelle par la cour d’assises du Val-de-Marne.

Ce Tunisien de 25 ans était jugé du 15 au 19 mai à Créteil pour le meurtre de Gaëtan et une tentative de meurtre sur Fred, deux hommes gays, dans la nuit du 10 au 11 avril 2019 à Villejuif. Un procès qui n’a pas permis de lever le voile sur les zones d’ombre de ce drame. "Je suis arrivée lundi matin avec mon lot d’interrogations, a déclaré l’avocate générale lors de ses réquisitions vendredi. Naïvement, j’attendais des explications, des réponses. Mais nous n’en avons eu, en réalité, que très peu."

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En cause : un accusé, Sami A., qui s’est muré dans le silence et qui, tout au long de la procédure et de son procès, n’a eu de cesse de changer sa version des faits. "Je suis incapable de vous dire quelle a été la chronologie exacte des faits ce soir-là", regrette l’avocate générale. Beaucoup de questions donc, mais une certitude selon elle : le rapport sexuel qu’ont eu Sami A. et Fred ce soir-là est le "fait générateur du passage à l’acte" : "Ce passage à l’acte n’est autre qu’un dégoût de soi-même. Ce jour-là, Sami A. s’est insupporté, dégoûté, et il est rentré dans un déchaînement de violence sur deux personnes homosexuelles."

Ciblés parce que gays

Pour comprendre ce déchaînement de violence, il faut remonter à la nuit du 10 au 11 avril 2019. Fred et Gaëtan passent la soirée à Villejuif avec leur ami Thierry puis se rendent peu avant minuit dans un bar gay du Marais. Interrogé par la cour d’assises, le barman de l’établissement, Dimitri, évoque avec émotion celui qu’il connaissait à l’époque sous le nom de "Daniela". "Gaëtan était la mascotte du bar", se souvient l'homme dans sa chemise hawaïenne à manches courtes. "Il était très solaire et exubérant. Il aimait attirer l’attention avec ses gestes, ses tenues, toujours habillé en femme. Le bar c’était sa deuxième maison, son exutoire."

"Gaëtan a vécu toute sa vie avec cette homophobie, retrace son avocat Me Tewfik Bouzenoune. Il avait trouvé son équilibre dans une vie diurne : la journée faite d’occupations basiques domestiques en s’occupant de sa grand-mère maltraitante et homophobe, et le soir où il allait retrouver sa deuxième famille dans le bar El Hombre." Dimitri souligne qu’il faisait la fermeture du bar quasiment tous les soirs. Et il n’a pas fait exception ce jour-là. C’est donc peu après 2h du matin que les trois hommes quittent les lieux et se séparent. Gaëtan et Fred partent prendre un bus de nuit pour Villejuif : c’est là qu’ils font la rencontre de Sami. À la barre, Fred expliquera que lui et Gaëtan l’avaient remarqué à l'arrêt de bus, mais que, très alcoolisé ce soir-là, il ne se rappelait pas de la façon dont le garçon s'était retrouvé au domicile de sa future victime.

"Le fait qu’ils soient homosexuels a été facilitateur."

Sur ce point, la version de Sami A. évolue tout au long de l’enquête. Il reconnaît toutefois de manière constante être descendu au même arrêt que Fred et Gaëtan après avoir remarqué qu’il paraissait leur plaire et dans l’idée de pouvoir les voler. Durant l’une de ses auditions, il reconnaîtra même avoir remarqué qu'ils étaient homosexuels. "Le fait qu’ils soient homosexuels a été facilitateur", soulignera l’un des enquêteurs interrogé pendant le procès. "S'il choisit ces deux personnes, c’est parce que l’un était efféminé, l’autre à moitié bourré et qu’il les juge inoffensifs, abonde Me Tewfik Bouzenoune pendant une suspension d’audience. C’est déjà projeter sur les victimes tous les préjugés de l’homosexualité."

Les trois hommes se rendent donc ensemble à l’appartement de Gaëtan. La grand-mère de celui-ci, hospitalisée, est absente. Ils discutent quelques minutes dans le salon. Gaëtan part ensuite dans sa chambre tandis que Fred et Sami A. vont ensemble dans une autre chambre. Le premier se souvient avoir fait une fellation au second, avant de se faire sodomiser puis de s’endormir.

"Cet acte sexuel, c’est l’étincelle qui a mis le feu."

