Tulsa, lieu d'un massacre raciste longtemps passé sous silence

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Tulsa, lieu d'un massacre raciste longtemps passé sous silence

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Le massacre de Tulsa, représenté dans la série "Watchmen".
Le massacre de Tulsa, représenté dans la série "Watchmen".
- HBO

Le massacre de Tulsa, survenu il y a un siècle, est devenu une date clé de l'histoire afro-américaine. En 1921, des émeutes ethniques éclatent dans cette ville de l'Oklahoma : la ville de Tulsa devient alors le lieu d'un massacre des Noirs par des Blancs.

Il a fallu un peu moins d'un siècle pour que le réel reprenne ses droits et que le massacre de Tulsa, longtemps gommé des livres d'Histoire, ne soit enfin raconté. Ce sanglant épisode, survenu lors d'émeutes ethniques perpétrées par les Blancs à l'encontre de la communauté noire dans la nuit du 31 mai au 1er juin 1921 à Tulsa, en Oklahoma, est dorénavant une date clé de l'histoire afro-américaine : un temps oublié de la mémoire collective, il est devenu un symbole prégnant de la volonté d'effacer, sciemment, certaines exactions commises à l'encontre de la communauté noire aux États-Unis.

Dans la campagne présidentielle clivante opposant républicains et démocrates en 2020, Donald Trump s'était d'ailleurs saisi de cet évènement traumatique dans ce qui était considéré comme une double provocation à l'encontre du mouvement de protestation Black Lives Matter : l'ancien président des États-Unis avait décider de relancer sa campagne à Tulsa même, le 19 juin 2020, alors même qu'il s'était illustré à plusieurs reprises par son soutien à peine dissimulé pour les suprémacistes blancs, constituant une partie fidèle de son socle électoral.

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"Ce n’est pas juste un clin d’œil aux suprémacistes blancs — il leur organise une fête de bienvenue !", avait d'ailleurs tweeté à ce sujet la démocrate la sénatrice démocrate Kamala Harris.

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Le lieu et la date alors choisis par Donald Trump n'avaient en effet rien d'anodin : le 19 juin célèbre, aux Etats-Unis, la commémoration de la fin de l’esclavage. Face aux réactions indignées, le président des États-Unis avait fait machine arrière et reporté son meeting au 20 juin... sans pour autant en déplacer le lieu, pourtant témoin d'un massacre il y a maintenant un siècle.

Des événements gommés de l'Histoire

Le massacre de Tulsa a longtemps été occulté de la longue liste d'exactions à l'encontre des Noirs qui émaille l'Histoire des Etats-Unis. Il n'a été "redécouvert" qu'au cours des années 1990, quand l'Etat de l'Oklahoma a créé une commission d'enquête pour faire la lumière sur ces événements.

Signe des temps, après des dizaines d'années d'un massacre passé sous silence, fin 2019, la série d'HBO Watchmen s'ouvrait sur cet épisode traumatique et situait son intrigue principale à Tulsa :

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Quelques jours plus tard, une équipe d'archéologues annonçait avoir découvert à Tulsa, à l'aide de radars, des anomalies qui pourraient bien être des fosses communes. Ces dernières pourraient permettre d'établir l'ampleur du crime commis en 1921. Longtemps établi à 45 victimes, il avait été ré-estimé entre 100 et 300 morts, selon un rapport de 2001 de la Commission d'Oklahoma sur les émeutes de Tulsa... et pourrait bien être plus élevé encore.

Le Journal de l'histoire
4 min

Le "Black Wall Street of America"

L'histoire du massacre de Tulsa débute pourtant par une banale altercation, dans une ville où les tensions raciales sont très fortes. Depuis 1915, la ville de Tulsa au centre sud des Etats-Unis est en pleine expansion, notamment grâce à la découverte de gisements de pétrole, qui ont attiré une importante communauté noire. La plupart d'entre eux vivent alors dans le quartier prospère de Greenwood. En plein développement, attirant des entrepreneurs afro-américains fortunés, il est surnommé à l'époque par la presse le "Negro Wall Street" (et est aujourd'hui plus couramment désigné par les termes "Black Wall Street of America").

En 1920, alors que la première guerre mondiale vient de se terminer, les vétérans sont revenus sur le marché du travail, et la rude concurrence attise un sentiment anti-noir. La résurgence du Ku Klux Klan, qui vient d'ouvrir une antenne à Tulsa, achève de nourrir les tensions entre les communautés.

Surtout, la ségrégation, si elle est illégale, continue d'exister. Tulsa est soumise aux lois Jim Crow, qui imposent une ségrégation de droit dans tous les lieux et services publics : les personnes noires n'ont pas le droit d'accéder aux bâtiments réservés aux Blancs.

C'est pour cette raison que le 30 mai 1921, Dick Rowland, un jeune afro-américain cireur de chaussures, âgé de 19 ans, entre dans l'ascenseur d'un immeuble où se situent les seules toilettes du quartier autorisées aux Noirs. Se faisant, il marche involontairement sur un pied de Sarah Page, une téléphoniste blanche de 17 ans – ou bien trébuche et s’agrippe à son bras, les sources divergent sur ce point. Le fait est que cette dernière pousse un cri. Un employé d'un magasin de vêtements à côté l'entend, avant d'entrapercevoir un homme noir fuir du bâtiment. Pensant que Sarah Page a été agressé, celui-ci appelle les autorités.

La police, en premier lieu, décide qu'il ne s'agit pas d'une agression, d'autant que Sarah Page ne souhaite pas porter de plainte. De son côté Dick Rowland est bien conscient qu'à une époque où des Noirs sont régulièrement lynchés sans réel motif, il est préférable de prendre la fuite et se réfugie à Greenwood, chez sa mère.

Tentative de lynchage

Le lendemain, deux officiers de police se présentent à sa porte et emmènent le jeune homme. En parallèle, le journal Tulsa Tribune publie un article à charge intitulé "Nab Negro for Attacking Girl In an Elevator" (Un Nègre attrapé pour avoir attaqué une fille dans un ascenseur) dans lequel Dick Rowland est accusé d'avoir agressé Sarah Page. Des témoignages précisent qu'une tribune du journal (jamais retrouvée, les copies du journal ayant été détruites) était intitulée "Lyncher un nègre ce soir" [en anglais].

Très vite, le chef de la police, après avoir reçu des menaces de mort à l'encontre de Rowland, ordonne qu'il soit transféré dans la prison la plus sécurisée de Tulsa, au Palais de justice. Alors que la police s'organise pour défendre le jeune homme et éviter un lynchage, une foule de personnes blanches commence à s'amasser devant le Palais de Justice et réclame que Rowland leur soit remis : le nouveau shérif, Willard M. McCullough, refuse net.

A peine un an plus tôt, un homme noir, Roy Betton, avait été arrêté par les autorités pour meurtre avant d'être extrait de prison par un groupe d'hommes armés, puis lynché. A. J. Smitherman, un éditorialiste du journal de la communauté noire, le Tulsa Star, avait alors écrit un article expliquant qu'aucun homme noir n'était en sûreté en prison, et qu'il convenait de prendre le problème entre leurs propres mains.

Concordance des temps
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La communauté noire de Greenwood ne s'y trompe pas et, craignant pour la vie de Rowland, organise des patrouilles armées en voiture pour effectuer des rondes à côté du Palais de Justice, dans une démonstration de force visant à prouver qu'ils ne comptent pas laisser se dérouler un lynchage sans riposter. Voyant des hommes noirs munis de fusils et pistolets, la foule blanche achève de s'armer à son tour, tentant au passage de réquisitionner, sans succès, les armes de l'armurerie de la Garde nationale. Ce sont maintenant près de 2000 personnes qui sont réunis devant le Palais de Justice pour réclamer qu'on leur remette Dick Rowland. Tard dans la soirée, 75 hommes Afro-Américains se rendent sur place et proposent leur aide au shérif, qui la décline.

Alors que les deux groupes sont sur place, un homme blanc demande à l'un des hommes noirs de lui remettre son arme. Le refus entraîne un premier coup de feu, sans qu'on sache qui a tiré le premier. La situation dégénère rapidement : la foule blanche se met à tirer sur les Noirs, qui répliquent. En quelques secondes, dix hommes blancs sont tués et deux hommes noirs gisent sur le sol.

Alors que les Noirs se replient vers Greenwood, ils sont poursuivis par une foule en colère, parmi lesquels on compte, entre autres, l'un des fondateurs de la ville de Tulsa, W. Tate Brady... également membre du Ku Klux Klan.

Panorama (restauré) du quartier de Greenwood en 1922, complètement détruit après le massacre de Tulsa.
Panorama (restauré) du quartier de Greenwood en 1922, complètement détruit après le massacre de Tulsa.
- Mary E. Jones Parrish

300 morts et un quartier rasé

Au cours de la nuit du 31 mai au 1er juin 1921, de nombres affrontements surviennent entre Blancs et Noirs, qui se sont retranchés dans Greenwood. Des incendies commencent à se déclarer.

A 5 heures du matin, les Blancs envahissent le quartier noir, également surnommé "Little Africa". Paniqués, les habitants tentent de prendre la fuite. Les incendies redoublent de plus belle, alors que les Blancs tirent sans distinction sur les Noirs tentant de résister et sur les familles, terrorisées, qui tentent de s'échapper. Certains des "émeutiers" pénètrent dans les maisons et contraignent les habitants à sortir avant de les arrêter pour les conduire en détention.