Sami A., qui nie d’abord tout rapport sexuel, est confondu par des traces de sperme dans le lit. Depuis le box des accusés, il dit de cet acte qu’il le "dégoûte" et qu’il ne "rentre pas dans sa tête". "C’est bien la conscience d’avoir eu une relation sexuelle avec un homme qui a favorisé le passage à l’acte, analyse Me Tewfik Bouzenoune. Il s’est haï à ce moment-là. Et ce sentiment de dégoût est exactement celui que l’on peut voir dans des dossiers de guets-apens homophobes." L’avocate de Fred, Me Selma Belharchi, estime aussi que "cet acte sexuel, c’est l’étincelle qui a mis le feu".

"Ça peut en faire partie, mais je ne crois pas que ce soit le déclencheur en lui-même", conteste l’avocat de la défense, Me Julien Rietzmann, qui évoque notamment le fait que Sami A. consommait “des stupéfiants de manière régulière et importante”. Dans sa plaidoirie, il reconnaît toutefois que son client a "mal vécu ce rapport sexuel" et qu’il avait de la "colère vis-à-vis de Fred et de lui-même".

Bain de sang

Pendant ce temps, Gaëtan passe plus de 50 minutes au téléphone avec son ami Philippe. "Il était très en colère contre Fred, se souvient ce dernier à la barre. Il m’explique qu’ils ont rencontré un homme dans le bus et que Fred est dans la chambre avec lui." Mais la conversation s’interrompt brutalement vers de 5h du matin après que Philippe a entendu un "cri strident".

La suite précise des événements est difficile à retracer. On sait que Sami A. poignarde Fred et Gaëtan avant de prendre la fuite avec de l’argent, ainsi leurs deux téléphones pour qu’ils ne puissent pas appeler au secours. Au procès, Fred expliquera s’être "réveillé avec une forte douleur au ventre", avoir remarqué que ses intestins sortaient de son corps et s’être évanoui. Il se rend ensuite dans le salon où il glisse sur des traces de sang. Sami A. le menace alors de "le planter une deuxième fois" s’il ne lui donne pas de l’argent. Il s'exécute et part se réfugier dans sa chambre avant d’appeler les secours depuis le téléphone fixe. 

Gaëtan, lui, fatalement poignardé au foie, s’est enfui en sautant du premier étage. Des traces de sang seront retrouvées dans la rue, où il est mort des suites de ses blessures. Vendredi 19 mai, Sami A. a donc été déclaré coupable de meurtre et de tentative de meurtre "en raison de commettre un vol et de favoriser la fuite". Mais une question subsiste au vu des différents témoignages et des réquisitions de l’avocate générale : pourquoi la circonstance aggravante d’homophobie n’a-t-elle, encore une fois dans ce type de dossier, pas été retenue ?

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Le mobile homophobe

Comme nous l'expliquions dans un article publié en avril 2019, c'est dès le début de l’instruction que le mobile homophobe n’avait pas été retenu, et ce malgré les dénonciations des proches de Gaëtan. "Le juge d’instruction n’a pas fait le choix de retenir cette circonstance alors qu’elle aurait pu l’être, reconnaît Me Selma Belharchi, l’avocate de Fred. Mais ça reste un élément clé de ce dossier et je pense que les jurés en ont tenu compte. Quand il décide de voler les victimes, c’est parce qu’elles sont homosexuelles. Et je crois que c’est le rapport sexuel qui déclenche ce passage à l'acte."

"En théorie, on se fiche de l’orientation sexuelle de la victime, sauf si cette orientation sexuelle devient un critère déterminant pour choisir sa victime ou induit un comportement qui conduit à tuer une personne", rappelle Me Tewfik Bouzenoune. Or, choisir ses victimes sur la base de préjugés homophobes devrait suffire à caractériser la circonstance aggravante. Reconnaissant que "ça peut être rageant de se dire que, tout en constatant que l’orientation sexuelle des victimes n’est pas indifférente aux faits qu’ils ont vécus, on ne retienne pas l’orientation sexuelle comme une circonstance aggravante", l'avocat tempère : "Ce sont des choix d’opportunité des poursuites et de qualification, pas des choix politiques. C’est déjà bien que l’on ait pu débattre dans ce dossier de la place qu’a pris l’homophobie dans le parcours et dans l’appréciation de la personnalité de l’accusé". Ce dernier dispose de dix jours pour faire appel de sa condamnation.

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Crédit photo : Pixinio