Une photo des incendies de Greenwood, sur laquelle est inscrit "Repousser les nègres en dehors de Tulsa, 1er juin 1921".
Une photo des incendies de Greenwood, sur laquelle est inscrit "Repousser les nègres en dehors de Tulsa, 1er juin 1921".
- Oklahoma Historical Society

Dans un témoignage retrouvé en 2015 et conservé au Musée national de l'histoire et de la culture afro-américaines de Washington, Buck Colbert Franklin, alors avocat résidant dans le quartier de Greenwood, faisait le récit des événements [en anglais] : "Des avions effectuant des cercles dans le ciel : ils croissaient en nombre, vrombissaient, dardaient et plongeaient bas. Je pouvais entendre quelque chose comme de la grêle tomber sur le toit de mon bureaux. Dans East Archer, j'ai vu le vieil hôtel Mid-Way en feu, brûlant depuis son sommet, puis un autre, et un autre, et un autre bâtiment ont commencé à brûler depuis leur sommet.
Des flammes effroyables rugissaient, s'échappaient et léchaient le ciel de leurs langues fourchues. La fumée montait dans le ciel en volumes noirs et denses et, au milieu de tout cela, les avions - maintenant une douzaine ou plus encore - vrombissaient et plongeaient ici et là, avec l'agilité naturelle des oiseaux.
Les trottoirs étaient littéralement recouverts de boules de térébenthine brûlantes. Je ne savais que trop bien d'où ils venaient, et je ne savais que trop pourquoi chaque bâtiment en feu avait d'abord pris feu par le haut. Je m'arrêtais et attendis un moment opportun pour m'échapper.
'Où est notre splendide brigade de pompiers, avec sa demi-douzaine de postes ? Me suis-je demandé. La ville est-elle en train de comploter avec la foule ?'"

Si la question de savoir si des avions ont bien lâché des bombes incendiaires fait encore débat aujourd'hui, il est en revanche certain que les pompiers, eux, n'ont pas pu intervenir, menacés par la foule blanche. Ce n'est qu'aux alentours de midi, le 1er juin que la Garde nationale parvient à rétablir l'ordre en instaurant la loi martiale.

Au lendemain des événements, le Tulsa Tribune comptabilise 68 morts afro-américains lors des émeutes, puis 176, avant de changer de version pour annoncer 21 Noirs morts et 9 Blancs morts. Les journaux de l'époque annonce des chiffres différents, mais le chiffre officiel restera, jusqu'en 2001, de 45 morts (36 Noirs et 9 Blancs)... Au total, ce sont en réalité entre 100 et 300 personnes, voire plus encore, qui trouvent la mort dans les massacres de Tulsa. Elles sont, dans l'immense majorité, noires. Plus de 800 personnes sont amenées à l'hôpital, alors que 6000 personnes noires restent détenues au lendemain des émeutes, certaines pendant plusieurs jours.

La Garde nationale emmène des prisonniers, blessés, à l'hôpital.
La Garde nationale emmène des prisonniers, blessés, à l'hôpital.
© Getty - Hulton-Deutsch Collection

Le quartier de Greenwood lui, a été quasiment rasé par les incendies : 131 entreprises, plusieurs églises, une école et le seul hôpital qui accueillait des Noirs ont été réduits en cendres, ainsi que 1256 maisons. Plus de 10 000 personnes, quasiment toutes afro-américaines, se retrouvent à la rue. Pour ces dégâts, estimés à plus de 2 millions de dollars (soit 32 millions de dollars en 2020), la communauté noire de Greenwood ne sera jamais dédommagée et devra reconstruire elle-même son quartier. Personne ne sera condamné, pas plus pour les incendies que les violences.

Pire encore, très rapidement, la mémoire collective blanche de Tulsa décide d'effacer cet épisode de son histoire, qui reste longtemps absent des manuels d'histoire à l'école. Livres d'histoire, journaux... Rien ne mentionne ces terribles événements et les quelques tentatives de mise en lumière de ceux-ci au cours des années 1970 sont empêchées.

Il faut attendre 1995 pour que le corps législatif de l'Oklahoma décide de créer la Commission des émeutes raciales de Tulsa, depuis renommée Commission du massacre racial de Tulsa... C'est elle qui, 75 ans plus tard, commence à enquêter et à faire la lumière sur ce massacre, en parvenant à localiser une cinquantaine de survivants noirs afin d'enregistrer leurs récits des événements. Près de 150 personnes les contactent également pour apporter leurs témoignages, comme le racontait le New York Times en 1999 [en anglais] : "Un employé de la société historique a raconté comment un homme noir vieillissant, qui avait tiré sur un homme blanc non-armé lors de l'émeute, pleurait toujours à chaque fois qu'il passait sur ces lieux. Une infirmière racontait, elle, qu'un homme blanc avait avoué sur son lit de mort qu'il avait tué de nombreux Noirs lors de l'émeute, et les avait enterrés près des voies ferrées... et qu'il recommencerait s'il le fallait."